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Jean-Luc Thellin en répétition avant son récital à Notre-Dame de Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Enfin – oui, enfin ! – voici l’intégrale du grand entretien réalisé avec Jean-Luc Thellin,

  • longtemps organiste de Notre-Dame de Vincennes,
  • un temps titulaire du grand orgue de la cathédrale de Chartres (nous l’avons interviouvé à l’occasion de sa nomination),
  • désormais titulaire du grand orgue de la salle de musique de La Chaux-de-Fonds.

Un échange capté au moment où l’énergumène venait de claquer une singulière intégrale augmentée de la musique pour orgue de César Franck disponible ici


 

Premier épisode
Comment devenir franckiste

 

« Vas-y, franckiste, c’est bon ! » semble nous susurrer le petit Belge qui monte. Dans un monde organistique français trrrès franco-centré, Jean-Luc Thellin est ce que les hispanophones appellent un bicho raro. Il s’est lancé dans une intégrale Bach mais vient de publier une intégrale augmentée de César Franck. Il est loin des coteries et vient cependant d’être nommé organiste de la cathédrale de Chartres. Il promène sa mine sage de lunettard souriant mais trimballe avec lui sa passion pour l’orgue et sa ferme décision de ne pas s’en laisser conter. À l’occasion de la parution du coffret Franck, il nous a accordé un entretien à bâtons rompus qui parle presque moins d’orgue que de passion, et presque moins de Franck que d’amour de Franck…

 

Jean-Luc, tu es sans doute un musicien intègre (je ne sais pas si c’est une bonne chose pour parvenir à tes fins), mais tu es avant tout un musicien intégral ! Après avoir publié quatre volumes d’une intégrale Bach actuellement en suspens, tu publies un coffret rassemblant l’intégrale des œuvres de César Franck pour grand orgue et plus. En dehors de l’aspect marketing un peu concon de l’anniversaire qu’aiment tant l’industrie de la musique et les supermarchés – en l’espèce, le chiffre rond comme un boudin était « l’année du bicentenaire de la naissance de Franck » –, pourquoi as-tu décidé d’enregistrer une intégrale augmentée de ce compositeur ?
C’est une très, très vieille histoire. Quand j’étais tout petit, on découvrait le disque laser – on n’appelait pas ça un CD, à l’époque, on appelait ça un disque laser, nuance ! Le nec plus ultra, c’étaient ceux qui étaient marqués DDD.

En gros, ceux qui n’étaient pas des repiquages de disques noirs, stigmatisés par l’appellation « ADD », pour « analogique » versus « digital »…
Je me souviens de la fierté de mon grand-père qui, pour un Noël, avait acheté la première platine de lecteur laser avec un des premiers enregistrements d’orgue publiés sous ce format. C’était un album de l’organiste John Scott à la cathédrale de Londres. Le programme était un patchwork qui commençait bien sûr par la Toccata et fugue en ré mineur [BWV 565], y avait le Scherzo de Gigout, la Toccata de Boëllmann, la Troisième sonate de Mendelssohn… et, en plein milieu, le Deuxième choral de Franck. À l’époque, je ne jouais pas d’orgue. En fait, je ne connaissais même pas l’orgue.

 

 

 

« Il n’y a pas de petit Franck »

 

Même sans connaître l’orgue, tu pratiquais déjà la musique.
Il faut le dire vite ! J’avais étudié le piano pendant un an avec une religieuse. Ça s’était très mal passé. Et là, je tombe fou amoureux de ce Deuxième choral. Je l’ai écouté en boucle. Je l’adorais ; et j’ai décidé que, un jour, je le jouerais. Donc je rentre à l’Académie de musique. Problème : il n’y a pas de classe d’orgue. J’ai alors fait quatre ans de piano avant de pouvoir m’inscrire dans ma discipline d’élection. Au tout premier cours, j’ai débarqué avec une photocopie du choral, et j’ai dit à ma prof : « Je veux jouer ça. »

Elle a rigolé ?
Elle m’a regardé d’un air un peu dubitatif en pensant, j’imagine : « Mais qu’est-ce que c’est que ce personnage ? » Je n’avais juste pas conscience qu’il allait falloir travailler avant de partir à l’assaut de cette partition. Qu’importe, malgré l’enthousiasme mesuré de ma prof et l’immensité de la tâche qui m’attendait, le projet ne m’a pas quitté pour autant.

