Les grands entretiens – La maison soufie et Dervish Spirit 3

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Enris Qinami. Photo : Bertrand Ferrier.

« Des soufis et des hommes »,
épisode 3

Après que, parmi d’autres messages nauséabonds, nous avons appris que « les Occidentaux qui se la jouient (sic) soufi sont des impuissants », nous continuons avec une fermeté inentamée notre entretien avec le Dervish Spirit et son mentor, le guitariste-mais-pas-que Enris Qinami. Nos lecteurs le savent, s’en doutent ou s’en balec (verbe ultradéfectif, en fait indéclinable), nous ne sommes ni soufi, ni musulman – quant à mon impuissance ou le contraire, rigoureusement ma mère m’a interdit d’en parler ici. Cela étant, pourquoi le nier ? Les ires impétueuses nous sédimentent, si besoin était, dans notre curiosité. Déjà parce que, quoique Occidental, nous ne la jouons ni ne la jouissons soufi, donc ça nous captive d’écouter ce qui nous est à la fois proche géographiquement et étranger intellectuellement puis artistiquement ; ensuite parce que nous sommes touché que, au lu de cet entretien, l’on s’inquiète pour notre santé – si l’on se peut permettre un jeu de mots, pourvu que ça dure ; enfin parce que, ben, tant qu’il m’en reste, je fais c’que j’veux avec mes ch’veux, non mais.
Pour rappel : après le succès du groupe de Saint-Ouen lors de la Nuit de la collégiale, des vitupérations – déjà – s’étaient élevées contre la présence d’un groupe musulman donnant un concert de chants traditionnels musulmans dans une église française. Cela nous avait incité à approfondir la question avec les intéressés, qui ont accepté de me recevoir. Après avoir présenté brièvement quelques aspects du soufisme, puis avoir tenté d’esquisser la place de l’art dans le soufisme, il était temps de s’intéresser à la conception de l’art soufi par le Dervish Spirit. Vous allez le voir : sous des dehors posés, réfléchis, précis, la conversation prouve, au détour d’un chemin, que ça balance pas mal, à Saint-Ouen aussi, ça balance pas mal.

Enris, dans le précédent épisode, vous nous avez présenté la diversité de l’art musulman en général et des arts soufis en particulier. Peut-être est-il temps d’être encore plus spécifique et de se demander quel art vous développez en tant que soufi au sein de la Maison soufie de Saint-Ouen, mais aussi en tant que musicien faisant le lien entre tradition, modernité et essence de la spiritualité.
Merci beaucoup pour cette question, car elle est vraiment essentielle. Depuis trois ans, il se trouve que je suis presque quotidiennement à la Maison soufie afin d’œuvrer dans la dynamique qui l’a fait naître et croître. Toutefois, en préalable, je souhaite donner mon modeste point de vue sur ce j’ai cru comprendre, en tant qu’artiste, sur les notions de modernité ou de modernisme, de traditionnalité ou de tradition, quoi que ce sujet ou cette querelle, ça dépend, remonte à Aristote, Socrate et Platon. Nous – et je dis « nous » car je ne suis pas seul à penser ce qui suit – sommes beaucoup à être affectés par la pensée de René Guénon, l’un des plus grands mystiques du vingtième siècle. C’est un Français qui a vécu pratiquement toute sa vie en Égypte, est devenu un grand maître soufi et a défini la Tradition comme quelque chose qui englobe toutes les traditions. La Tradition, c’est la transcendance qui, par la présence divine, a été donnée en dépôt à toute l’humanité. C’est donc une forme d’art et de pensée qui englobe toutes les formes. Elle est toujours en lien avec la révélation divine. Quand on pense de façon traditionnelle, quand on mange, s’alimente et se nourrit de façon traditionnelle, on est toujours en lien avec ce qui a été laissé en dépôt à l’humanité par la présence divine.

