Les grands entretiens – Jean-Nicolas Diatkine 6
Après cinq défis, le mystère Jean-Nicolas Diatkine demeure, ce qui est bon signe, mais le sens et la portée de sa geste artistique s’affinent. Le sixième défi, qui conclut la rencontre, bombarde l’artiste de questions associant
- musique et vie,
- analyse et pratique,
- Jean-Nicolas et Diatkine.
Fraîche spontanéité et culture gargantuesque s’associent dans le propos de l’artiste, à la fois
- pétillant,
- accessible et
- ponctué de punchlines ravageuses.
Bienvenue, une sixième et dernière fois pour la série, dans un aperçu de la pensée d’un virtuose réfléchi qui, comme Hölderlin au terme de Hypérion, pourrait sans doute conclure cette saga ainsi :
« Les artères qui partent du cœur y reviennent. Tout n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle.
Ainsi pensai-je. J’en dirai plus une autre fois. »
(Johann-Christian-Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’ermite de Grèce, trad. Philippe Jacottet [1965], Gallimard, « Poésies » [1973], 2019, p. 240.)
Pour les nouveaux et les gourmands, le début de l’entretien est disponible en cinq clics.
- Se comprendre et comprendre une œuvre
- Se construire et construire un programme
- Se déployer et déployer une interprétation
- Se découvrir et découvrir de nouveaux horizons
- Se trouver et trouver les autres
Défi 6.
S’envoler et envoler le public
Pour conclure cette rencontre, j’ai préparé sept questions variées, peut-être même sturapides, c’est-à-dire stupides et rapides à la fois – Nora Lakheal a été la première à subir cette torture.
Prometteur…
Première question : à propos de la sonate Appassionata de Beethoven, que vous interprétez dans votre dernier disque, vous dites que cette œuvre « recèle une joie profonde, celle que l’on éprouve lorsque l’on triomphe de soi-même ».
Je confirme.
« Beethoven, c’est moi »
D’où ma question : que combat Jean-Nicolas contre Diatkine afin de triompher de lui-même ?
La colère.
La vôtre ou celle de Beethoven ?
C’est la même… ou, plutôt, je me reconnais dans celle que Beethoven exprime dans le troisième mouvement de sa Vingt-troisième sonate.
Après l’avoir incarnée dans votre dernier disque, pouvez-vous nous raconter la colère diatkino-beethovénienne ?
Elle est introduite par une magnifique septième diminuée, puis elle monte jusqu’à devenir gigantesque. Elle traverse le compositeur très brutalement, alors que (et parce que) l’on sort d’un moment de très grande tendresse. On sent que le gaillard est allé puiser dans un domaine qu’il ne fréquente pas souvent dans sa vie quotidienne. C’est ce qui rend encore plus fascinant cet élan de douceur quasi extatique.
Est-ce une exception dans l’œuvre pour piano de Beethoven ?
Le seul élément symétrique, dans le domaine de la tristesse, c’est le troisième mouvement de la Hammerklavier, où il est dans la même sphère mais dans son versant obscur. Dans l’Appassionata, après la tendresse, on découvre clairement un sentiment de trahison. Tout le monde connaît ça. Cette impression d’être en confiance qui se fracasse sur l’évidence que l’on est berné, ça peut provoquer des tsunamis incontrôlables… notamment chez Beethoven !
D’autant que l’homme n’était pas un rigolo…
Attention, il pouvait être très sympathique, mais il battait ses domestiques, et il ne faisait pas semblant. Je crois même qu’il s’est battu avec ses frères. Donc je pense qu’un choc violent lui arrivant par surprise a dû susciter en lui une colère incommensurable. Ça, n’importe qui peut l’éprouver. En revanche, arriver à formaliser cette fureur et lui donner une telle forme a dû nécessiter un combat incroyable. Imaginez le paradoxe : arriver à exprimer l’émotion sans la dénaturer tout en lui assurant une construction d’une solidité irréprochable. Être allé au bout de cette entreprise représente, à n’en pas douter, un tour de force qui signe le génie d’un compositeur.
« Retrouver chez Beethoven ce que l’on a éprouvé, c’est miraculeux »
Cette certitude est-elle le résultat d’une analyse ou d’une longue fréquentation de la pièce ?
Les deux. La partition s’étudie et permet de comprendre ; mais, en la jouant, on fait mieux que comprendre, on sent. Hélas, trop souvent, emporté par cette urgence, par ce bouillonnement, on joue trop vite, ce qui écrête les sommets. Arrivé à une grande vitesse, on ne sent plus le relief. Il a disparu. Le paysage défile trop vite. C’est dommage car, en suivant le texte, on voit avec quel soin Beethoven a construit son drame comme une véritable pièce de théâtre.