Or, même quand on est en mesure de jouer Franck, il est rare de commencer par le Deuxième choral.
Exact. Pour ma part, avant la Pastorale, j’ai commencé par les Prélude, fugue et variation…

… qui, contrairement à ce que subodorent ceux qui ne l’ont jamais pratiquée, n’est pas la moins vacharde de toutes les œuvres – et ce, jusqu’au bout !
Clairement, non, même si la hiérarchisation des difficultés reste relative. Il n’y a aucun petit Franck. Il n’y a pas de Franck facile. Ceux qui le pensent sont, j’assume le terme, des crétins. Le langage que ce génie déploie, peaufine, enrichit, est ultra complexe, homogène et constant même si, dans le détail, l’écriture peut varier d’une pièce à l’autre.

En attendant, toujours pas de Deuxième choral…
Non. Quatre ans après mes débuts, j’entre au conservatoire, où je travaille le Cantabile et la Fantaisie en Ut…

Toujours pas de Deuxième choral.
Même pas le Troisième, jamais le Deuxième, et jamais la Pièce héroïque, jusqu’à ce que je me mette à travailler avec Louis Robillard. Là, ç’a vraiment été le déclic. J’ai commencé par la Prière, avec lui.

Re-toujours pas de Deuxième choral.
J’aurais préféré ! Robillard ne m’a jamais laissé en repos avec cette maudite Prière. J’en ai bavé comme tu n’imagines pas ! Il était d’une exigence folle pour ses pièces fétiches qu’étaient Ad nos [les Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam » de Franz Liszt], Saint François de Paule marchant sur les flots [pièce de Franz Liszt pour piano transcrite pour orgue par ledit Louis Robillard], la Prière et le Deuxième choral de César Franck…

… enfin !
… et sa fameuse transcription de L’Île des morts [poème symphonique de Sergueï Rachmaninov] ; et il te faisait bien comprendre que, quand tu travaillais une de ces œuvres, il ne laisserait rien passer pour obtenir le résultat non pas le plus parfait possible : le résultat parfait tout court ! Il fallait connaître toutes les coutures, tous les recoins, toutes les astuces, toutes les chausse-trapes. Les connaître et les sublimer.

 

 

Que t’a apporté cette exigence sélective ?
Elle m’a apporté quelque chose d’absolument incroyable : cette idée que, que tu travailles un Franck ou l’autre, peu importe, l’essentiel est de comprendre le mécanisme de ses couleurs. Par exemple pour les Prélude, fugue et variation, selon les lieux et les orgues où tu joues, selon le tempo que tu as choisi, tu peux jouer l’œuvre de façon extrêmement organistique ou extrêmement pianistique. Après tout, il y a eu trois versions du triptyque : la première pour harmonium et piano, la deuxième pour orgue, la troisième pour piano. Il faut connaître les trois parce que les trois se jouent de manière radicalement différente. Pour décider quelle manière s’impose, Robillard m’a dit : « Ce qui compte, c’est le son. La qualité du son. Le son et la manière dont tu traites les enchaînements. »

 

« On ne sait pas ce que Franck aimait faire quand il rentrait chez lui »

 

C’est l’une des particularités de César Franck. Il est plutôt nul en développement donc porté sur la rhapsodie…
Franck n’est nul en rien, que dis-tu ? Il a surtout porté à un point inouï le travail sur la texture harmonique. Avant lui, comme disait Pierre Pincemaille, on était courts, dans ce domaine. Boëly ? Beauvarlet-Charpentier ? Dubois ? C’est la tarte à la crème !

Tu parles de son, d’harmonie, de lieux… mais tu évites de souligner que ta Belgique natale recèle un mystère : elle est méchamment dépourvue de Cavaillé-Coll.
C’est vrai, il y en a malheureusement très peu et, souvent, ils ne sont pas en état de marche. Partant, on ne peut qu’imaginer comment Franck s’est fabriqué un son idéal.

Comment as-tu forgé ton opinion ?
En plusieurs étapes, mais la rencontre avec l’orgue de Saint-François, à Lyon, qui est un Cavaillé d’origine, jamais modifié, m’a vraiment ouvert les yeux sur ce qu’essayait de m’expliquer Robillard. Cet instrument m’a donné un sentiment poétique comme je n’en avais jamais éprouvé. Saint-Sernin, à Toulouse, c’est trrrès puissant, trrrès impressionnant, mais ça n’a pas la poésie de Saint-François.

