Les grands entretiens – La maison soufie et Dervish Spirit 6

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Intérieur de la Maison soufie (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

« Des soufis et des hommes »,
épisode 6

Aller au spectacle, c’est participer à un cérémonial dont les codes doivent être respectés. C’est pourquoi, après avoir examiné quelques-unes des grandes spécificités spirituelles et musicales de l’art soufi, il nous intéressait de rentrer plus dans la fabrication technique d’un concert du Dervish Spirit : comment ce groupe, habitué à un double public de connaisseurs et d’ignorants, anticipe-t-il la réception de sa musique ? comment appréhende-t-il le fait de s’adresser à des non-musulmans perdus devant l’originalité de ce qui est, pourtant, au cœur des musiciens, tradition ? Pour le pénultième épisode de notre entretien au long cours, bienvenue dans les coulisses d’un spectacle soufi.

Enris et Abd el Hafid, lorsque le Dervish Spirit se produit hors des terres soufies, il rencontre un public qui doit faire l’apprentissage de votre musique. Pis ! Non seulement votre spectateur non-musulman doit découvrir les modes et les structures des morceaux, chantés dans une langue qu’il ne maîtrise pas, mais il doit aussi construire sa position et inventer des réactions appropriées ou supposées appropriées à ce type de musique : faut-il applaudir ? peut-on marquer le rythme quand le beat se met à groover ? convient-il au contraire de demeurer en silence comme lors d’une cérémonie religieuse à laquelle on ne comprend goutte ? Or, force est de constater que, sciemment, vous ne lui présentez aucun mode d’emploi qui lui économiserait une vague inquiétude et des tâtonnements polis…
Abd el Hafid Benchouk – Vous avez raison, c’est au public de savoir, de sentir, de tester.

Cette liberté, donc itou le malaise inquiet qui lui est consubstantiel, participent-ils de votre démarche spirituelle en signifiant, par exemple, que l’on peut aller à la découverte de l’autre sans nécessairement disposer de tous les codes au préalable ?
Mais ces codes dont vous parlez, ils s’acquièrent naturellement ! La musique se suffit, vous savez. Et puis, il faut le dire, à la Maison soufie, on est les champions du non-pensé. Tout ne s’exprime pas avec des mots. D’ailleurs, même entre nous, ça peut créer des p’tits problèmes, alors qu’il n’y avait aucun motif de tension à la base…
Enris Qinami – Je suis entièrement d’accord. Pour compléter, je dirais juste qu’il y a, par-delà le non-pensé ou en-deçà (ou les deux !), une pensée musicale qui se fonde sur la recherche d’une extase. Concrètement, nous commençons toujours de manière très douce, par des improvisations sans rythme que l’on appelle des taksims. Ainsi, le musicien qui joue du oud ou moi qui joue du sharqi, ou même le chanteur, bref, chaque interprète peut à la fois : explorer ses gammes et son environnement spatio-temporel et acoustique – ce n’est jamais deux fois le même contexte ; et sentir la réception ou pas – aucun public n’a les mêmes réactions qu’un autre. Or, cette phase qui peut semble anodine n’est pas qu’une mise en route pour les musiciens ; elle permet aussi des échanges très forts avec le public, car on met en évidence, chez lui, une maîtrise, une science. Pendant cinq minutes, on va improviser sur un luth ; on va changer de gamme avec des microtons, avec des rythmes qui ne sont pas écrits ; et nul besoin d’être un spécialiste pour comprendre que ce prélude n’est pas réalisé n’importe comment. Même s’ils n’ont jamais écouté de musique soufie, les gens sentent bien que l’on n’a pas pris un débutant dans la rue, ou juste un supertechnicien qui ne serait pas capable d’entrer dans le lâcher-prise que nous avons évoqué ; les gens sentent bien, aussi, que l’on n’a pas affaire à une rangée d’individus qui n’ont jamais pratiqué ensemble. Ainsi, les auditeurs découvrent que l’on a tâché de créer une harmonie avec des musiciens qui ont à la fois des connaissances spécifiques et une sensibilité qui leur permet d’oublier leurs connaissances – et ça, ça n’est pas donné à tout le monde. Alors, pourquoi devrions-nous exprimer par des mots ce qu’ils vont découvrir par eux-mêmes?