Avec une chute inattendue !
Oui car, au moment où le compositeur a réussi à sublimer la forme qu’il s’est imposé à lui-même, l’œuvre débouche sur une coda en La bémol qui exprime une évidente satisfaction. À ce moment-là, on sent qu’il – donc nous à travers lui – a réussi à triompher de soi-même. À ce moment-là, on a réussi à se dompter. Là, on peut se lâcher. Par conséquent, là, Beethoven lâche tout. La frénésie s’impose. Avec elle apparaît le vrai Beethoven. Celui qui n’a plus besoin de se maîtriser parce que, c’est bon, il a vaincu. À tout le moins, c’est mon interprétation.
Cette poétique musicale vous inspire-t-elle dans votre vie ? En d’autres termes, est-ce le combat beethovénien qui nourrit votre vie ou est-ce votre vie qui nourrit votre compréhension de Ludwig van Beethoven ?
Hum, plutôt la seconde hypothèse. Quand on a vécu certaines situations, on comprend. On devient même reconnaissant d’avoir vécu ces situations. Sans elles, on n’aurait pas compris ! Si, dans ma vie, je n’avais pas vécu certaines situations, je n’aurais pu jouer l’Appassionata en la vivant. En m’y reconnaissant. En disant : c’est vrai, ce que je raconte. Je m’y retrouve. Beethoven me parle. Parle de moi. Victor Hugo le stipulait, dans la Préface des Contemplations [dont un exemplaire est ouvert sur le piano de l’artiste, ce 14 avril 2021] :
« On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !
Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum. »
Ça, c’est exactement ce que je ressens quand un compositeur a exploré des situations émotionnelles que j’ai traversées. J’ai l’impression qu’il parle de moi ; et, quand je fais la jonction, c’est miraculeux !
Pourquoi ?
Parce que je n’aurais pas pu inventer un langage comme ça. Je n’aurais pas su exprimer ce que j’avais ressenti. Beethoven l’a fait pour moi et, aujourd’hui, je peux porter cette émotion.
Avec l’idée qu’elle trouve un écho chez ceux qui auraient éprouvé un sentiment semblable ?
Pourquoi pas ? Retrouver chez Beethoven ce que l’on a éprouvé, c’est de la joie. Même dans une colère terrible.
« Si on attend la suite, ce n’est pas que la chute est mauvaise,
c’est que l’histoire est bonne »
Deuxième question sturapide : à propos des Préludes de Chopin, vous vous demandez à quoi ils préludent. Alors, de quoi le prélude est-il le prélude ?
À la base, cette remarque se fondait sur un jeu de mots. On parle toujours de « prélude et fugue ». Là, il manque systématiquement la fugue. C’est un peu étrange de préluder sans que rien ne s’ensuive. Imaginez un livre que de préfaces ! Bon, Borges a écrit Le Livre des préfaces, un bouquin génial puisque vous avez l’impression de lire toutes les œuvres imaginaires qu’il préface. En fait, il dit : « Je ne vais pas vous raconter l’histoire, mais je vais vous donner le sujet. »
Moins chic, mais pas peu savoureux, Patrick Cauvin alias Claude Klotz a aussi signé le Livre du roman (Jean-Claude Lattès, 1994), où l’on trouve tout, de la dédicace à la dernière page, sauf les romans dont ces paratextes grotesques sont extraits… En somme, ces exercices montrent-ils qu’un prélude réussi rend inutile un lude ?
Quand Chopin écrit ses Préludes, il les conclut toujours par des points de suspension. Il laisse à l’auditeur la responsabilité d’imaginer la suite. C’est aussi cela qui les rend particulièrement délicat à enchaîner. Si on les enchaîne trop vite, on ne laisse pas l’auditeur affronter le défi du : « Et alors ? Après ? » Or, c’est essentiel dans l’économie d’écriture de ces miniatures. C’est aussi en cela qu’elles sont proches de l’improvisation. L’improvisation vous laisse en suspens. Il faut laisser à l’auditeur son âme d’enfant qui lui fait réclamer la suite de l’histoire. Si on vous lance : « Et alors, qu’est-ce qu’il se passe, après ? », ce n’est pas forcément que votre chute était mauvaise, c’est souvent que votre histoire était bonne. Pour Chopin, le prélude est une manière de faire attendre.