Donc Saint-Sernin, ce n’est pas pour le Franck de la délicatesse.
Hum… C’est compliqué. Sur l’ensemble de l’œuvre, j’ai toujours été dans des interrogations sans limite sur ce que le compositeur entendait et voulait. On a finalement peu de réponses, ne serait-ce que parce qu’on connaît peu sa vie personnelle. La biographie de Joël-Marie Fouquet [Fayard, 1999] le démontre. Bach, au moins, on connaît ses habitudes. On sait ce qu’il aimait faire chez lui, par exemple. César Franck, même pas. Comment se comportait-il en famille ? Qui était-il vraiment ? Avec ses élèves, il était très généreux, très gentil…

… au point que Léon Vallas commence sa Véritable histoire de César Franck (Flammarion, 1955) en dénonçant la « canonisation du saint laïque » par Vincent d’Indy car, selon lui, « l’admiration passionnée des élèves de César Franck a souvent faussé l’histoire »…
Certes, on sait qu’il était très dévot ; mais, avec ou contre le témoignage de ses élèves, l’homme lui-même reste un mystère. Or, son écriture est tellement unique que l’on aurait aimé avoir des éléments de compréhension ! Son traitement de l’orgue de Sainte-Clotilde aussi est spécifique. Il ne s’agit pas de n’importe quel Cavaillé-Coll. C’est une production unique car, quand Franck est nommé à Sainte-Clotilde, l’orgue vient d’être construit.

J’imagine que, quand on veut enregistrer une intégrale Franck, sur lequel Olivier Penin, titulaire de la Bête, a enregistré les douze pièces pour grand orgue (Brillant Classics, 2022), on doit faire son petit pèlerinage à Sainte-Clotilde.
Plus généralement, la question, pour moi, était : où enregistrer ? Mon critère principal était qu’il ne fallait pas un orgue avec positif de dos. Sainte-Clotilde est l’un des rares Cavaillé à ne pas en avoir, ce n’est pas un hasard. En général, le facteur reprenait des instruments du dix-huitième siècle. À Saint-Sernin, il y a un positif de dos. À Saint-Ouen aussi. À Saint-Étienne de Caen aussi. À Sainte-Croix d’Orléans aussi. Dans une certaine mesure, Cavaillé préférait garder le côté classique. À mon sens, ça, ça ne marche pas, dans la musique de Franck, ne serait-ce que pour les équilibres.

 

« La fugue, c’est le langage du sublime »

 

Peut-être faut-il souligner que tu ne tiens pas, ici, des propos réservés aux organologues et aux organopathes. Pour les mélomanes en général, tu racontes aussi le cheminement de ta pensée et le mûrissement de ton projet.
Moi-même, je me suis longtemps senti illégitime. Trop jeune. Pas assez expérimenté. Soit, je jouais toutes les œuvres, mais j’avais l’impression que certains passages restaient, pour moi, énigmatiques. Il y avait trop de zones d’ombre pour que je sois assez sûr de moi. Jusqu’à un jour où je travaillais la Grande pièce et où j’ai eu le sentiment de la comprendre.

 

 

Sais-tu pourquoi tu as eu la Révélation sur cette composition en particulier ?
Pour moi, c’est l’œuvre la plus énigmatique de toutes les compositions de Franck. Elle est à l’évidence trop longue, mal équilibrée, avec un finale doté d’une partie superfétatoire – on dirait une hénaurme coda, un peu comme dans Ad nos de Liszt, où on a l’impression que l’on se doit de toucher à la fugue parce que, d’une part, c’est le langage sublime, d’autre part, c’est le langage du sublime.

Lis-tu une influence Bach dans cette tentative de, disons, maximisation ?
Franck a toujours été admiratif de l’œuvre de Bach et de sa maîtrise du contrepoint. Regarde ses formes : les fantaisies, le Troisième choral qui n’est rien moins qu’une toccata ressemblant à s’y méprendre aux Prélude et fugue en la mineur [BWV 543], la passacaille dans le Deuxième choral, la forme du grand prélude dans le Premier choral qui, en plus, est une dédicace à Louis-James-Alfred Lefébure-Wély puisque ça sample sa Sortie en Si bémol majeur (sauf qu’elle est en Mi), jusqu’au carillon final…

Comment interpréter ce clin d’œil et remix ?
Oh, on dirait que Franck lui dit : « Tiens, regarde ce que l’on peut faire de sérieux avec ton thème ! » Ce qui ne l’empêchait pas d’admirer son collègue et d’aller tout le temps l’entendre à Saint-Sulpice. Ils n’avaient pas la même sensibilité, mais est-on obligé d’avoir la même sensibilité pour s’apprécier ?


Avec Jean-Luc Thellin lors de l’enregistrement de l’intégrale Franck à Bécon-les-Bruyères. Photo : Gaëlle Schrimpf.

