Les grands entretiens – Jean-Nicolas Diatkine 3
Faut-il aimer pour jouer ? Faut-il avoir tout prévu pour bien interpréter ? Quand on a mal aux pieds, faut-il changer de pointure ou de modèle de chaussure ? Faut-il écouter Beethoven pour ne plus entendre les billevesées de nos gouvernants ou de nos patrons ? Et faut-il considérer Chopin comme une tasse de thé ?
À ces questions d’obligation et à d’autres presque aussi essentielles, le grand pianiste Jean-Nicolas Diatkine a accepté de répondre avec sa sincérité bonhomme, son esprit aiguisé et son sens de la répartie qui ne gâte rien. Après nous avoir aidé à saisir comment un artiste comprend une œuvre puis comment un musicien construit un programme, le voici qui déploie devant nous les tissus mystérieux qui habillent l’interprète. Mélomanes et curieux devraient s’en pourlécher les babines !
Défi 3.
Se déployer et déployer une interprétation
Re-recommençons in medias res, si vous l’acceptez à nouveau : vous associez une réflexion très poussée sur la partition à une volonté de suivre votre intuition, ce qui paraît paradoxal. Votre approche d’une œuvre suit-elle une chronologie – par ex. la tétralogie : travail, intuition qu’il manque quelque chose, révélation et peaufinage ?
Non, ce n’est pas aussi formaté ! En réalité, je suis très désordonné. En général, tout ce qui arrive musicalement est accidentel. J’ai parfois l’impression que mon travail est de laisser arriver l’accident. Quand j’ai trop de volonté, j’empêche la solution d’advenir.
« La solution fait partie de vous »
Vous devez vivre des moments assez délicats !
« Assez » délicats ? Décidément, vous avez le sens de l’euphémisme ! Aujourd’hui, oui, je peux répéter un grand nombre de fois le même passage, et je n’ai plus peur du moment où je pense que ça ne veut rien dire. Ça n’a pas toujours été le cas. Si chronologie il y a, disons qu’elle passe par un moment où vous croyez que tel passage doit être joué de telle sorte ; puis, au long des répétitions, vous vous apercevez que cette manière de jouer n’a aucun sens. Au début, je pensais que c’est parce que j’en avais assez, ce qui n’aurait pas été illogique. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que non : en fait, je découvrais que le sens que je donnais à la partition était erroné.
Votre désir de donner du sens butait contre le texte ?
Pire que ça ! Le problème est que, quand on s’est habitué à une erreur, elle semble bizarre, certes, mais naturelle, en quelque sorte. Tout se passe comme si j’avais mis des chaussures trop petites à mon interprétation.
En quel sens ?
Le premier kilomètre, ça gêne mais ça passe ; en revanche, après quarante kilomètres, ce n’est plus la même douleur !
Vous comprenez alors que vous devez changer de pointure ?
De pointure ou de modèle, je ne sais plus. J’entre alors dans une troisième phase, durant laquelle je m’interroge. Et ne croyez pas que la réponse arrive instantanément ! Au contraire, il me faut accepter que je ne sais pas résoudre l’énigme. Sans cela, je plaquerais une autre interprétation tout aussi claudicante que la précédente. Donc je dois supporter une musique que l’on croyait comprendre et que l’on ne comprend plus. Ça n’a rien de facile. Je passe par des jours assez austères…
« La solution arrive toujours par hasard »
Comment la solution vous arrive-t-elle ?
Par hasard. Comme dans Pinocchio. Un matin, Gepetto se lève, et le pantin de bois est devenu vivant. Nul ne sait comment. C’est quelque chose qui s’est débloqué dans mon inconscient. Claudio Arrau parle beaucoup du sommeil, qui le fascine par sa capacité de réorganisation. J’y crois beaucoup. Le problème, c’est que la solution ne peut être qu’involontaire. Peut-être le travail a-t-il mûri. Je l’ignore. Je ne peux que constater que, à un moment, vous rrrrrrejouez le passage, et vous vous dites : ça y est, c’est ça ! Mais vous ne saurez jamais pourquoi vous ne compreniez pas. Vous vous contentez d’oublier tous les efforts que vous avez consentis pour arriver à cette libération. Vous vivez un instant merveilleux ; et c’est d’autant plus génial que vous n’avez pas besoin d’y penser. Ça fait partie de vous.
Vous postulez que, ce qui compte, c’est le résultat que vous offrez au public, en concert ou au disque.
Oui, même si la présence du public ou du micro modifie le résultat.
D’après votre expérience, dans l’idéal, faut-il ignorer ces éléments perturbateurs ?
