Les grands entretiens – Jean-Nicolas Diatkine 5
Aujourd’hui, Jean-Nicolas Diatkine se dévoile en maître-chanteur et nous dévoile comment il a réussi à se trouver, en tant que soliste, en accompagnant des artistes lyriques. Passionnante plongée dans le bouillonnement intérieur d’un musicien perpétuellement en recherche, cet avant-dernier volet de notre entretien interroge aussi le rapport de l’artiste aux autres – ses partenaires, ses auditeurs, ses critiques et lui-même en tant qu’il porte sur son travail un indispensable regard.
Avec humilité et profondeur, le virtuose nous dévoile – malgré lui – quelques secrets de druide et paroles de moine. Bienvenue aux mystiques et aux pragmatiques mis en appétit par la musique têtue de cet humaniste, disponible ici et déjà esquissée lors des quatre premiers épisodes récapitulés ci-d’sous !
- Se comprendre et comprendre une œuvre
- Se construire et construire un programme
- Se déployer et déployer une interprétation
- Se découvrir et découvrir de nouveaux horizons
Défi 5.
Se trouver et trouver les autres
Nous avons jusqu’ici abordé votre carrière de soliste. Toutefois, même un soliste peut – voire même a intérêt à – ne pas être « qu’un » soliste. Ainsi, Philippe Entremont, pianiste et chef, explique que son maître conseillait aux pianistes d’aller passer une journée dans la vie d’autres instrumentistes pour mieux comprendre les couleurs de l’orchestre dont le piano pourra se nourrir. Vous avez vécu une expérience similaire puisque, sur les conseils de Frédéric Chopin en personne, vous avez fricoté avec le chant et les chanteurs. Notons que c’est rare, chez les virtuoses, si vite effrayés à l’idée de froisser leur habit de soliste (je me souviens d’une artiste qui avait été vexée que je la présentasse comme « chambriste et soliste » et non l’inverse…). Or, vous avez accompagné deux chanteurs lyriques et travaillé comme coach dans l’école de chant qu’Yva Barthélémy a fondée en 1975. L’heure du bilan a sonné : Chopin a-t-il raison de conseiller aux pianistes de travailler avec les chanteurs ?
Il a mille fois raisons, c’est sûr et certain. D’accord, ma conviction est peut-être aussi ferme parce que j’ai eu la chance de rencontrer un grand professeur de chant et, par la suite, des artistes de très grande qualité ; mais elle ne souffre pas contestation pour autant.
« Il n’est écrit nulle part comment bien interpréter Rossini »
Que vous a apporté la découverte des chanteurs ?
La première expérience que j’en ai tirée, c’est que – cela paraît à peine croyable – l’on peut être chanteur et ne pas savoir respirer. Je m’attendais à ce que, physiquement parlant, le fait d’accompagner un chanteur lyrique m’aiderait à apprendre à respirer, par empathie ou synergie ; or, ç’a été l’inverse. Je me suis rendu compte que la respiration est dans la partition. Donc, souvent, il me revenait d’aider le chanteur à respirer.
Qui vous a appris votre travail de répétiteur DeLuxe ?
Chaque personne avec qui j’ai travaillé m’a appris mon travail ; toutefois, l’essentiel, je l’ai appris par accident, comme d’habitude. Vous savez bien que, selon moi, tout arrive par accident ! Un jour, Alicia Nafé m’a appelé en me disant : « J’ai un concert à préparer pour le Grand auditorium de Madrid. Je répète avec le chef italien d’un chœur important. Il a été l’élève d’un assistant d’Arturo Toscanini. Il est ultra compétent musicalement mais, sur le plan digital, il a de grandes difficultés, surtout dans les redoutables tierces de la « Regata veneziana » de Rossini. Je sens qu’il ne s’en sortira pas. Il accepte que tu le remplaces ; et toi tu es partant ? » Plus que partant, je suis parti illico ! [Sur la vidéo infra, un conseil : filez directement à 1’38 !]
Avec quel bénéfice pour votre pratique pianistique, cette fois ?
Ce n’était pas que pianistique : c’était plus généralement artistique. Cette expérience m’a donné la chance à la fois d’accompagner Alicia pour un concert très important, et d’être moi-même coaché par quelqu’un qui connaissait mieux que personne tout ce que l’on devrait savoir pour interpréter Rossini.
Quoi, par exemple ?
Les secrets de l’interprétation de Rossini sont préservés par des traditions orales qui ne se transmettent que de maître à élève, de bouche de druide à oreille de druide, si vous préférez. Ce maître-là m’en a transmises quelques-unes.