 

Deuxième épisode
Pourquoi enregistrer César Franck

 

Jean-Luc Thellin a deux amours. Son pays ? Peut-être. Paris ? Pas sûr. Plutôt Johann Sebastian Bach et César Franck. Il s’est lancé dans l’intégrale de l’un, il a conclu l’intégrale de l’autre. Dans les deux cas, il doit affronter la sempiternelle question-reproche : « Pourquoi encore enregistrer ces trucs qui l’ont été souvent très correctement, parfois sublimement ? » Inlassablement ou presque, l’artiste remet une pièce dans le juke-box et tente d’expliquer sa démarche et non de se justifier. C’est tonique, c’est sans concession, c’est avec passion.

 

Jean-Luc, nous avons achevé le premier épisode de notre entretien sur la continuité entre Bach et Franck. Peut-on considérer que cette continuité relie aussi ton projet Bach suspendu et le projet Franck que tu as bel et bien achevé ?
Non. Dans ma tête, il n’y a aucun lien. Aucun, aucun, aucun.

Bon, ben c’était peut-être la première question complètement stupide de l’interviouve…
Ta question n’est pas forcément stupide…

Merci, Jean-Luc. Vraiment.
… parce que, au moment où j’ai voulu me lancer dans le projet Franck, je ne pensais pas encore au projet Bach. Depuis mes débuts de musicien, Bach et Franck sont mes deux compositeurs préférés. Je suis entré dans le monde de l’orgue grâce à ces deux compositeurs, pour des raisons complètement différentes. Chez Bach, je suis fasciné par le côté extrêmement mathématique et rationnel ; chez Franck, les couleurs harmoniques me fascinent.

 

« Je n’ai jamais aimé la simplicité »

 

Tu évoques souvent cette synesthésie qui n’est pas qu’un topos : pour toi, le son a une couleur – voire plusieurs.
Je travaille beaucoup sur les couleurs harmoniques. Quand j’apprends par cœur, je me fonde sur les couleurs. Je suis très sensible à la couleur des instruments. Dans le son de certaines orgues, je me sens comme un poisson dans l’eau. Je suis littéralement porté par l’instrument – comme à la Madeleine, dont l’orgue est fabuleux. Avec d’autres instruments, il arrive que je me batte parce que je ne parviens pas à me connecter à leurs couleurs. Je n’ai pas de contact avec leur son.

Donc le projet Franck, plus coloriste, préexistait au projet Bach, plus mathématique.
Le projet Franck, c’est un projet que j’ai toujours voulu mener, oui ; mais je ne voulais pas le faire simplement. Je n’ai jamais aimé la simplicité.

 

 

Ton projet Bach le démontrait. Pour ce monument, tu avais choisi une option passionnante : non seulement chaque disque était un récital en soi (et non l’exploration d’une partie formelle du catalogue, genre « les Prélude et fugue », « les chorals »), ce qui avait été fait auparavant, mais chaque disque était un récital thématisé en fonction de l’orgue que tu choisissais pour chaque disque ; et ça, à ma connaissance, c’était d’autant plus nouveau que le choix des instruments était aussi audacieux que pertinent, très pimpant pour l’écoutant… mais pas simple pour l’interprète qui porte le projet, je le subodore.
Certes, ce n’était pas simple, mais c’était essentiel. Cela dit, pour Franck, j’avais une autre perspective. En Liégeois immigré à Paris, j’ai eu l’impression que, à ma mesure, je reproduisais le schéma franckiste. Je sais, c’est trrrès prétentieux ; j’en suis conscient et, toutefois, c’est ainsi que j’ai vécu ce parallèle. Partant, c’est la première idée que je voulais retracer dans ce projet.

En créant un lien non pas entre Bach et Franck, mais entre Paris et Liège.
À mes yeux, enregistrer les douze pièces habituelles seules, ça n’avait pas de raison d’être. Premièrement parce qu’il y en a déjà eu cinquante mille versions, dont quelques-unes sont magnifiques – celle de Robillard reste, pour moi, la référence en termes de choix d’instruments, d’interprétation, du souffle, de tout ce que tu veux. C’est un testament complet, cette version ! Mon but n’était pas de faire mieux ; et il n’était pas non plus de faire moins bien, ha, non. Le but était de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce que je peux apporter, moi, humblement, dans ce paysage franckiste ? »

 

« Liège, en termes orchestraux, est entre Paris et Berlin »

 

C’est alors que tu penses à la Symphonie en ré mineur…
Écoute, la première fois que j’ai joué la transcription de Heinrich Walther, en 2012, je l’ai trouvée totalement organistique. Je l’ai jouée pour un festival Franck, sur l’orgue de la Salle philharmonique de Liège, avec la Fantaisie en La majeur (qui est aussi une œuvre de salle puisque c’est la première des trois pièces à avoir été composée pour le Trocadéro). Le deuxième mouvement, c’est du contrepoint alla Bach, c’est du concerto de soliste, c’est tout sauf de la musique romantique de base.