Ce n’est pas le cas chez Chostakovitch, dont vous avez joué certains préludes en public…
En effet, chez lui, les préludes sont très complets. À la fin, l’histoire est close. On passe à autre chose. Chez Chostakovitch, il y a un désir d’absolu. Les scenarii qu’il décrit sont assez faciles à imaginer. Dans une berceuse, il cajole son enfant, et l’on comprend qu’il n’a qu’une peur : que l’ascenseur sonne à minuit. Et cette peur de Chostakovitch, comme la colère de Beethoven, on la sent. On sent la terreur qu’avait le compositeur d’être arrêté par le KGB à tout moment, comme n’importe quel citoyen soviétique. Sous cet angle, il n’y a pas de mystère. Une fois que vous avez compris « de quoi ça parle », c’est juste amusant de voir comment le compositeur a traité le sujet, comme quand il utilise simultanément deux thèmes qui n’ont strictement rien à voir pour dénoncer la propagande que répandait la radio.
Le même concept de « prélude » n’avait donc pas la même acception chez votre cher Frédéric.
Il est certain que Chopin avait une poétique très distincte. Il met l’auditeur sur une piste, et c’est à l’auditeur de rêver. L’énorme littérature que les Préludes ont inspirée est la preuve qu’il a réussi son coup. Après les Ballades, il disait souvent à ses élèves : « Essayez de deviner. » Sans être Schumann, il développe ainsi un côté un peu rébus, du type « je vous dis ça, mais je vous dis pas tout ». Aussi a-t-on l’impression, en le jouant, qu’il s’arrête trop tôt. D’ailleurs, Ferruccio Busoni jouait deux fois le premier prélude, l’air de dire : « C’est trop tôt pour m’arrêter, je vais pas me laisser avoir ! »
… mais, malgré la reprise de la vingt-cinquième mesure que vous pointez, il le jouait si vite qu’il le bouclait quand même en 0’45 tout compris.
Il exprimait ainsi une urgence vitale car, ce qui est très sûr, dans ce cycle, c’est que Chopin va vers la mort. Il le devine. J’ignore dans quel ordre chronologique il a composé les préludes mais, quand on joue le prélude en ré mineur, le doute n’est pas permis.
« J’ai pu faire des choses qui demandent du temps et du hasard »
Même si ce n’était pas le cas, la musique, posez-vous, prouverait que c’était quand même le cas !
Chez Chopin, souvent, la mélancolie est dans le diminuendo, comme chez les chanteurs capables de cet art sublime de prendre un son et de le filer. C’est l’une des grandes forces de Chopin. Donc on pourrait imaginer que la mort, pour lui, ne peut être qu’une mort à la Traviata, une mort énamourée ; et, pourtant, cette mort est parcourue d’éclats d’une incroyable violence. Ce qui est incroyable, dans ce vingt-quatrième prélude, c’est cela : la violence, grande et inattendue.
Autrement dit, Chopin n’est pas celui que l’on croit.
Non. Mais qui est vraiment celui que l’on croit qu’il est ?
Troisième question sturapide : l’interdiction des concerts « pour des raisons sanitaires »a-t-elle exacerbé votre envie d’en donner ou, au contraire, a-t-elle apaisé le stress que cet exercice et ce qu’il y a autour (la promotion et l’obligation de remplir, par exemple) peuvent susciter ?
Vous plaisantez ? Ne pas pouvoir donner de concert est un manque, évidemment. On fait de la musique pour être entendu. Cependant, à défaut, on sait qu’il faut rentrer en soi et utiliser ce moment. Puisque l’on ne peut donner des concerts, faisons autre chose et tirons-en profit !
Quelle a été votre alternative au concert ?
J’ai fait un certain type de travail pianistique que je n’aurais jamais pu faire si j’avais dû assurer des concerts. J’ai amélioré ma technique. J’ai cherché du son – en fait, des sons différents pour des compositeurs différents. J’ai travaillé des sonates de Mozart. J’ai profité du blackout pour faire des choses qui demandent du temps et du hasard. C’est ce que m’a apporté la pandémie : du temps et du hasard. Mais vous voulez une confidence ?
Pourquoi seulement une ?
Commençons par une : je commence à en avoir un peu assez, du confinement, du couvre-feu, des restrictions, c’est clair. J’ai envie de retrouver le contact avec le public, et je vous remercie parce que, à travers vous, c’est un peu ça ce que je fais. À travers nos entretiens, je retrouve un certain public. Un public de lecteurs, mais un public quand même ; or, c’est le public qui me fait vivre.
Quatrième question sturapide : vous avez été coach de chanteur. Quel conseil donneriez-vous à un jeune pianiste qui se risquerait dans cette voie ?
