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Jean-Nicolas Diatkine, le 14 avril 2021. Photo : Bertrand Ferrier.

Il fait partie de ces solistes exceptionnels – et de ces accompagnateurs recherchés – dont les récitals émeuvent les foules, les enthousiasment… et débouchent inévitablement sur la question : « Pourquoi vous n’êtes pas plus connu ? » Loin d’être le secret le mieux gardé du piano français, Jean-Nicolas Diatkine garde des années où la musique n’était pas muselée un track record impressionnant, incluant des concerts à l’opéra Bastille et la tradition du concert annuel à Gaveau en passant par un passage au Rode Pomp, à Gand, où le public l’élit « meilleure révélation pianistique depuis dix ans ».
Formé par des pointures, frotté aux grandes salles de concert, habitué des micros, l’homme se revendique comme « humaniste » avant de se définir comme pianiste. Après ses confrères tels Cyprien Katsaris, Orlando Bass et Philippe Entremont, prenant prétexte de son nouveau disque 100 % Beethoven, nous avons obtenu de lui un « grand entretien » qui porte bien son nom. Jean-Nicolas Diaktine nous y ouvre une fenêtre sur son art, son travail, sa construction et ses projets sans omettre de répondre aux questions saugrenues qui pointent çà et là le bout de leur museau. À bâtons rompus, sans filet et avec une générosité qui n’exclut pas l’intelligence et la mesure, cet artiste d’une rare culture se déploie en révélant ses défis d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Oserez-vous les relever avec lui ?

 

Défi 1.
Se comprendre et comprendre une œuvre

 

Commençons in medias res : comment choisit-on un piano pour jouer Beethoven aujourd’hui ?
Pour être honnête, j’ai essayé des pianos à Paris. Ils étaient magnifiques. Trop. Je ne trouvais pas le velouté et la gradation que je cherchais. Les instruments avaient beau être somptueux, ils ne correspondaient pas aux trois sonates de Beethoven que je voulais enregistrer.

Être « trop magnifique », est-ce le pire compliment que l’on puisse faire à un instrument ?
Peut-être pour Beethoven. Beethoven, c’est pas « beau ».

 

« Beethoven, c’est comme la peau »

Pardon ?
Non, Beethoven, c’est pas « beau ». C’est pas lisse. C’est plein d’aspérités. C’est rugueux. C’est comme la peau. C’est vivant. Donc, comme d’habitude, j’étais désespéré de rencontrer des pianos parfaits mais qui ne correspondaient pas à mon projet. Jusqu’à ce que je dise à mon éditeur allemand que je me morfondais. Comme il travaillait avec l’Orchestre symphonique de Vienne, il m’a répondu qu’il avait des contacts en Autriche, et ces contacts pourraient avoir des pistes pour enregistrer du Beethoven.

Que fait un artiste de votre trempe dans cette circonstance ?
Presque rien. Juste une prière.

Pour quel résultat ?
Alors que cette piste semblait avoir fait long feu, mon éditeur me souffle : « J’ai peut-être trouvé un endroit et un gars. » Quand je découvre le piano, je n’en reviens pas : c’est un Steinway accordé par Karl Brandl, un spécialiste des Bösendorfer. C’était fantastique. Exactement ce que je cherchais.

Avez-vous échangé avec l’accordeur ?
Oui, de façon muette. Je lui écrivais des messages que je laissais sur le clavier pour lui expliquer ce que je voulais ou les problèmes que je rencontrais.

Pourquoi en mode muet ? Votre accordeur était sourd ?
Non, évidemment. En revanche, il venait au studio trop tôt pour moi ! D’autant que, la nuit précédant la dernière séance d’enregistrement, je n’ai pas fermé l’œil. J’étais épuisé, et j’avais l’opus 101 à mettre en boîte. Comme, en prime, j’étais d’une humeur massacrante pour des tas de raisons, impossible d’imaginer pires conditions ! Quoique… Pour jouer du Beethoven, ça peut servir. Quand on est un ronchon électrique, on comprend mieux certaines choses qu’il a écrites. Or, le matin du dernier jour, je tombe sur l’accordeur qui avait achevé son travail plus tard qu’à l’accoutumée. Je me mets au piano, teste quelques passages et vois ce monsieur se précipiter vers moi. Il me dit qu’il adore les couleurs que je tire de l’instrument, m’assure qu’un tel son est extrêmement rare, bref, me couvre de compliments qui me touchent et me prouvent que la communication avait fonctionné. Il avait saisi ce que je cherchais, et nous avions œuvré dans la même direction. Cette rencontre et la joie qui en a résulté m’ont mis dans un tel état d’euphorie que j’ai oublié ma nuit quasi blanche. Rasséréné et gonflé à bloc, je me suis lancé dans une première prise. À la fin, je lance à l’ingénieur du son : « Alors ? » Il me dit : « C’est parfait ! » Bien sûr, on a fait d’autres prises, par sécurité, mais je sentais que je ne jouerais pas mieux. Une telle conjonction de belles vibrations, c’est tellement rare !