Paradoxalement, tu commences à formaliser ton projet d’enregistrement de l’œuvre pour orgue de Franck au contact d’une transcription.
Je dirais que j’entre dans l’idée globale du projet par le fait d’avoir joué cette Symphonie. J’étais choqué dans le bon sens du terme. Le langage de Franck est universel, comme celui de Bach. Tu peux jouer une fugue de Bach avec un quatuor de saxophones ou de solistes vocaux, tu peux la jouer au clavecin, à l’orgue, au piano : quel que soit l’instrumentarium, ça marche.

Pas toujours autant…
Non, peut-être pas, mais ça marche. Pour Franck, la transcription de Heinrich Walther marche si bien que je suis convaincu que la symphonie a été esquissée en grande partie au clavier voire à l’orgue. Franck était un grand improvisateur et, pour lui, l’orgue était un orchestre. Même s’il était un pianiste brillantissime, dans sa symphonie il a instillé un côté antivirtuose qui rejoint les douze pièces. On n’est pas dans le grand traitement orchestral du clavier que l’on a dans les Prélude, fugue[, lento] et variation, dans les Prélude, aria et finale, ou même dans la version originale des Variations symphoniques. Là, c’est une vision pleinement différente des choses. Il s’agit d’un travail sur le son et d’un travail sur l’orchestre qui sont jumelés dans une intimité sidérante.

 

 

En 2012, tu joues la transcription de la Symphonie, et ça réactive ton désir d’enregistrement.
En fait, sur le moment, je pense juste : je veux enregistrer cette œuvre, et je veux l’enregistrer sur cet instrument.

… qui n’est pas un Cavaillé-Coll.
Non, au départ, c’est un orgue de Pierre Schyven. Après, il a été modifié par Francesco Vegezzi-Bossi, électrifié, agrandi, puis modifié par Dominique Thomas et par la manufacture d’orgues luxembourgeoise. Cependant, quand tu analyses bien le son de l’orchestre liégeois, tu sens la différence avec un orchestre français. C’est un mélange entre des timbres polyphoniques de cordes germaniques comme on pourrait l’apprécier à Berlin, et des bois et des vents plutôt francisés. Le résultat évite l’effet « boulet de canon » pour offrir une palette très colorée, très soyeuse, pas agressive le moins du monde.

Tu penses que c’est l’image orchestrale qu’avait César Franck ?
Les témoins de l’époque laissent clairement entendre que ce sont les mêmes caractéristiques que l’on retrouve à Sainte-Clotilde. Cet orgue n’était pas le plus puissant de tout Paris. C’était pas l’orgue de Notre-Dame, du Trocadéro, de Saint-Sulpice ou du Sacré-Cœur. Non, c’était un orgue orchestral, un orgue qui, très probablement, reproduisait le son de l’orchestre que Franck avait entendu quand, petit, il habitait Liège. Quand tu joues la Symphonie à la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans – un orgue absolument somptueux –, il manque une foultitude de petites choses qui sont essentielles. Déjà parce que l’œuvre exige une acoustique sèche ; et ensuite parce qu’elle exige des fonds polyphoniques.

 

« Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi »

 

Donc, même si tout part d’un disque laser de ton grand-père, tout commence pour de bon avec la Symphonie.
Oui, mais je sentais que je n’étais pas allé au bout du sujet. Je voulais aussi montrer une autre facette de Franck : la dimension pianistique concertante adaptable à l’orgue.

Toujours dans ta logique selon laquelle, si un langage musical est universel, la meilleure preuve de son universalité est la transcription.
En tout cas, dans l’idée que, pour enregistrer Franck en pimentant ma version des douze pièces, je devais montrer la variété de ses palettes. Et, un jour, je passe par hasard à La Flûte de Pan, et je tombe sur une transcription des Variations symphoniques par Jörg Abbing. Je dois avouer que je ne connaissais pas bien cette œuvre. Étant boulimique de partitions, j’achète la partoche et, un jour, toujours en 2012, je vais écouter Cédric Tiberghien qui les donnait avec l’Orchestre philharmonique de Liège. J’ai trouvé le résultat tellement splendide que j’ai compris que je devais me mettre au travail. En entendant la pièce, je me suis tout de suite projeté dans ce qui pourrait être un résultat.

 

 

La chose se concrétise en 2022. Comment expliques-tu ce délai ?
Je suis quelqu’un de relativement lent quand je fomente de tels projets. Ce ne sont pas des aventures que l’on vit deux fois. Il faut les préparer avec minutie. Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi, au contraire : il affine, prolonge, nourrit, et transforme une idée en quelque chose de beaucoup plus solide, construit et signifiant.