Vous qui analysez en profondeur les partitions, que vous manquait-il, cette fois ?
Ce n’est pas tant qu’il me manquait quelque chose, c’est que j’en avais trop.
Trop de quoi ?
Dans la « Regata », tout est hypercarré, de sorte que, si l’on déroule le texte musical tel quel, quatre mesures par quatre mesures, ni la musique ni le chanteur ne peuvent respirer. L’accompagnateur que j’ai remplacé m’a expliqué comment procéder plus subtilement. Cela consistait à permettre à Alicia, en silence, de contrôler le tempo, c’est-à-dire de contrôler sa respiration.
Vous n’en aviez pas l’intuition ?
Impossible, ce sont des choses qui s’apprennent ; et ce que m’a appris ce chef de chant était une révélation. En effet, dans la partition, vous ne trouverez jamais spécifié la dilatation ou la rétractation du tempo pour s’adapter à la respiration du chanteur. Or, c’est particulièrement facile à faire quand, comme chez Rossini, l’écriture est très carrée, car on sait très bien où on en est, de quel côté du carré on se trouve.
« En musique, les contraintes servent à respirer »
Cela vous a permis d’être un meilleur accompagnateur ; mais cela vous a-t-il aidé à progresser encore dans l’art pianistique ?
Vous avez raison, ce qui s’est passé était plus qu’une révélation sur l’art d’accompagner, et même plus qu’une exégèse pratique du belcanto italien. Dans un troisième temps, cette déflagration a aussi influé ma compréhension de Chopin.
Pour vous, Chopin est résolument un compositeur belcantiste ?
Spécifiquement dans les Nocturnes, où j’avais l’impression qu’il voulait imiter de très près les chanteurs. Dès lors, je me demandais : que se passerait-il si un chanteur chantait vraiment la mélodie ? Comment l’accompagnerais-je ? Je vous garantis qu’accompagner un chanteur change en profondeur l’appréhension des nocturnes de Chopin et éclaire son conseil d’aller écouter les chanteurs.
En jouant Rossini, vous avez donc trouvé votre solution chopinologique…
Oui et non, car cette solution contenait un nouveau problème : pressentir la proximité ouvrait un chemin, mais ce n’était qu’un chemin. Il me restait à l’explorer. En musique, il faut se méfier des « voilà la vérité », et se souvenir qu’emprunter soi-même un chemin occasionne davantage de découvertes que de voyager les yeux bandés dans une voiture conduite par un autre. Demeure une évidence qui me nourrit encore aujourd’hui : le voyage que j’ai fait vers et avec les chanteurs m’a permis de retourner, changé, vers mes partitions.
Est-ce ce qui vous a poussé à coacher des chanteurs ?
Oui.
Alors, parlons français et concret : que recoupe ce terme de « coach » ?
Ce n’est pas l’exact équivalent chef de chant, car je n’ai pas la formation ad hoc. En revanche, il s’agit pour moi d’aider le chanteur à lire la partition. Ma tâche consiste à lui montrer l’ensemble des informations qu’il peut tirer de ce qui est écrit.
Vous voulez dire que les chanteurs sont nazes en…
Je veux dire que les chanteurs sont très concentrés sur leur instrument. Heureusement ! Il est si délicat ! La contrepartie est que beaucoup d’entre eux n’explorent que superficiellement la partition. Ce n’était pas le cas, par exemple, de Maria Callas. Elle jouait du piano, ce qui l’aidait à intégrer une connaissance extraordinaire de la partition… ce qui, en suite, la poussait sans doute à exécuter le texte d’une manière aussi extraordinaire. Elle n’avait aucune complaisance à son endroit, ne se permettait aucun passe-droit, et ne dérogeait jamais aux exigences de la partition, si impressionnantes fussent-elles. La partition était son moyen d’expression. Contrairement à ce que l’on s’imagine parfois, la partition n’est pas une austère cellule monacale dans laquelle chaque musicien contrit ne s’autoriserait pas même à respirer. Au contraire, je persiste et signe : en musique, il faut se servir des contraintes pour respirer.
« Je ne pratique pas le sport qui consiste à transposer à la dernière minute »
Fort bien, filons votre métaphore. Vous, le soliste, n’étiez-vous pas à l’étroit dans votre cellule d’accompagnateur ?
Ah, si ! Accompagner est dur pour l’ego. Posons que cela rend d’autant plus savoureuses les bonnes surprises.
Comme ?