 

 

La version de la vingt-huitième sonate choisie pour le disque est donc la première prise ?
En partie. Vous savez, c’est le mystère de l’enregistrement : quand on réécoute les bandes trois mois plus tard, on n’est plus du tout dans le même état d’euphorie, et on se demande si c’est bien la bonne bande que l’on écoute ! J’ai beau être prévenu, j’ai beau le savoir, à chaque fois, la réécoute du travail en studio me surprend.

 

« Cette tragédie nourrit ma réflexion »

 

Comme si, à chaque projet discographique, vous découvriez les affres du métier…
Peut-être cela s’explique-t-il en partie parce que j’ai gardé en moi des réflexes d’amateur.

Amateur ? En quel sens ?
J’ai eu une vie avant le piano professionnel ! J’ai passé un bac C. Mes parents se méfiaient du milieu musical. Ils ne le connaissaient pas du tout ; et, en bons enfants de juifs russes réfugiés (mes grands-parents ont émigré en 1905 et 1912 pour fuir les pogroms), ils avaient toujours l’impression d’être en état de survie. Cela reste un non-dit, mais c’est toujours présent. Par exemple, ils m’ont appelé Jean-Nicolas pour ne pas me donner un prénom juif. Au cas où.

C’est un détail qui n’en est pas un, mais vos parents vous ont eu tardivement…
Oui, ils auraient pu être mes grands-parents ! Mon père est né en 1918. À dire vrai, j’ai des frères qui auraient pu être mes propres pères. Ça crée, surtout à cette époque, une distance considérable, et ça laisse le temps à mes parents de se forger une idée de ce qu’il conviendrait que je devienne. Du moins, j’imagine, car ça m’étonnerait qu’ils m’aient laissé une page totalement vierge !

Vous le revendiquez assez pour que l’on puisse le signaler sans sombrer dans le people : vous n’êtes pas nés dans une famille ordinaire…
Ordinaire, non : je dirais plutôt que j’ai eu la chance de naître dans une famille humaniste. Mon père m’a beaucoup parlé de sa rencontre avec les hôpitaux psychiatriques. C’était sous l’Occupation. Il était réfugié sous un nom un peu falsifié et voulait faire carrière en chirurgie, mais on lui a trouvé une place d’infirmier dans un HP. Là, il a découvert avec horreur comment étaient traités les patients. Ça l’a choqué profondément. Il a pensé aux Allemands qui nous déportaient, et a constaté que les médecins français ne traitaient pas beaucoup mieux les malades mentaux. Partant, il s’est beaucoup intéressé aux tentatives pour réformer l’attitude des médecins, que régissent certains codes associés à une position de pouvoir, telle que l’expérimentent aussi les hommes de loi ou les acteurs politiques. Mon père a réfléchi aux modifications à apporter pour développer une médecine plus respectueuse.

Il vous a nourri de ses expériences…
Plus que ça : à force de me raconter des histoires, il m’a inoculé le virus du respect de l’autre. Il pointait souvent les conséquences de l’irrespect sur les malades. Il évoquait ainsi le cas d’une de ses patientes qui avait été plongée dans la schizophrénie par un médecin qui avait placé la main sur son épaule en déclarant : « On va s’en occuper, de cette petite ! » La cage s’est refermée sur la malade. Désormais, une vitre Securit la séparait des autres. Elle avait dix-huit ans. Aujourd’hui encore, cette tragédie nourrit ma réflexion.