Non, heureusement, il ne faut pas lutter contre ! Il faut les accepter, et ce ne sont clairement pas des « éléments perturbateurs ». Comment vous expliquer ? Tout se passe comme quand vous expliquez quelque chose à quelqu’un et que, chemin faisant, vous découvrez un autre sens. Si on ne se laisse pas impacter par une présence, on demeure dans la reproduction mémorielle d’un texte figé. C’est ainsi que naît le trac : de l’envie de reproduire tel quel, en concert ou en studio, ce que l’on a répété.
N’est-ce pas l’objectif de tout interprète consciencieux ?
Surtout pas !
« Beethoven encourage les gens à se sentir en sécurité »
Pourquoi ?
La vie, c’est pas ça. Elle ne fonctionne pas comme ça. L’autre jour, mon kiné me disait : « Vous êtes dans un carcan ! » Au début, je croyais à une boutade consécutive à l’observation de l’état de mon dos, mais je me suis rendu compte que le carcan était aussi dans ma tête. L’idée qu’il faut figer les choses pour pouvoir les transporter et les montrer aux publics, c’est une contre-indication. À l’inverse, il faut arriver à avoir le plus de liberté possible pour adapter son discours à qui on le propose. Je ne vous cache pas que c’est plus facile à dire qu’à faire…
Ce doit être d’autant moins facile que le livret de votre nouveau disque témoigne de l’exigence qui vous anime. À plusieurs reprises, on croit lire un thriller où, à la place de la traque d’un meurtrier…
Vous me rassurez !
… on chasse, en lisant et relisant la partition avec vous, le tempo juste – par ex., c’est quel rythme, un allegro ma non troppo ? – ou les trilles qui vont bien. Devant ce témoignage passionnant, je pensais à Blandine Rannou qui, en substance, expliquait qu’elle pouvait passer une journée à savoir si elle allait attaquer le mordant par-dessus ou par-dessous, tout en ayant conscience que, pour l’auditeur fatigué par sa vie quotidienne, cette problématique avait, en soi, peu de chance de le captiver. Est-ce qu’il vous arrive de penser que toutes vos recherches, vos réflexions, vos remises en question, tous vos coups de déprime aussi, faute de trouver des « solutions » convaincantes, sont, sinon superfétatoires, du moins peu perceptibles ?
C’est une question très intéressante. Pour bien jouer du piano, il faut être un spécialiste, donc se poser effectivement les questions très précises et fondamentales dont j’aborde quelques exemples dans le livret. Or, à quoi bon être un spécialiste si l’objectif est de jouer pour tout le monde ? Vaudrait-il mieux pas proposer des choses simples, sans se faire trop de nœuds au cerveau, afin de communiquer de cœur à cœur avec son auditoire, et ainsi encourager les gens qui ont une vie difficile et éprouvent le besoin d’être délassés ? Longtemps, j’ai cru que les deux pôles étaient opposés. Aujourd’hui, je sais que ce sont les mêmes. Comme le démontre Beethoven en personne, plus on travaille à être cohérent, plus l’auditeur se sent en sécurité. Quand on a effectué ce travail de fond indispensable, la musique devient sécurisante. Parce qu’elle est logique. Parce qu’elle s’appuie sur un background, sur des racines. Alors, vous avez raison, les gens ne le savent pas mais, et c’est beaucoup plus important, ils le sentent.
Beethoven, que vous présentez comme très carré, très organisé, se prête donc particulièrement à ce « travail de cohérence »…
Oui, et pour une raison simple : il s’est posé ce genre de question. Il s’est demandé comment il allait écrire ce qu’il voulait écrire. Il était prêt à réécrire mille fois un passage jusqu’à ce que cela tînt. Par conséquent, essayer de comprendre le mécanisme très construit de ses sonates, par exemple, et d’en tirer des conséquences sur la manière de les interpréter, c’est essentiel pour l’auditeur qui, peut-être, vit dans un monde qu’il ne trouve pas très cohérent.
« Beethoven, c’est un espace qui ne dépend ni de l’instant, ni de l’humeur »
Pour faire une analogie synesthétique, vous posez que l’on n’a pas besoin de savoir tous les détails d’une cuisson pour sentir la différence entre un mets raffiné et un plat industriel, fade et peu nourrissant.
Je crois surtout que la musique peut apporter une impression de sécurité à son auditeur… si elle est cohérente.
Pourquoi ?
Le sentiment d’injustice n’est rien d’autre qu’un constat d’incohérence. Quand on a l’impression que tel gouvernement ne fait pas son boulot, que tel patron n’a pas une attitude saine, bref, que quelque chose est déréglé, ça crée un sentiment d’injustice. Sentiments d’injustice et d’insécurité vont de pair. On constate que, à tel moment, un décideur fait une déclaration qu’il contredit quelques jours ou quelques semaines plus tard. Ce ballotage est très anxiogène. Des gens haut placés en profitent. Nous avons la solution pour désamorcer leur projet en retrouvant notre cohérence intérieure par nous-mêmes.