Par cette inscription dans la Tradition, vous vous sentez en relation avec votre dieu.
Oui, nous sommes en lien avec Dieu grâce à la tradition prophétique. Rendez-vous compte que la Tradition est vieille comme la création ; et, même dans ce monde en apparence moderne, elle peut prendre sens parce que, en islam, l’essentiel, c’est l’intention. L’intention prévaut aux actes, peut-être parce que l’humain est imparfait par nature ; dès lors, il ne parvient pas toujours aux résultats qu’il escomptait au départ. Or, quand, au départ, l’homme a une intention noble, louable, généreuse, empreinte de miséricorde et d’amour, l’acte devient secondaire.

Cela a un rapport direct avec le projet artistique.
En effet ! Puisque l’acte artistique que nous posons est en lien avec la tradition que nous avons reçue, l’art devient traditionnel. Un art moderne procède à rebours. Il met l’humain au cœur de l’action, et non pas Dieu. Au lieu de penser à une verticalité qui va nous relier avec le transcendant – Dieu, source de la miséricorde et de l’amour universel –, l’art moderne suit une courbe humaine, horizontale. C’est une pensée attestée depuis longtemps en Occident.

Ne pensez-vous pas qu’elle a apporté beaucoup de nutriments à l’art, complémentaires des nutriments traditionnalistes ?
En tout cas, ce n’est pas forcément la forme d’art qui nous semble la plus estimable, ni celle dans laquelle nous souhaitons nous exprimer.

Sans surprise, l’art soufi est donc un art fier de ses traditions et soucieux de s’inscrire dans la Tradition, par opposition aux arts modernes.
Permettez-moi d’insister sur ces deux pôles, parfois antagonistes, que sont le fond et la forme. Exceptionnellement, la forme artistique peut être moderne. Du coup, même quand le fond est traditionnel, en voyant ce qui se passe, on a l’impression, de l’extérieur, que c’est moderne.

Une tenue vestimentaire, par exemple ?
Pourquoi pas ? Ça peut aussi être un instrument d’aujourd’hui, ou une façon très moderne de penser l’art. Reste que le fond doit être traditionnel.

Pouvez-vous illustrer cette affirmation ?
Eh bien, quand on va en Inde, on est tous saisis en voyant, dans les grandes villes comme Bombay et Dehli, des gratte-ciels bien plus nombreux qu’en France. En Chine, même phénomène : on voit tous les passants liés à leur téléphone de dernière génération. Pourtant, lorsque l’on a la chance de côtoyer ces habitants quelque temps, on s’aperçoit qu’ils vivent dans un monde beaucoup plus traditionnel que moderne. Ainsi, ils vont utiliser le téléphone différemment de nous. Ils vont s’habiller de façon moderne et, cependant, dans leur sociabilité familiale et individuelle, ils vont penser de façon traditionnelle. C’est un point fondamental : l’extérieur, c’est une chose ; l’intérieur, c’en est une autre. Tout ce que les yeux voient ne correspond pas à la réalité. Le petit prince ne disait-il pas que l’essentiel est invisible pour les yeux ?

À la Maison soufie, artistiquement et pas que, vous revendiquez, défendez et illustrez une  forme traditionnelle.
Comprenez-nous bien : notre but principal est spirituel, et…

À votre tour, permettez-moi de vous interrompre et d’être provocateur. J’ai l’impression que, de même que « soufi » peut être utilisé çà et là de manière monolithique pour ne pas employer « musulman », « spirituel » tend à masquer l’épithète « religieux ».
Je veux vous répondre à travers mon expérience. Dans une maison spirituelle, la finalité ne peut être que de se parfaire spirituellement, de se rapprocher de la présence divine tant par les actes en quelque sorte obligatoires, comme la prière et le jeûne, que par les actes de bonne volonté et de bonne foi.

Qu’en est-il de votre démarche artistique ?
Sur ce plan, à la Maison soufie, nous avons voulu, autant que possible, revivifier la tradition. Pour la partie musicale, étant moi-même guitariste de formation classique (une autre forme de tradition !), dès la naissance du Dervish Spirit, donc il y a trois ans, un peu avant la Maison soufie, j’ai renoncé à mon jeu de guitariste classique dans le groupe et dans la musique que j’interprète.