Pour vous, donner des « clefs d’écoute » perturberait cette phase d’apprivoisement réciproque entre le Dervish Spirit et l’assemblée.
Surtout, ça ne servirait de rien. Nous n’avons pas besoin de parler. Les gens n’ont pas besoin de savoir pour se laisser toucher. Je peux vous assurer que, durant cette première phase, il se passe beaucoup de choses dans le non-dit et la non-réaction. C’est un moment où le public n’applaudit pas et, la plupart du temps, ne bouge pas une oreille car il est complètement happé. Le fait qu’il ne sache pas le rend encore plus attentif. Il n’y a pas de convention pré-imposée, le mode d’écoute s’impose par l’évidence. Et, croyez-moi, ce n’est pas parce que le public ne réagit pas qu’il n’est pas touché dans son for intérieur.

Cette première phase est une sorte de péristyle temporel, de sas solennel marquant une faille ambiguë dans la chronologie : à la fois, le concert a commencé ; à la fois, il est en train de commencer.
Oui, il s’agit de préparer l’oreille et le cœur au chant à proprement parler. Néanmoins, cette même logique du non-dit s’impose pour la suite. Bien sûr, quand le chant va s’élever, vous pourriez me dire : « Mais on ne comprend rien ! » Il est vrai que, en France, souvent, notre public n’est pas majoritairement arabophone, turcophone, albanophone ou persanophone. Donc, d’accord, sauf quelques exceptions, il ne va pas comprendre les mots ; et toutefois, cela ne va pas l’empêcher d’être touché par une langue inconnue, car dans cette non-connaissance, demeure quelque chose du connaissant.

Comment pouvez-vous considérer que le public qui ne connaît pas la langue la connaît malgré tout ? Dans l’art lyrique, par exemple, c’est presque facile : même si l’on ignore le hongrois, des sous-titres guideront notre intelligence à bon port dans Le Château de Barbe-bleue. Puis, on a pu découvrir le livret en amont. Lors d’un concert du Dervish Spirit, point de livret et point de sous-titrage !
Tout ne se réduit pas aux connaissances acquises, Bertrand. La vérité, c’est que, même si le public ne connaît pas la langue dans laquelle nous chantons, peut-être encore plus parce qu’il ne la connaît pas, il reconnaît l’émotion.

Comme quand on aime une chanson anglophone alors qu’on ne comprend pas la moindre bribe des paroles ?
C’est beaucoup plus que cela ! Sans forcément se le formuler de manière aussi tranchée, le spectateur qui écoute un concert soufi sent que les langues ont un supplément d’âme. Par exemple, l’arabe est la langue sacrée par essence, le persan est la langue de la poésie par excellence. Il suffit de chanter dans ces langues pour susciter des vibrations puissantes. Dans les parties plus rythmiques et plus festives – quoi que la festivité demeure toujours sobre –, cette intuition va permettre – ou pas, selon les sensibilités – à chacun d’être plus soi-même, de s’exprimer plus pleinement en applaudissant, en se levant, en souriant, en pleurant… Oui, j’ai vu des gens pleurer. Parce que la musique a touché le corps ; puis elle a touché l’âme ; puis elle a touché l’esprit.

Pourquoi ne pas faciliter ce triple objectif en expliquant ce que vous chantez ?
Peut-être parce que l’incompréhension, ce n’est pas ne pas se comprendre : on peut ne pas comprendre les mots et être sensible à l’intention ou aux vibrations. Pourtant, ce n’est pas un calcul de notre part. À dire vrai, on ne s’est jamais posé la question.
Abd el Hafid Benchouk – Et puis, parfois, on traduit. Ce n’est pas systématique, ni d’un côté, ni de l’autre.
Enris Qinami – Si on sent qu’il y a des choses à préciser, on les précise. C’est au feeling, mais jamais dans un feeling pédagogique au sens directif de l’expression. En concert, je n’explique jamais directement ce que je fais ou ce que j’aimerais faire passer. Jamais. Ça ne me viendrait pas à l’esprit. En revanche, à certains moments, je ressens la nécessité de dire quelque chose. Toutefois, là encore, dire quelque chose, ce n’est pas forcément dire l’essence de la chose. L’essence, nous avons essayé de le transmettre par le chant, par les instruments et par la danse. Par conséquent, ce que l’on dit doit ou compléter ce qui vient d’être accompli, ou éclaircir tel point particulier, ou accentuer le doute parce que le doute est fécond en questionnements. Dans tous les cas, je le fais toujours de manière spontanée.