Oh, rien d’extraordinaire, en général. Mais quand, déjà, un critique remarquait que j’étais là, quelle fierté ! Alors, si, en plus, il laissait entendre que je ne jouais pas si mal et que j’aidais plutôt bien la cantatrice…
À propos, quelles relations avez-vous noué avec les artistes que vous avez accompagnés ?
Je vois où vous voulez en venir. Certes, par rapport à l’image qu’il se fait de lui-même, l’accompagnateur peut souffrir ; mais il peut souffrir encore plus quand la relation avec les chanteurs est compliquée. Par chance, Alicia Nafé et Zeger Vandersteene…
… ténor avec qui vous avez enregistré deux disques de mélodies, l’un de Duparc, l’autre de Bizet…
… oui, Zeger comme Alicia sont des artistes extrêmement humains. Ils fonctionnent plutôt sur le registre de la complicité que sur celui de la domination. Tous les grands chanteurs ne peuvent en dire autant. Certains pianistes très connus ont fait des dépressions nerveuses après de mauvaises expériences quand ils ont accepté, comme une fatalité, d’être mal traités.
Mal traités comment ?
Bah, par exemple quand, au moment d’entrer sur scène, on vous demande de baisser la partition d’un demi-ton et que vous devez accompagner plutôt « Erwartung » d’Arnold Schoenberg qu’« Au clair de la lune », même un champion de la transcription à vue peut rêver d’une attaque cardiaque dès la onzième mesure…
Vous qui n’avez pas l’air d’un va-t-en-guerre, comment avez-vous réglé ce problème ?
J’ai prévenu que je ne pratiquais pas ce genre de sport. C’était l’avantage de ne pas être membre du sérail des accompagnateurs de métier : je n’ai eu aucun complexe à poser d’emblée que les chanteurs devaient s’adapter à la partition comme je m’y pliais. Pour autant, j’ai évidemment conscience qu’un accompagnateur est partie prenante du récital. Il est coresponsable de ce que va produire la cantatrice laquelle, néanmoins, sera tenue pour seule responsable en cas d’exécution moyennement satisfaisante. Donc, même si les excès comportements de certaines vedettes peuvent paraître extrêmes à tête reposée, il faut les comprendre dans une certaine mesure – et dans une certaine mesure seulement – parce que, à exigences extrêmes, tension extrême. À un certain niveau, tous les chanteurs ne savent pas gérer cette tension sans provoquer des dégâts collatéraux dont les accompagnateurs peuvent souffrir.
« Tout est dans l’intention »
En réalité, en acceptant d’être accompagnateur et coach vocal alors que vous développez essentiellement une carrière de soliste, ne contribuiez-vous pas à creuser votre singularité ?
Comment cela ?
Vous étiez singulier parmi les accompagnateurs – vous l’avez dit vous-même, vous n’êtes pas du sérail. Mais vous êtes aussi singulier parmi les pianistes.
Comme beaucoup de pianistes, non ?
Non, et j’en donne mieux qu’un exemple, presque une preuve. Dans la partie biographique du livret qui accompagne votre disque, il y a quelque chose d’extrêmement rare parmi vos pairs. La plupart des solistes instrumentaux abordent cet exercice du CV à la troisième personne en dégainant leurs diplômes de conservatoire et leurs prix internationaux. Plutôt que de plastronner, vous préférez parler de ce qui vous constitue et justifie, notamment, votre activité pianistique : votre attachement viscéral aux « valeurs humanistes ». Comment donner de cette perspective une idée concrète, si un tel oxymoron a un sens ?
Nous pourrions définir la « pratique de l’humanisme » comme un projet de vie visant à abattre les murs que l’orgueil dresse entre les gens, entre les pauvres et les riches, les bien-portants et les malades, les jeunes et les vieux, les vivants et les morts, afin de les englober dans un tout grâce à un dialogue volontaire et déterminé.
Dont acte pour l’intention générale : voyons à présent, en musique, ce que cela donne. En quoi êtes-vous un humaniste quand vous enregistrez, montez et proposez aux acheteurs de disques votre version des sonates de Beethoven ?
C’est une question essentielle, parce qu’elle remet l’intention au cœur du geste musical. Pour moi qui crois et essaye de pratiquer sans relâche les valeurs humanistes que vous évoquez, tout est dans l’intention, donc dans la question : pourquoi fais-je ce que je fais ? Notez que la question n’est pas réservée aux artistes. Chacun peut se poser la même.
Et vous, quelle est votre réponse ?