Mais pourquoi en 2022 plutôt qu’en 2018 ou en 2038 ?
Comme à pas mal de musiciens, la catastrophe de la pandémie de Covid m’a donné, malgré moi et à côté d’autres terribles conséquences, un sacré coup de pouce. Lors du premier confinement, en dépit des cours en visio, j’avais du temps à perdre. Je me suis dit que, si le monde s’en sortait et moi avec, je voudrais faire ce projet-là avec les douze pièces et les deux transcriptions. Beaucoup ont souffert mais le monde a survécu, moi aussi ; donc y avait plus qu’à.


Jean-Luc Thellin en répétition nocturne avant son récital à Notre-Dame de Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Troisième épisode
Pourquoi Franck est autobiographique

 

Dans les entretiens, vient souvent un moment où l’interviouveur rappelle à l’artiste ce qu’il subodore mais dont il arrive à faire fi : il n’est pas le seul artiste. Or, pour Jean-Luc Thellin, expliciter comment il s’est construit, comment il développe les projets qui le structurent, quelles relations il entretient avec ce bruit de fond qu’est ce qu’il n’aime pas considérer comme « la concurrence », ce n’est pas seulement l’occasion de défendre son projet, c’est surtout l’occasion d’exprimer sa conviction qu’un artiste est une singularité. Donc que, dans Franck par Thellin, il y a aussi « Thellin ». Entre maîtrise et émotion, découvrez l’organiste et le fomenteur de projets audacieux comme il s’est rarement livré.

 

Jean-Luc, dans un premier épisode, nous avons vu pourquoi tu tenais à enregistrer Franck. Le deuxième épisode nous a aidés à comprendre comment tu étais passé du désir au projet. À présent se pose une question : comment es-tu passé à la concrétisation ?
En effet, avant la décision de faire cette intégrale, ça n’était pas simple ; après, ça ne l’était pas beaucoup plus ! Une fois que je me suis dit : « OK, on y va », j’ai contacté une première maison de disque qui a regardé le dossier. Puis ça n’a pas pu se faire, et j’étais un peu dépité. J’en ai parlé à un ami qui, grâces lui soient rendues, m’a suggéré de contacter Stéphane Béchy. Aussitôt, Stéphane a été emballé par l’idée d’inclure les transcriptions dans l’intégrale. Il restait juste quelques petits détails à régler, comme, par exemple, trouver l’argent pour l’enregistrement à la Salle philharmonique de Liège.

C’est vrai que l’on pourrait s’imaginer qu’un artiste est payé pour enregistrer des disques. Pourtant, le plus souvent, et nous en parlions tantôt avec l’altiste Marion Leleu, c’est lui qui paye ou qui boucle le budget. Et, plus le projet est ambitieux, plus l’artiste doit raquer !
Logique : la Salle philharmonique de Liège, on ne te la prête pas, il faut la louer. Le preneur de son (Paul Baluwe, un véritable orfèvre), il vient faire son métier. Bref, avec tous les frais annexes, à partir du moment où on a décidé qu’on allait enregistrer les transcriptions à Liège, il a fallu ajouter 50 % au budget.

 

« Je voulais apporter quelque chose qui n’existait pas »

 

Les transcriptions étaient importantes pour toi, mais le voyage de Liège ne risquait-il pas de compromettre la faisabilité de ce projet déjà loin d’être anodin ?
J’avais prévu un petit et un grand projet. On a opté pour le grand. C’était ambitieux, assurément, mais c’était la bonne idée parce que la Symphonie n’avait jamais été enregistrée sur l’orgue de la Philharmonie liégeoise, et les Variations symphoniques n’avaient jamais été enregistrées dans cette transcription pour orgue solo. Ces nouveautés pouvaient, en soi, apporter quelque chose à la discographie, quelle que soit la manière dont on apprécie mon interprétation, juste d’un point de vue objectif, juste pour le contenu.

 

 

Alors que ton interprétation est, pour toi, le cœur de la question, ces transcriptions te permettent de balayer les deux soupçons-réflexes : enregistrer Franck, c’est un passage obligé (sous-entendu fastidieux) pour un organiste franco-belge ; et enregistrer une intégrale, c’est surtout s’offrir une belle carte de visite (et peu importe ce qu’il y a dedans)…
Je n’imagine pas un instant que je puisse faire un disque par obligation. Tu te rends compte de l’énergie que ça demande, de faire un disque ? En revanche, j’aimais profondément l’idée d’apporter quelque chose qui n’existait pas encore.