Encore ce non-pensé évoqué à l’instant…
Oui, nous avons voulu nous libérer des schémas trop classiques qui nous étouffent et ne correspondent pas à notre projet artistique et spirituel.

Pourtant, une explication directe s’impose parfois. Ainsi de l’introduction du dernier chant…
Abd el Hafid Benchouk – Ah ben oui, sinon, on ne rentre pas dedans !

Je dirais au contraire : on peut rentrer dans ce chant-ci, car la musique est entraînante, bouclée, fondée sur des séquences très lisibles…
AeHB  – Sauf que tu ne peux pas répéter une parole que tu ne comprends pas.

En l’espèce, « la ilaha illalah » que vous présentez comme « la traduction universelle, pour les soufis, de la quête humaine d’Absolu ». Mais cette introduction parlée ne révèle-t-elle pas que, sous des dehors spontanés, votre relation au public est beaucoup moins non-pensée que vous l’affirmez ?
Enris Qinami – En effet, elle est à la fois pensée et non-pensée, de même que notre musique est intuitive mais très encadrée ; et c’est ce mélange qui doit se ressentir lors du concert, parce que le concert est à la fois un moment et un lieu de rencontre. Une anecdote : comme je vous l’ai dit, nous avons joué à l’oratoire du Louvre, où le public était majoritairement protestant et ignorant de notre musique. Notez que cette ignorance est relative ! Souvent, en France, on sait ce qu’est l’appel à la prière, que l’on utilise parfois pendant les concerts du Dervish Spirit ; souvent, on a vu des images de derviche tourneur : nous ne dévoilons pas au public une terra complètement incognita ! Parfois, donc, on connaît notre musique et nos traditions sans savoir qu’on la connaît. C’était le cas à l’Oratoire. Or, à la fin, un monsieur d’un certain âge m’a beaucoup touché quand il m’a dit : « C’est tellement beau ce que vous faites, on aimerait que tous les musulmans soient comme vous. » Que pouvais-je lui répondre ? Je suis un musicien soufi, quoique de formation classique. Je ne suis responsable que de moi…

Cette réaction illustre aussi le non-dit qui entoure vos prestations dans les lieux chrétiens.
Comment ça ?

Inviter des musulmans à jouer leur musique dans une église, c’est polémique.
Mais pourquoi ?

Oh, si vous voulez que je mette les pieds dans le plat, moi, ça me va ! Voici trois inquiétudes qui traversent les récriminations que j’ai recueillies lorsque j’ai rendu compte de votre concert. Inquiétude numéro un, aux oreilles de certains fidèles, la venue d’un groupe musulman dans une église résonne des exactions de criminels musulmans contre des chrétiens du Proche et Moyen-Orient ou d’Afrique. Inquiétude numéro deux, il y a une asymétrie entre des chrétiens toujours accueillants (si, si) et des musulmans ligués entre eux, qui profitent de la faiblesse gnangnan des chrétiens pour les écraser.
Les écraser ?

Je n’ai pas fini : inquiétude numéro trois, les musulmans sont sur le point de submerger la France ; est-ce bien raisonnable d’assurer leur promotion dans une église chrétienne ? (Voilà, vous vouliez des pieds dans le plat, je pense que je pouvais difficilement faire plus explicite !)
Ah bon ? C’est intéressant, ce que vous dites. Je ne me suis jamais rendu compte.

Du coup, on peut avoir l’impression que, parfois, on cherche à ménager les islamophobes sensibles : comme on l’a signalé au cours de cet entretien, l’on vous présente non comme fidèles d’une religion mais d’une spiritualité, ce qui est à la fois vrai et hypocrite de la part des communicants ; et vous êtes exclusivement appelés « soufis », le mot « musulman » étant effacé. D’un côté, on vous accueille, mais on propose une image sépia pour ne point heurter le bourgeois…
Bon, il est vrai que la langue française peut prêter à confusion. Par exemple, dire que nous venons exécuter des chants musulmans, je trouverais ça éminemment réducteur. Notre répertoire n’est pas toujours lié, en soi, à la religion musulmane. Il prend toujours appui sur la tradition de l’islam, mais le terme de « musulman » ne recoupe que partiellement sa vraie nature. Vous remarquerez que c’est la même chose pour les chrétiens – je suis désolé, je vous livre une impression très personnelle. Quand j’entends un groupe qui dit : « On va faire des chants chrétiens », ça me gêne. Je pense qu’il y a d’autres façons de présenter des chants chrétiens ou des chants musulmans.