 

 

Dans ce contexte, vous étiez programmé pour être plutôt médecin que pianiste.
Peut-être, mais mon prof de piano était vent debout contre cette perspective. Il m’affirmait que j’étais fait pour la musique. Je chantais quand même Don Giovanni par cœur quand j’avais six ans. Gamin, je jouais aux petites voitures en écoutant les symphonies de Beethoven. Ça me paraissait normal, et je suis sûr que beaucoup d’autres enfants font de même.

Vous êtes sûr ?
En tout cas, à un moment, il faut trancher. J’avais des affinités avec la musique, sans doute, mais, comme dit Daniel Barenboim, « un enfant prodige, c’est un enfant doué avec des parents ambitieux ». Or, mes parents étaient ambitieux sur le plan humain, pas sur le plan carriériste. Ils n’étaient pas chauds à l’idée de me couper de leur projet humaniste en me laissant travailler dans un élevage de jeunes virtuoses. Aussi ai-je toujours conservé deux carrières, même si le mot peut sembler maladroit ou prétentieux – disons plutôt deux perspectives de développement : celle de ma vie de pianiste et celle de l’être humain que je suis. Pas l’une sans l’autre. Et, dans les deux cas, une évidence : il ne faut pas s’louper !

 

« L’homme est un arbre comme les autres »

 

Au long des ans, vous avez dû côtoyer des pianistes qui, eux, avaient oublié de développer leur humanisme, ou qui l’avaient banni de leurs perspectives en pensant ainsi mieux « réussir », à défaut de s’accomplir…
Parfois, je m’étonne de la dissociation entre les personnes et la musique qu’elles produisent. Les deux me paraissent si éloignées que je me demande : « Qu’est-ce qui est vrai ? » Ça peut sembler naïf, mais je préfère penser que c’est plutôt enfantin.

En quel sens ?
Les enfants ont couramment un désir de pureté qu’ils sont capables de garder très longtemps. J’ai fait partie de ces enfants ! Mon père a écrit un article intitulé : « L’enfant dans l’adulte ou l’éternelle capacité de rêverie ». Je suis sûr qu’il pensait à moi, et j’étais assez d’accord avec ce qu’il disait. Enfin, j’étais surtout d’accord avec le titre puisque, après, je n’entendais goutte à sa prose ! Le titre était clair ; le reste ressortissait de la psychanalyse, donc c’était très technique. Néanmoins, j’en retiens l’idée qu’il est bon de rester l’enfant que l’on a été. L’homme devrait être un arbre comme les autres : le cœur des troncs reste toujours le même.

 

 

Dès lors, aviez-vous peur de perdre vos valeurs humanistes en devenant musicien ?
Je formulerais cela différemment. Je dirais que je me suis d’emblée demandé comment devenir un artiste et un humain de qualité. Et il se trouve que le maître de mon maître, Argentin, avait pour modèle, forcément, Claudio Arrau, le héros de l’Amérique latine. Or, Arrau raconte que, dans son enfance, il était assez chouchouté puisque, jusqu’à ses dix-huit ans, sa mère lui nouait ses lacets ! J’imagine que, roi en sa demeure, enfant prodige adulé dès ses six ans, il ne devait pas être d’un naturel très modeste. Si bien que, un jour, quand il avait onze ans, son maître, Martin Krause, lui dit : « Pour la semaine prochaine, tu vas m’apprendre quatre des  Douze études d’exécution transcendante. » Évidemment, c’était impossible. Une semaine plus tard, Arrau n’était pas prêt. J’imagine que l’objectif était de faufiler une once d’humilité dans la tête du petit Chilien. La leçon a dû porter car, dans ses écrits, Arrau parle beaucoup de l’orgueil comme d’un énorme frein de développement. Lire cela a été très important pour moi, car je me suis méfié d’une tendance de certains pianistes à transformer la musique en show. La spectacularisation du concert, ça ne m’intéresse pas du tout, d’autant que, au lieu de masquer le vide, le cabotinage le révèle.

Ce n’est peut-être pas du cabotinage, mais quand Liszt écrit ses Paraphrases
Pour des raisons historiques, Liszt s’est servi du côté théâtral de la virtuosité avec beaucoup d’habileté. Toutefois, aujourd’hui, cette débauche d’effets ne se justifie peut-être plus musicalement.