D’un point de vue marketing, c’était d’autant plus malin que les intégrales du bicentenaire étaient presque légion.
Oui, de très, très belles intégrales sont sorties en 2022, et il faut saluer le travail de Michel Bouvard ou d’Olivier Vernet. Ce sont de très belles intégrales gravées sur de très beaux instruments.

Côté instrument, là aussi, tu as dû et su réagir après une grosse déception.
Le fait est que, initialement, je devais enregistrer à la Madeleine parce que, je l’ai dit, c’est un orgue qui me parle particulièrement.

Certains pinailleront en jugeant qu’il est un peu trop ancien pour être typiquement franckiste…
C’est vrai que, d’un point de vue strictement chronologique, il est très précoce, pour ainsi dire. On n’est pas dans les années 1860, et on n’est pas sur un Cavaillé-Coll de troisième génération (la première, c’est les années 1840 ; la deuxième, les années 1850). Donc, non, ça n’aurait pas été la même gestion des timbres, car la facture est spécifique. Mais quel bonheur ç’aurait été, aussi !

 

« Je ne joue pas Franck, je joue vingt ans de ma vie »

 

En fine critique musicale, la Ville de Paris a empêché ce terrrrrrible blasphème historiciste de prendre place.
Oui, tout est parti à l’eau à cause des travaux commandités par la municipalité. Or, il y avait urgence. Je voulais enregistrer, il fallait sortir le coffret en 2022… Aussi me suis-je affairé à chercher une solution de remplacement. Longtemps en vain, d’ailleurs ! Je n’arrivais pas à dénicher un instrument adéquat et disponible. J’ai trouvé plein d’« instruments intéressants mais ».

C’est quoi, des « instruments intéressants mais » ?
Eh bien, par exemple, ce sont

  • des instruments intéressants en théorie mais, en pratique, pas en état ;
  • des instruments intéressants mais abrités dans des églises pas en état ;
  • des instruments intéressants mais en chantier ;
  • des instruments intéressants mais tenus par des titulaires qui s’opposent au projet ;
  • des instruments intéressants mais gérés par des mairies qui refusent ; des instruments intéressants et en état mais sur lesquels des enregistrements Franck sont déjà prévus ou ont déjà saturé l’illustration discographique de l’orgue…

Bref, rien qui résolve mon casse-tête.

Jusqu’au flash.
Un jour, je me suis souvenu tout à fait par hasard…

 

 

Pardon de t’interrompre, mais signalons tout de même que tu es un homme du hasard. Il y avait déjà eu le hasard de La Flûte de Pan, que tu as raconté dans le premier épisode du présent entretien, voici le hasard des méandres de ta pensée. Je te rends la parole…
C’est bien tout à fait par hasard que je me suis souvenu que, quelques années auparavant, j’avais remplacé Thomas Monnet à l’église Saint-Maurice de Bécon-Courbevoie. J’avais trouvé ce Cavaillé-Coll vraiment magnifique. Je me suis précipité pour vérifier sa composition. Tous les critères étaient réunis ! En plus, il y a deux boîtes expressives, donc il y avait moyen de jouer avec précision sur les teintes et les nuances… Voilà pourquoi j’ai choisi cet orgue-là.

Même si on ne peut enregistrer ni trop tôt, car il y a du passage, ni trop tard car les voisins veulent dormir.
Cela fait partie des contraintes d’enregistrement auxquelles il faut apprendre à se plier !

Bon, ta cible en vue, il te restait à convaincre les dignitaires locaux, titulaire et curé en tête.
Mon projet et moi avons été très bien accueillis. La preuve : nous avons réussi à mener un projet qui représente, mine de rien, vingt ans de ma vie.

 

« J’avais envie de confier ma vision de Franck au monde »

 

Une fois sauvé, ton projet s’est retrouvé challengé par une double concurrence : celle des figures tutélaires, Robillard en tête, et celle des bicentenaristes dont tu fais partie, qui enregistrent en profitant d’un moment censé être bankable médiatiquement. Le bonus des transcriptions suffit-il, à tes yeux, à singulariser ton approche des douze pièces ?
Écoute, il est important de savoir – et impossible d’ignorer – que l’on n’est pas le seul à enregistrer Franck, surtout pour le bicentenaire. Je savais qu’il y aurait des tas de sorties par des collègues à la fois très prestigieux et très qualitatifs. Je savais aussi qu’il y avait du matériel discographique existant à foison et, parmi eux, des chefs-d’œuvre signés Marie-Claire Alain ou Louis Robillard. Rien qu’à eux deux, ces musiciens pourraient insinuer en toi le démon du à-quoi-bon ! Pourtant, je ne me suis jamais posé la question de : « Est-ce que ça vaut la peine ou pas ? » ou « Pourquoi, moi, faire une intégrale ? »