La solution s’appelle Beethoven ?
Beethoven nous tend une perche pour y parvenir. Il est très fort pour dénouer l’anxiété de l’incohérence. Son monde est tellement construit que, quand les gens se glissent à l’intérieur, ils se disent : « Ah ben voilà ! » Furtwängler parlait de la loi qui régit l’art de Beethoven. Elle crée un espace qui ne dépend ni de l’instant, ni de l’humeur. Elle s’adapte à toute forme de situation personnelle. C’est pourquoi il n’y a pas d’opposition entre se creuser la tête pour interpréter le mieux possible Beethoven et s’adresser à tous. Au contraire.
Cette absence d’opposition fonctionne-t-elle sur l’ensemble de votre répertoire, qui s’étend de Haydn à Chostakovitch ?
Avec certains compositeurs, j’ai parfois eu du mal à dialoguer. Nous avons vécu des éclipses ! À l’inverse, je comprends très bien quand Martha Argerich dit : « Schumann m’aime bien. » Je comprends que l’on dise ça car, à force de fréquenter leurs œuvres au quotidien, on s’approche très, très près, des émotions profondes des compositeurs. Et, parfois, ça n’est pas agréable. On ignore pourquoi. Est-ce moi qui n’aime plus le compositeur ou lui qui ne m’aime plus ?
« Comment Chopin faisait-il pour savoir ce que j’éprouverais ? »
Vous avez connu ce phénomène avec des compositeurs en particulier ?
Oui, j’ai connu ça avec Chopin. Je crois que j’ai énormément aimé Chopin pendant mon adolescence. J’avais l’impression que c’est lui qui me comprenait. Quand j’étais dans un certain état d’esprit, je mettais les Préludes par Claudio Arrau et, d’un seul coup, une question me traverse l’esprit : « Mais comment il le sait ? » J’avais l’impression qu’un ami me comprenait. Donc j’ai voulu devenir moi-même cet ami qui me comprend. C’est mieux ! Mais le résultat n’a pas été concluant. Plus exactement : c’était fuyant. À chaque fois que j’essayais d’attraper Frédéric, il me donnait l’impression de se défiler. C’était d’autant plus bizarre que je n’avais ce sentiment ni avec Schubert, ni avec Schumann, ni avec Brahms, ni… Non, Chopin était le seul. J’étais d’autant plus frustré que je déployais beaucoup d’efforts pour le jouer comme je souhaitais le jouer.
Quelle solution avez-vous inventé, cette fois ?
Une solution radicale : j’ai arrêté.
Pour quelqu’un de pondéré comme vous semblez l’être, n’était-ce pas excessif ?
Au contraire ! Si je n’y arrive pas, à quoi bon s’obstiner ?
Dépit amoureux, sans doute…
Le fait est que, quand j’entendais certaines autres interprétations, j’avais l’impression que ce n’était pas ça. Je dois le préciser, une fois de plus : ce que je viens d’exprimer n’est pas un jugement que je porte sur mes collègues – non, rien à voir. C’était un sentiment plus personnel, plus intérieur. Celui de ne pas entendre une version qui me corresponde ou s’approche de ce que je cherche. J’étais déçu. D’autant que j’ai travaillé les Études en long et en large, avec l’idée qu’il s’agissait d’œuvres artistiques aussi importantes que les Préludes, et non de simples – pas si simples ! – exercices pédagogiques qu’il est séant de pouvoir jouer trois fois de suite pour montrer à quel point on maîtrise son affaire. Une fois de plus, j’avais l’intuition qu’il y avait quelque chose que je n’arrivais pas à trouver.
Donc vous arrêtez de jouer Chopin.
Oui.
Jean-Nicolas Diatkine, justifiez-vous.
Oh, sous le coup de l’irritation, je me suis forgé les prétextes les plus divers.
Marchez.
Chopin est Polonais, je suis d’origine Russe.
La belle affaire !
Il avait certains côtés vaguement antisémites.
« Vaguement », c’est déjà pas si mal, à son époque.
Il apparaît sur des photos avec des poses qui me déplaisaient…
C’est-à-dire ?
Il avait l’air prétentieux.
« Beethoven n’était pas forcément sympa »
Bon, on peut être sérieux deux secondes ?
Je suis sérieux ! De tous les éléments mentionnés, j’essayais de déduire que ce n’étaient pas les œuvres qui m’échappaient : c’est juste le bonhomme que je n’aimais pas.