Vous pensez que Franz est puni par où il a pêché, sa musique « plus virtuose que musicale » n’ayant plus de charme ?
Je l’ai pensé un temps. Ce nonobstant, comme j’aime les paradoxes, j’ai rebroussé chemin, et je me suis dit : « Qui sait s’il n’y a pas quelque chose de beau à en tirer ? »

Il est vrai que l’idée que le compositeur a toujours raison est l’une de vos marottes !
Incontestablement. Quand je n’aime pas une œuvre, je postule que j’ai tort. En revanche, quand je découvre le sens de ce que je n’aimais pas, donc que je me mets à aimer ce que je n’aimais pas, je conclus que j’ai raison. J’adore cette impression d’illumination.

… qui n’est pas sans évoquer le « bodhi », l’éveil spirituel cher aux bouddhistes dont vous êtes !
En effet, je suis bouddhiste, un peu à cause d’Arrau qui évoque le zen à travers le tir à l’arc… et un peu aussi à cause d’un de mes professeurs qui m’a parlé de la pratique bouddhique comme étant susceptible de m’aider à être plus concentré.

 

« Je suis amoureux de la curiosité en elle-même »

 

 Le bouddhisme est donc quelque chose de structurant dans votre pratique artistique.
Oui, car il m’a permis de retrouver les valeurs humanistes qui me tiennent à cœur. Avec cette spiritualité, j’ai appris à fusionner un dédale qui, auparavant, me paraissait constitué de couloirs cloisonnés. Ainsi, j’ai compris que je pouvais être moi-même partout et, de la sorte, me débarrasser de l’impression de devoir jouer des personnages différents, ce qui m’amenait à être incomplet à chaque fois.

Là encore, votre expérience d’incomplétude n’est pas l’expression d’un malaise anodin. Elle est constitutive de votre métier de pianiste.
Disons que, lors de mon adolescence, je faisais une psychanalyse ; j’avais un père qui était un poids lourd dans ce domaine ; j’avais une sœur et des frères qui étaient des sommités dans leurs domaines respectifs (psychanalyse, économie, ophtalmologie) ; j’avais un maître de musique ; et tout cela constituait des mondes complètement séparés, donc compliqués à gérer ! Pour m’aider, on me disait : « Choisis ! » Moi, je ne voulais pas choisir, mais je ne voulais pas non plus être une personnalité éclatée. Heureusement, j’ai trouvé dans le bouddhisme des outils pour travailler à l’abolition du dualisme, cette intarissable source de conflits. Les Japonais ont un geste très simple pour expliquer ça. Ils vous montrent une main dont ils cachent la partie inférieure, et ils disent : « Vous voyez des doigts séparés. » Puis ils montrent la main en entier, et ils disent : « Vous voyez, ces doigts font partie d’une même main. » Cette perspective, quand j’ai pris conscience de ses implications, a changé à la fois ma vie et ma perception de la musique. Lorsque je ne perçais pas le mystère d’une partition, je savais que la partition n’était peut-être pas en cause : peut-être était-ce moi qui ne savais pas la lire. Une telle hypothèse a une grande vertu, car elle attise ma curiosité.

 

 

La curiosité est donc un joli défaut ?
J’aime la curiosité. Mieux : je suis amoureux de la curiosité en elle-même. Je trouve que ça tient éveillé. Comprendre quelque chose, c’est un plaisir immense mais extrêmement passager. Si on s’arrête à cette sensation, on s’arrête tout court très vite. Vous connaissez la blague de Toto : pendant dix ans, il fait des gammes. Un jour, il s’arrête. La voisine s’étonne et toque à la porte pour comprendre. Toto explique : « C’est bon, je peux m’arrêter, maintenant, je sais. » Au début, je trouvais que cette blague était drôle. Dorénavant, je la trouve vraie. Avec Beethoven, ça marche bien !

Beethoven vous a aidé à comprendre une blague de Toto ?
C’est plutôt une blague de Toto qui m’a aidé à comprendre Beethoven ! Quand j’entends une œuvre que j’aime beaucoup jouée par un confrère et que je me dis : « Hum, non, c’est pas ça », je peux commencer mon enquête. Je veux comprendre pourquoi « c’est pas ça ». Je veux saisir ce qui fait que « c’est pas ça ».

 

« Quand vous êtes de mauvaise humeur, ça marche quand même »

 

Faute de police scientifique, vous n’avez pas beaucoup de munitions pour résoudre l’énigme…
Joli euphémisme ! En réalité, je n’ai qu’une intuition, celle qui alimente un malaise profond. Avant, cette situation me poussait presque à la dépression car j’estimais que j’étais dans l’erreur parce que je n’aimais pas. Si je n’aimais pas, c’est que je n’allais pas bien. Donc je n’allais pas bien puisque je n’aimais pas. Je mettais ma faute de goût sur le compte de mon humeur ou de je ne sais quoi. Dans tous les cas, la faute m’incombait.