Un coach est là pour encourager et donner confiance à l’autre. Par l’attitude, les conseils, le regard. C’est si important, le regard ! Certains coachs s’imaginent que, pour justifier leur travail, ils doivent manifester leur pouvoir en dirigeant. Mais la musique, c’est pas ça. C’est pas rabaisser l’autre et se hausser du col. C’est se mettre en harmonie. Partant, il revient au coach de trouver en lui les ressources intérieures qui lui permettent de s’harmoniser avec n’importe qui. Ce n’est pas chose aisées, mais c’est le défi et la beauté de ce travail : rien de plus, rien de moins.
Ha, méfiez-vous ! ma cinquième question sturapide est intime !
Marchez.
Dans les notices où vous décrivez les pièces que vous interprétez, inutile d’avoir fait des études très poussées en statistique pour constater que le sème le plus fréquemment employé doit être le mot « rêve ».
C’est possible.
Alors, qu’est-ce qui fait rêver Jean-Nicolas Diatkine ?
L’objet ou les conditions ?
« Je rêve de toujours demeurer dans l’authenticité »
Les deux, bien sûr.
Ce qui me fait rêver, le plus, en ce moment, c’est Schumann. Je le dis et le redis : Schumann me fait rêver. Mais si la question est : « De quoi je rêve ? », la réponse est à la fois simple et compliquée. Je rêve de contribuer à un changement d’état des gens. Je rêve que, par mon travail, je fasse en sorte que les gens s’aiment plus eux-mêmes et aiment plus les autres.
Pourquoi ?
Parce que je pense que c’est possible. Aussi rêvé-je de trouver dans la musique la fibre qui pourrait hâter cette mutation. C’est davantage du travail pour moi que pour les autres, mais c’est ça qui me pousse. Mon rêve, Beethoven l’a bien résumé en posant que ce qui vient du cœur retourne au cœur. Sauf qu’il faut être sûr que ça vient du cœur. Par conséquent, je rêve de toujours demeurer dans l’authenticité. Quelles que soient les circonstances de ma vie.
Sixième question sturapide : vous avez beaucoup évoqué le rôle de la spiritualité, ce qui laisse résonner d’autres entretiens publiés sur ce site, de Cyprien Katsaris aux soufis, vivant leur engagement musical à l’aune de leurs convictions religieuses ou intimes. Êtes-vous pas étonné que les musiciens parlent si peu soit de leurs convictions, soit des enjeux qu’elles sous-tendent, comme si la musique se résumait à interpréter des trucs hyper difficiles ou à jouer des partitions selon de stricts critères historico-musicologiques ?
Je ne me sens pas obligé de jouer des « trucs hyper difficiles ». Heureusement, car je n’ai jamais eu l’impression d’être un musicien doué à qui on demande d’être un animal de cirque. Je n’ai même pas l’impression d’être doué tout court. Pour moi, jouer du piano a toujours été difficile. Ça demande un effort. Je n’ai pas de facilités. Partant, j’ai besoin de puiser mon énergie dans quelque chose qui est plus fort et plus vaste que moi. C’est pourquoi la spiritualité est essentielle. Elle seule vous fait percevoir quelque chose de plus grand que vous.
Le chanteur Ricet Barrier disait que la raison humaine ne dépasse pas les bornes de son imagination. Vous rétorquez que si, grâce à la spiritualité !
Je pense qu’il faut tendre vers cette aspiration au dépassement de soi grâce à quelque chose qui nous dépasse. Néanmoins, cela comporte un risque : confondre musique et spiritualité. Par exemple, en tant que musicien, par la musique, je nourris mon for intérieur sur les intentions humaines. Si j’étais un misanthrope forcené, ça ne fonctionnerait pas, sur scène. Les gens le percevraient, d’une manière ou d’une autre.
Certains misanthropes sont très populaires !
Grand bien leur fasse ! Il n’empêche que, pour moi, entrer en résonance avec les autres exige d’ouvrir sa bienveillance intérieure. Rien de sentimental, attention, rien de gentil ou de sucré : c’est de l’ordre de la connexion.
« On n’a jamais tué le nazisme en tuant les nazis »
Vous sous-entendez que parler de spiritualité, pour un musicien, ce serait prendre le risque de passer pour un gnangnan ?
L’important est de ne pas mélanger les sphères. Qu’elles se nourrissent mais ne se confondent pas. J’ai d’autres sphères où la musique n’est pas le centre. Des sphères où l’essentiel est de comprendre comment développer chez chaque personne sa confiance dans sa propre capacité d’illumination. Parce que, plus on donne confiance aux autres là-dessus, plus on a confiance dans la nôtre. Ainsi se met en route un ensemble vertueux qu’il faut protéger.
Protéger contre quoi ?