Pour les chrétiens, au moins pour le « rock chrétien », l’épithète sert souvent, d’une part, de label marketing visant à fédérer une « communauté » moins intéressée par la religion que par l’appartenance à un groupe ; et, d’autre part, dans ce contexte aussi taxé de « pop louange » dans l’Hexagone, l’étiquette sert d’excuse à une musique indigne, assortie de paroles ineptes et exécutée par des pseudo-artistes sans technique, talent ou savoir-faire scénique – voilà, ça aussi, c’est dit. Au contraire de cet exemple qui fait la honte de tous les chrétiens sensés (il y en a), vous, vous essayez de marier spiritualité et recherche musicale sans vous abriter derrière le hashtag #musiquemusulmane.
Je pense que votre question pourrait être reformulée ainsi : est-ce que nous faisons de la musique identitaire ?



En effet, vos questions sont aussi judicieuses que vos réponses !

J’espère que nous faisons plutôt une musique qui élève celui qui l’entend, peu importe sa confession ou sa non-confession. C’est pourquoi nous discutons ensemble : il ne s’agit pas de présenter les choses autrement, pour les rendre acceptables ou présentables. Nous cherchons simplement à les présenter avec plus de délicatesse. L’objectif est double : vivre ensemble dans un espace laïc, en connivence, en respect et en paix ; nous interroger nous-mêmes sur ce que nous représentons et ce que nous véhiculons. Bien entendu, cela ne résoudra pas les questions éternelles de la philosophie religieuse, comme « Qu’est-ce que c’est, être un musulman ? » ou « Qu’est-ce que représente le vocable “musulman” pour telle ou telle catégorie de personne ? ».

Le Dervish Spirit ne tient pas à se faufiler dans les venelles sinueuses qui constituent le labyrinthe identitaire…
Absolument, nous n’aimons pas et nous ne voulons pas rentrer dans ce genre de problématique. Pas pour fuir les questions que chacun est en droit de se poser ; mais l’affaire est tellement vaste que l’on ne peut y répondre au débotté de façon pertinente.

Surtout pour vous qui travaillez à plein le dit et le non-dit…
Et pour cause ! Prenez le mot « soufi ». Il est surtout utilisé en Occident, et il est assez juste car c’est un mot traditionnel. Ce n’est pas un mot fabriqué pour l’aujourd’hui ; et ce n’est pas un mot qui exclut les soufis de l’islam. C’est un mot qui annonce tout de suite les spécificités de celui qui se revendique soufi, donc quelqu’un dont la sensibilité mystique est appuyée sur tout le contexte historique et rituel que nous avons hérité de notre tradition. Donc, non, nous n’exécutons pas des « chants musulmans » ; en revanche, si quelqu’un nous demande si l’on est musulman, on le dira. Et puis, vous savez, de nos jours, les sources sont plus accessibles que naguère pour qui veut se documenter ; par conséquent, les gens savent, s’ils souhaitent le savoir, que les soufis ne sont pas en dehors de l’islam. Ce n’est pas une nouvelle religion !
Abd el Hafid Benchouk – Mais c’est vrai que les gens savent que les soufis sont sympa !

Bon sang, mais c’est bien sûr ! Pourquoi avoir poursuivi un aussi long entretien alors qu’il suffisait de dire : « Les soufis, c’est des gens sympa ; ils font une sorte de techno acoustique ; ils kiffent la danse, mettent l’ambiance partout où ils passent et, en plus, si tu vas les voir, ils t’offrent un café délicieux » ?
Enris Qinami – Peut-être parce que le but était de réfléchir ensemble ?

Peut-être, oui ! Et puisque nous avons plutôt bien réfléchi, je trouve, il est temps d’envisager le dernier volet de cette entrevue : l’esprit toujours alerte, nous essayerons d’y dessiner les perspectives qui s’ouvrent devant le Dervish Spirit pour 2019-2020… et plus si affinités.