Donc vous en avez rajouté…
Ça s’est aggravé – malgré moi – quand j’ai lu comment ses élèves le voyaient. Le personnage, avec son apparence distante et froide, me déplaisait de plus en plus. Bien sûr, je savais que Beethoven n’était pas forcément sympa. Bien sûr, je savais que, dans mon jugement anti-Chopin, palpitaient mes projections personnelles.
Son cas semblait scellé.
Heureusement, mon ami Arnaud Dumond, compositeur et guitariste de renom, s’est étonné de cette antipathie anti-Chopin qui me privait d’une grande partie du répertoire pianistique. Il m’a très chaleureusement encouragé à la surmonter. Hélas, sa gentillesse n’a pas suffi à me faire changer d’avis. Au contraire, le livre qu’Arnaud m’a offert à l’époque pour me réconcilier avec Chopin a renforcé mon impression.
Un coup pour rien, alors ?
Non, pas pour rien ! La bienveillance d’Arnaud m’a finalement amené à m’interroger sérieusement sur moi-même, et je suis très reconnaissant à mon ami pour cela.
Pour autant, Chopin n’était toujours pas votre tasse de thé !
En effet, malgré tous mes efforts, plus des gens comme Gide me racontaient le Chopin qu’ils percevaient, plus j’avais confirmation que ce n’était pas mon Chopin dont ils parlaient. Heureusement, j’ai fini par dénicher les annales d’un colloque sur Chopin. C’était un Bottin énorme rassemblant les articles de spécialistes tout azimut, dont des acousticiens et des musicologues ultra pointus. Partant, j’ai parcouru des analyses incroyables jusqu’à tomber sur une petite biographie des parents de Chopin qui a tout changé.
Diable, pourquoi ?
Les parents du petit Frédéric étaient des pédagogues très modernes, pour qui il était plus important de développer la personnalité que la performance des élèves… afin que les élèves soient heureux. Ils ont donc élevé leur fils dans cette mentalité. Pour l’époque, c’est très particulier. Et moi, ça, ça me parlait car je suis investi dans le bouddhisme sōka, qui a été fondé par deux éducateurs. Et la Sōka Gakkai, le mouvement dont je fais partie, ça veut dire « Société pour la création de valeurs ». Dans cette mouvance, il est beaucoup question de ce genre de pédagogie. Autant dire que je suis assez sensibilisé sur le sujet !
Entre la pédagogie et l’interprétation, il y a un pas, non ?
Non. Découvrir comment Chopin a été éduqué m’a enthousiasmé. J’y voyais une explication à l’incapacité de beaucoup à ne pas saisir ce qui m’intéressait chez lui : il ne correspond à aucun archétype. Il n’est pas du tout formaté. Chacun le perçoit cadré alors qu’il ne l’est pas. J’en ai conclu que c’était ça qui me dérangeait. Donc j’ai tiré ce fil pour m’imaginer qui il était vraiment ; et, là, ça s’est reconnecté mais d’une façon complètement différente.
« Jouer Chopin, c’est jouer dans le moment »
Résultat, vous avez joué les préludes à la salle Gaveau, il y a deux ans…
… et d’autres projets se profilent, car j’ai la conviction que j’ai trouvé une clef. Ma clef. En l’espèce : une des raisons pour lesquelles je n’arrivais pas à jouer Chopin, c’est que, contrairement à beaucoup d’œuvres qui sont construites, par exemple autour d’un modèle de danses polonaises, mazurkas, valses, etc., les Préludes, ce sont essentiellement des improvisations. Aussi a-t-il eu énormément de mal à les finir puisque, à chaque fois qu’il les retravaillait, il les changeait. Et je me suis dit que c’est ça ce que je sens : ces œuvres sont instables. Il n’y a qu’une solution : les créer dans l’instant. Je me retrouve avec les convictions acquises lors de l’écoute de Herbie Hancock et Wayne Shorter. Je comprends que, ce que je dois trouver, c’est l’art de jouer là, dans le moment.
Qu’est-ce que ça veut dire, pour le niaiseux, « jouer dans le moment » ?
Retrouver le jaillissement. Pas calculer « je vais faire mon crescendo là », « je vais prendre cette progression comme ça ».
Pourquoi ? C’est pas la base du travail ?
Avec Chopin, ça-ne-mar-che-pas. Or, quand j’ai pris conscience de ça, j’ai senti le vent me pousser.
Chopin a commencé à vous aimer ?
C’est ça. Enfin ! Franchement, il était temps !
À suivre !
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Pour lire d’autres petits papiers sur Jean-Nicolas Diatkine, c’est çà et là.