Moi, quand j’enregistre trois sonates de Beethoven, ce n’est pas pour m’exhiber. Bien sûr, j’existe en tant que musicien et, par conséquent, je dois montrer que j’existe. Pour partie, le disque a sa raison d’être dans cette évidence. Néanmoins, ce qui me motive est quelque chose d’essentiel dans le bouddhisme, à savoir la conviction que chaque personne a une capacité d’illumination. Attention, je ne viens pas de vous énoncer une théorie ! Il s’agit d’une pratique qu’il n’est pas toujours facile d’appliquer, comme beaucoup de pratiques !
Alors envisageons un cas concret : si un critique vient dire que votre disque est nul, vous croyez toujours à sa capacité d’illumination ?
Si cela advient, je constate que la négativité existe partout. Je le sais, ça ne me réjouit évidemment pas, mais c’est comme ça, je ne vais pas feindre d’être surpris. Le bouddhisme nous apprend à penser que, malgré leur négativité, les personnes négatives restent capables de bonté et d’illumination. Voilà d’où vient ma motivation. Parce que je crois en cela, je dois créer un vecteur d’illumination ; et la musique est un vecteur parmi d’autres. Puisque j’essaye de parler le langage musical, j’ai pensé que ça valait la peine de se battre pour que ma musique fasse écho ou réveille la capacité d’illumination de chacun. Mon maître bouddhique disait : « Chacun a de la capacité d’illumination à l’intérieur. Donc, en proposant de la musique, on permet à chacun de se jouer sa propre musique intérieurement, et de s’illuminer en conséquence. Ce n’est pas nous qui les illuminons ; ils s’illuminent eux-mêmes parce que ce que nous leur avons proposé a résonné avec ce qu’ils ont en eux. »
« La perfection, ce n’est pas mon but »
Cette idée de donner à chacun de quoi être illuminé, même si la personne met le boisseau sur votre lampe, ça vous plaît.
Oui… même s’il y a un inconvénient à cette conviction.
Lequel ?
Elle procède d’une ambition illimitée. Vous imaginez le travail qu’il y a pour donner à chacun la possibilité de s’illuminer ? Le projet n’a aucune limite ! Il est à la fois très structurant et très stimulant. Il ne s’agit plus seulement de plaire ou de ne pas plaire dans la mesure où, même quand on déplaît, on peut toucher quelque chose chez celui que l’on a mécontenté. Toutefois, grâce à cette vision, j’ai moins peur de ne pas rentrer dans les clous. Grâce à ma conviction, je suis persuadé que mon intention de toucher le « moi illuminé » de mes auditeurs passe partout. Les murs – physiques ou propres à chacun – ne peuvent pas l’arrêter.
Ce nonobstant, vous savez aussi que jouer de la musique, c’est – ô découverte ! – se confronter à la critique. La critique des « vrais gens ». La critique institutionnelle. La critique du gars qui vous entendra un jour en concert si etc.. La critique du pseudo critique comme moi qui exprime son ressenti ou son ressentiment sur Internet. La non-critique, c’est-à-dire le silence assourdissant que l’on entend parfois autour de ses projets. Quelle relation entretenez-vous avec cette idée protéiforme de critique ?
Je suis assez apaisé sur le sujet car, selon moi, la critique révèle davantage le critique que l’objet de sa critique. La manière dont on reçoit quelque chose révèle ce que l’on est. En 1275, le moine Nichiren a écrit :
« Les esprits affamés perçoivent le Gange comme du feu, les êtres humains le perçoivent comme de l’eau, et les êtres célestes comme de l’amrita [la boisson des dieux]. Bien qu’il s’agisse toujours de la même réalité, elle apparaît différemment selon les rétributions karmiques du passé de chacun. »
En gros, chacun voit minuit (ou midi) à sa porte ?
Tout ce que je fais est critiquable. Je ne prétends pas à la perfection, quand bien même la notion de « perfection » en musique aurait eu un sens. La perfection n’est pas mon but. Mon but, c’est que mon travail musical en général et mon disque en particulier aient du sens.
Sur le principe, soit ; mais, concrètement, comment vivez-vous la confrontation avec des critiques ?
Bah, je serai toujours plus dur critique envers moi-même que le plus dur des critiques. J’ai eu du mal à me produire en public à cause de cette propension. Bref, je lutte déjà assez contre ma propre négativité pour ne pas me préoccuper outre mesure de celle des autres !
Donc, quoique vous ayez du mal à le reconnaître, vous n’êtes pas insensible aux critiques négatives, vous me rassurez !