Contre la pensée contraire. Dire que tout le monde a une capacité d’illumination, ça paraît chouette. Las, tout le monde a aussi le contraire. On peut rapidement penser que telle personne ne vaut rien ou est mauvaise, donc qu’il convient de la jeter. Le psychopathe que nous portons en nous pousse à se débarrasser des gens qui nous indisposent ou nous résistent. Or, c’est contre cette réaction que nous nous battons. Les gens mauvais, il faut les améliorer plutôt que les jeter pour une raison simple : on-ne-peut-pas-les-je-ter. On n’a jamais tué le nazisme en tuant les nazis. Ce n’est pas en se débarrassant des gens que l’on tue une idée ; c’est en affrontant l’idée que l’on change les gens. Il est possible qu’une telle conviction entraîne chez moi une certaine façon d’être dans la musique. J’aimerais donner à la musique, avec d’autres, un rôle social beaucoup plus grand que ce qu’elle n’a jamais eu. En Allemagne, une grande proportion de la population fait de la musique ; la musique classique est populaire ; alors, pourquoi pas en France ?
Parce que, dans chaque pays, la musique n’a pas le même rôle ?
Évidemment. Tant pis si cette idée chagrine ceux qui postulent que la musique est universelle, donc qu’elle doit avoir le même rôle partout. Ce n’est pas du tout le cas. En revanche, il est patent que l’origine de la musique est essentiellement religieuse. Les cérémonies religieuses ont crée la nécessité d’écrire de la musique – ça, c’est assez clair. L’associer à la spiritualité ou à la transcendance n’a donc rien d’inconvenant.
« J’aime l’impression d’être arrivé quelque part »
Septième et dernière question : puisque, en tant qu’artiste, vous revendiquez, selon l’expression du philosophe et musicologue Jean-Jacques Goldman, de tout faire pour nous envoler, pouvez-vous nous révéler combien de temps vous passez, vous, sur votre simulateur de vol et quel rapport cette passion entretient-elle avec votre pratique artistique ?
Je l’utilise de temps en temps. Par exemple, il m’arrive de décoller avant de commencer à travailler, puis d’enclencher le pilote automatique pour six ou sept heures de voyage ; et, quand j’ai fini mon travail, j’atterris. Entretemps, je n’y pense plus du tout, mais il me permet de faire une transition pas trop violente entre la réalité et le monde de la musique, deux pôles parfois très, très éloignés. Malheureusement, c’est un peu chronophage quand on est novice et que l’on doit apprendre les procédures ad hoc. Cela dit, une fois la base maîtrisée, on peut se laisser aller ; et il m’arrive d’y passer du temps, oui.
Est-ce un hobby commun aux musiciens d’élite ?
Vous voulez dire aux musiciens de métier ? Pas que je sache, mais j’ai vu qu’un chef d’orchestre, élève de Claudio Abbado, avait la même passion que moi. Il emporte son simulateur dans tous ses hôtels, et il se colle devant quand il a la tête farcie à force d’explorer ses partitions. Le simulateur de vol est un passe-temps qui détend énormément tout en maintenant une certaine activité cérébrale. Quand on s’y attelle, il faut être attentif à un grand nombre de détails. Il devient ainsi un intermédiaire très plaisant car il donne l’impression, fausse ou fondée, d’avoir voyagé et d’être arrivé quelque part.
Avez-vous développé une réflexion sur ce sujet, ou votre passion est-elle préservée de votre capacité analytique ?
Non, je pense que ça m’aide psychologiquement, donc je me suis demandé pourquoi je faisais ça. J’ai toujours aimé les avions, mais ça n’explique rien ; et c’est en lisant la biographie de Yehudi Menuhin que j’ai eu une bribe de réponse. Yehudi raconte qu’il trouve beaucoup plus facile d’apprendre un morceau dans le train parce qu’il voit défiler le paysage, ce qui constitue une énorme stimulation cérébrale. Je pense qu’il y a quelque chose du même ordre avec le simulateur de vol. C’est un stimulus. Donc un stimulant.
… et nous n’avons toujours pas la réponse à la question de base : combien de temps un artiste peut-il consacrer à cette passion non professionnelle ?
J’ai honte de dire que je l’ignore.
Pourquoi honte ?
Parce que c’est mauvais signe !
Ou bon signe : quand on regarde sa montre, c’est plutôt mauvais signe, non ?
J’imagine que cela dépend des circonstances, et qu’il conviendra de laisser votre question ouverte à l’imaginaire de chacun… y compris au mien !
À suivre !
Pour acheter le disque, c’est ici.
Pour lire d’autres petits papiers sur Jean-Nicolas Diatkine, c’est çà et là.