Pourquoi ?
J’étais pleinement conscient que la guitare moderne ne me donne ni cette profondeur, ni cette palette de timbres que j’ai avec mon instrument traditionnel, ni la division dans les frettes pour le ga, ni l’esprit… Aussi ai-je d’emblée voulu jouer avec l’instrument qui est le frère de la guitare et que j’appelle en rigolant la guitare des Balkans car elle vient de ma région d’origine. Nous l’appelons sharki ; en Turquie, ils l’appellent saz ; en Perse, elle a nom setar…

En gros, il s’agit d’une sorte de luth à manche long.
En réalité, peu importe le nom. Ce qui compte : c’est un instrument différent de la guitare et néanmoins très proche. Lorsque l’on a travaillé le répertoire présenté à la collégiale de Montmorency – magnifique moment dont je garde encore le souvenir –, tout le long de la transmission au groupe – car, enfin, le répertoire n’est pas né comme ça sous nos doigts : on l’a travaillé, comme tous les musiciens, on a répété, même si on sait bien que les musiciens ne font jamais deux fois la même chose ! –, j’ai tenu à ce que nous travaillions oralement. De fait, le répertoire que nous avons présenté est un répertoire oral. Il a pu être écrit pour être divulgué et toucher plus de public Alors, oui, on a noté musique et paroles pour ne pas les oublier ; mais les chants que nous avons présentés n’en ressortissent pas moins d’une tradition orale. Et quant aux chants de la tradition ottomane, donc très écrits, ils ont été fixés comme dans le jazz, donc sous une forme qui permet la liberté de l’improvisation. Dans la phrase, le rythme, l’harmonie et jusqu’à la mélodie peuvent être modulés à la guise de l’interprète.

Un peu à l’instar de la musique savante avant la fixation « classique ».
Oui, on sait très bien comment la mutation s’est installée entre la Renaissance et le baroque.

Donc vous vous revendiquez d’une forme traditionnelle, quitte à interpréter les chants comme jamais personne ne les a interprétés avant vous.
Nous respectons la forme traditionnelle : nous jouons des instruments traditionnels, nous nous habillons de façon traditionnelle, nous apprenons les morceaux de façon traditionnelle… et nous les jouons de façon tout aussi traditionnelle. Un exemple : quand on joue, on préfère se mettre en tailleur. Les rares fois où l’on s’est mis sur des chaises car il n’y avait pas d’alternative, on a tous senti, à la fin du concert, que quelque chose s’était faussé. Tout le monde l’a éprouvé : ce n’était pas un concert semblable à ceux que nous avions l’habitude de donner.

L’on peut comprendre que la posture d’un musicien, classique, traditionnel ou moderne, influe sur son jeu. Jouer du piano debout, c’est peut-être un détail pour vous mais, pour le pianiste vertical, ça veut dire beaucoup.
Vous avez raison, Bertrand, la position est trrrès importante. Chaque musique a sa propre position.

C’est quelque chose que vous devez ressentir d’autant plus forte que vous êtes guitariste de métier.
Il est certain que la guitare, on peut la jouer de mille et une façons. Et cela s’applique à la musique soufie : quand on la joue traditionnellement, en tailleur, il se crée des émotions et des atmosphères que jamais l’on ne pourrait susciter en étant assis sur une chaise.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Déjà, en étant en tailleur, on se rabaisse. On se met plus bas que le public ou plus bas que l’artiste a l’habitude de se mettre. Donc c’est une position qui appelle aussi à l’humilité. Ensuite, c’est le rapport à la Terre qui se joue.

Comme en boxe thaï, où le combattant a les pieds ancrés au sol à cette fin, vous vous connectez aux énergies telluriques ?
Les énergies telluriques sont essentielles. Au sol, contre le sol, ça n’a rien à voir avec ce qui se passe dans les hauteurs. Quand on monte pour jouer de l’orgue, les sensations doivent être totalement opposées !