Bien sûr, quand on me juge de façon désagréable, j’éprouve un sentiment désagréable ; néanmoins, l’intensité et la durée de ce sentiment dépendent de l’intention avec laquelle le jugement désagréable a été prononcé. Par exemple, si un ami me dit d’une sonate : « Ce mouvement, j’ai trouvé que tu l’enlevais trop vite ; et, tant qu’on y est, pourquoi tu as joué ce passage trop fort ? », je vais l’écouter. À l’inverse, certaines recensions de mes disques ou de mes concerts peuvent juste démontrer que la personne qui méprise mon travail était de très mauvaise humeur ou manifestait une envie maligne de me rabaisser pour x raisons. Ça, c’est dommage mais, passée la déception d’avoir déçu, sans gravité. Quelqu’un avait l’envie et le pouvoir de me rabaisser, c’est son problème. Mon disque ou mon concert n’est qu’un prétexte qui actualise sa volonté.
« Je ne déteste pas que l’on m’aime »
C’est ainsi que vous avez construit manière de carapace autour de vous…
Je vous l’ai dit, comme dans l’art – comme dans tout, d’ailleurs –, l’intention est primordiale. Je me souviens d’une de mes premières critiques qui était le fait d’un commentateur de théâtre. En 1990, je jouais « le pianiste » dans La Mort de Socrate de Jean Gillibert, dont nous avons parlé tantôt. C’était au Théâtre de la vieille grille, un minuscule endroit du Quartier latin. J’accompagnais Jean et un autre comédien, Claude Aufaure, et je jouais quelques œuvres en solo. C’était donc du cabaret. Les acteurs entraient par la cave et traversaient la salle minuscule tandis que je devais jouer très fort « Let’s call the whole thing off » de George et Ira Gershwin…
… et non de Cole Porter, comme le critique l’a écrit…
… afin que ma musique passe à travers le rideau et le brouhaha du public. Hélas, le journaliste était assis au premier rang, tout près du piano. Il a donc écrit que Jean et Claude entraient dans la salle « sur une musique piétinée au piano droit par Jean-Nicolas Diatkine ». À l’évidence, le journaliste (qui a adoré le spectacle ou, au moins, a écrit combien il l’avait adoré) avait de l’humour, donc ça ne m’a pas atteint. Sauf que, à un moment, Socrate me demande de jouer quelque chose pour aider à comprendre la mort. Je joue donc une étude de Scriabine…
… et non un prélude, comme il l’a écrit…
… et, comme le spectacle est une sorte de psychanalyse de Socrate et que Jean Gillibert était psychanalyste et que René Diatkine, ça lui disait quelque chose, il me désigne comme un « rejeton de psy ». Alors, ça, pour moi, ce n’était plus une critique, ce n’était plus de l’humour, c’était une insulte ! J’étais furieux.
Aujourd’hui, l’anecdote vous fait beaucoup rire.
Oui, car je ne vois plus trop ce qui m’avait irrité à ce point ! Parfois, avec le recul, nos réactions nous paraissent curieuses… Peut-être que, au regard de ma famille, il y a trente ans, la formule avait une portée qu’elle n’a plus à présent.
Désormais, vous êtes plus posé devant les critiques.
Hum, peut-être aussi parce que je n’ai jamais été vilipendé dans les grandes largeurs. On verra quand ça m’arrivera. Je ne suis pas pressé ! Cela dit, récemment, j’ai lu une monumentale biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse, où j’ai appris qu’un tombereau d’injures avait accompagné la sortie des Misérables. Le succès populaire que tout le monde connaît ne doit pas effacer l’exécution critique du livre. Ça m’a fait réfléchir. J’ai pensé : « Et maintenant, qui se souvient de ces injures ignominieuses ? »
Le livre cherchait aussi à choquer le bourgeois ; et l’insulte critique peut être une bonne publicité…
Certes, le bourgeois fut choqué, mais quand même… Alors, en y repensant, je me suis dit : « Si je me fais ignorer ou descendre par la critique, serai-je malgré tout fier de moi ? » Heureusement, la réponse est oui. Donc je peux défendre ce que j’ai fait, et prendre sereinement les compliments comme les vitupérations. D’autant que je comprends très bien que l’on me déteste. J’en ai détesté aussi. Mais, précisons-le, je ne déteste pas qu’on m’aime.
À suivre !
Pour acheter le disque, c’est ici.
Pour lire d’autres petits papiers sur Jean-Nicolas Diatkine, c’est çà et là.