Avez-vous réussi à vous extraire de ce sentiment de culpabilité ?
Heureusement ! Quelque temps plus tard, j’ai pensé que mon malaise venait de ce que, si le sens de l’œuvre m’échappait, c’est qu’une construction ou une idée m’échappait. Ce n’était ni ma faute, ni pas ma faute : il me fallait juste travailler pour comprendre ce que je n’avais pas saisi. Par conséquent, quand j’ai travaillé avec le compositeur Narcis Bonet, je ne le laissais pas prendre le lead – joli jeu de mot avec l’allemand, sans doute ! –, je venais avec une batterie de questions.

Comme ?
Eh bien, « pourquoi Bach a écrit ce truc-là, je comprends pas ». De la sorte, ce n’était plus ma faute, c’était celle de Bach. Et le travail de mon maître était de m’expliquer que, de faute, il n’y avait pas. En revanche, il y avait une raison à la bizarrerie que j’avais cru repérer et qui me chiffonnait tant.

 

 

Ça ressemble à quoi, pour un compositeur, une bonne raison de commettre une « faute » ?
Par exemple : « À tel endroit, il a écrit sa phrase d’une certaine façon ; donc, à tel autre endroit, il ne pouvait l’écrire autrement. » Quand mon maître me dévoilait ce genre de mécanisme, ma question se transformait en découverte, et je comprenais, dans l’exemple que je vous ai donné, la puissance d’association entre les diverses parties. Pareil, dans le deuxième Kreisleriana de Robert Schumann : j’avais beau répéter dans tous les sens le thème liminaire (sib do ré fa sol fa ré sib fa), la mise en place n’était jamais parfaite. C’était pas ça. J’ai cherché la solution chez des collègues, et leur proposition ne me convenait pas davantage. N’y voyez aucunement la prétention de l’artiste qui, selon lui, ne peut pas jouer moins bien que ses confrères, je veux ici parler de mon désarroi devant mon incapacité à comprendre le problème de partition, donc d’interprétation, que mon intuition me désigne.

Les disques ayant échoué, il vous restait la solution Narcis Bonet.
Exactement ! Je vais donc le voir et lui annonce platement que je n’arrive pas à jouer ce segment. Et lui m’explique : « Enfin, vous voyez bien que, dans cette arabesque, seules trois notes sont importantes ! Le reste ne constitue qu’un passage. » Et, comme Nadia Boulanger affirmant qu’« il suffit d’éclairer la sensible (son grand dada !) par son oreille », il m’expliquait qu’en soulignant de l’intérieur trois notes et non l’ensemble du motif, d’un seul coup, tout change.

Pardonnez la question de l’ignare et du mécréant : « souligner de l’intérieur », ne serait-ce pas un faux-fuyant ?
Pas le moins du monde quand celui qui vous a asséné cela se met au clavier pour vous montrer la différence. Certaines évidences élèvent et ne peuvent s’énoncer simplement. Donc Narcis m’a montré les notes qui étaient moins importantes. Alors, évidemment, il est impératif de jouer toutes ces octaves legato. C’est difficile à faire, il faut insister… sauf dans la musique. Il ne faut pas insister, il faut les laisser couler et insister sur les trois premières, sib – do – ré. Quand on pousse sur ces notes-là, l’évidence apparaît : c’est ça. D’autant que, quand on tourne la page, on voit que Schumann l’a indiqué à la reprise. Alors ça, j’adore. Ce qui était hermétique devient signifiant. Ce qui était brouhaha devient langage articulé. Et le magnifique, avec cette révélation, c’est que, quand vous saisissez le principe, même quand vous êtes de mauvaise humeur, ça marche quand même. C’est ça qui est fou. Le compositeur vous emmène vers ce qu’il souhaitait vous montrer, fût-ce malgré vous. La structure de l’œuvre est plus forte que l’état d’esprit dans lequel on se trouve. Voilà le genre de moment dont je raffole : quand je suis capturé par la partition. J’aime la laisser me capturer plutôt que la capturer.


À suivre !
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