Assis en tailleur, pardon pour le prosaïsme, ça doit être compliqué pour un musicien, non ?
Il faut accomplir un travail corporel à proprement parler, c’est évident. Cette posture exige une certaine maîtrise de son corps pour tenir une demi-heure ou une heure et demie. C’est vous dire combien le corps, dont nous parlions au début de l’entretien, nous a aidés à interroger physiquement notre projet de revivifier l’art traditionnel tout en le gardant le plus fidèle possible à la tradition. Je constate à regret que beaucoup de groupes, dans la musique soufie, ne vont pas œuvrer selon ces principes. La pensée moderne peut parfois chercher à s’imposer au détriment de la forme traditionnelle. Il suffit de voir les chansons d’Oum Kalsoum : c’est magnifique, mais l’orchestre qui l’accompagne est un orchestre à l’occidentale, aussi bien dans la forme – tous en costard nœud pap’, assis sur des chaises, alors que je suis sûr que, quand les gars rentraient chez eux, au moins pour la prière du vendredi, ils devaient mettre la djellaba – que dans le fond. Il faut se méfier de cette volonté d’occidentalisation.

Le compagnonnage de l’Occident avec la musique orientale, dont vous dénoncez les effets pervers, n’est pourtant pas chose nouvelle…
Certes non : voilà des siècles que l’occidentalisation menace la musique traditionnelle. Il n’y a là rien de récent, contrairement à ce que l’on croit, de même que l’art oriental a enrichi, par la connaissance ou les fantasmes, l’art occidental depuis des siècles ! Ces deux grands centres qui n’ont cessé de se côtoyer, de s’enrichir, de se frictionner, parfois de se rejeter, hélas, dans les moments de tension, ces deux grands centres se connaissent et se côtoient depuis des millénaires. Il est d’autant plus regrettable que beaucoup de groupes, même dans les pays dits d’Orient, ne prennent pas  en considération l’ensemble des problématiques que nous venons d’évoquer.

Allez, un exemple ?
Oh, c’est très simple : certaines grandes écoles de oud, à Damas, au Caire, à Alep, à Rabat, à Alger, dans les grandes villes du Moyen-Orient au Maghreb, forment des virtuoses exceptionnels ; mais quand on connaît un peu mieux ces musiciens, on sait qu’ils sont devenus ce qu’ils sont grâce à un mode de travail complètement moderne et occidentalisé. En clair, ils ont appris tout de suite avec la partition, et ils ne savent pas souvent faire autre chose qu’interpréter ce qui est écrit. Même s’ils ont parfois développé des capacités d’improvisation, ce n’est pas la même démarche que quelqu’un qui a appris oralement, pour qui le support n’arrivait qu’en seconde instance, afin de compléter ce que l’oralité ne lui avait pas fourni, pour s’ouvrir à certaines choses, à certains schémas visuels… C’est pourquoi dans beaucoup d’orchestres, même soufis, surtout quand ils viennent des pays d’Orient, les artistes sont habillés à la façon occidentale et jouent sur des chaises. Donc les sujets dont nous parlons ne sont pas forcément à l’ordre du jour partout, alors que l’on n’imagine pas la musique indienne s’émanciper du cadre qui appartient à cette tradition, sans cithare, sans costume ! De même, au Pakistan, dans certaines aires, la pensée traditionnelle englobe tout.

Enris, insinuez-vous que l’habit fait, sinon le moine, du moins le musicien soufi ?
Oui et non. Il ne s’agit pas de s’habiller de telle ou telle façon pour marquer sa différence. Toutefois, l’habillement, comme la posture, comme la pensée, fait partie d’un tout.

Abd el Hafid Benchouk – Je vous préviens, si je laisse parler Enris, vous n’avez pas fini de l’écouter ! Mais, là, il est temps pour une pause café.

C’est une transition idoine pour une quatrième partie. Jusqu’à présent, nous avons évoqué le soufisme, puis l’art, puis la pratique de l’art. Je pense que ce serait intéressant de parler, dès le prochain épisode, de la réception : j’ai tendance à imaginer que, quand vous jouez pour vos coreligionnaires, vous ne jouez pas pareillement que quand vous jouez dans une collégiale – mais vous m’en direz plus sur ce point ; et cela nous conduira, de fil en aiguille, à interroger ce que cela veut dire, ce que cela cherche à signifier, ce que cela implique aussi pour vous que de jouer dans des lieux de culte (ou non) non-musulmans. J’en conviens, cela mérite une pause café, d’autant que – ceux qui ont visionné votre entretien évoqué dans le précédent épisode le savent –, faire le café, pour vous, Enris, est tout sauf un acte anodin.