Autrement dit, tu assumes la contradiction entre « après Robillard, c’est pas la peine » et « je ne me pose pas la question de savoir si c’est la peine ».
Oui. Peut-être parce que les deux sont vrais, aussi bizarre que cela te semble. Et sans doute parce que j’ai une vision de l’œuvre de Franck qui m’appartient. Même si j’ai travaillé avec Robillard, je n’ai pas sa vision. Je ne suis pas Michel Bouvard, je ne suis pas Olivier Vernet, je ne suis pas Marie-Claire Alain : je suis moi. Et, à l’origine, je me suis sans doute dit : « En tant que musicien, si je peux apporter ma petite pierre et faire en sorte que les œuvres de Franck, grâce à ma vision, touchent ne serait-ce qu’une personne de plus, ça vaut la peine. »

 

 

Dit comme ça, c’est mignon. Mais on ne met pas sur la table un budget comme tu as dû en monter un en se disant : « Si ça touche une personne, ça vaut le coût ! » Comment vends-tu, aux décideurs et à toi-même, l’idée qu’il va falloir accumuler une colossale montagne d’argent et d’énergie pour un projet qui ressemble beaucoup à celui que des dizaines d’autres ont mené par le passé… et mènent séance tenante ?
Je ne crois pas que le terme de « vendre » est celui que j’aurais choisi. La réalité est que, quand tu as passé vingt ans à travailler un répertoire, à constater qu’il t’émeut chaque fois que tu le joues, à attacher telle ou telle pièce à tel événement de ta vie, tu penses juste que tu as envie de confier cela au monde. C’est tout. Et je dis : « C’est tout », dans les deux sens du terme – ce n’est rien de plus, et c’est moi en intégralité !

Tu soulignes l’aspect autobiographique d’œuvres écrites par autrui et tu sous-entends que, si certaines pièces de Franck ont une résonance intime en toi, donc que tu dois les jouer parce qu’elles pourront avoir une résonance intime chez les autres…
La musique, c’est ma vie. Donc j’aimerais faire comprendre une chose. Quand tu donnes un concert, tu n’arrives pas les mains dans les poches. Cela représente des années de maturation, et des mois et des mois de travail, davantage encore pour certaines œuvres. Il faut être fier du travail accompli. Moi, j’ai une telle passion pour le répertoire de Franck que j’ai juste eu envie de la transmettre. Alors, oui, derrière cette passion dévorante, il y a un prix. Il faut payer en numéraire pour quelque chose qui est viscéral. Eh bien, allons-y, trouvons l’argent, payons et enregistrons. Parce que c’est primordial pour moi de transmettre ça maintenant. Pendant le confinement, j’ai senti que le moment était venu. Pourquoi ? Je l’ignore. Il n’y avait que l’évidence : it’s now or never ! Donc je l’ai fait. Parce que Franck. Et parce qu’il fallait que je grave ce symbole de ma vie d’organiste. Tout simplement.

 

« Ma manière d’exister, c’est de jouer Franck »

 

D’où ta capacité à enjamber la concurrence.
Même si mes collègues – passés et présents – et moi jouons les mêmes œuvres, pourquoi parler de concurrence ? Chacun de nous apporte quelque chose de différent. C’est cette singularité de chacun qui m’intéresse. Pas le combat de coqs. Pas le risque tellement aléatoire de la comparaison et de la hiérarchisation entre les versions. Mon optique n’était pas du tout celle-là. Mon optique était de dire aux mélomanes : « Mesdames et messieurs, voilà 20 ans de ma vie. De travail. D’amour. De passion. C’est quelque chose que j’ai gardé dans le secret de mon cœur jusqu’à aujourd’hui. Avec ce coffret, je voudrais essayer de vous transmettre ce secret. » Voilà pourquoi c’était important pour moi ; et voilà pourquoi le marché du disque, en quelque sorte, je m’en contrefichais.

Il existe.
D’accord, il existe mais, si tu penses en termes de marché, tu te condamnes à rester conformiste. À jouer petit. À limiter ta musique. À ne plus jamais rien oser. Si tel est ton projet, soi disant « réaliste », ne sois jamais musicien.

 

 

Tu avais fait encore pire quand tu t’étais lancé dans une intégrale Bach.
Oui, et si tu m’avais interviouvé à l’époque, tu m’aurais demandé : « Quel intérêt de sortir une intégrale Bach ? »

C’est garanti.
Un collègue m’a posé la question, et j’imagine que beaucoup y ont pensé sans me la poser ! Ben oui, pourquoi enregistrer tout Bach ? Ç’a déjà été fait mille fois ! Sauf que, cette logique, c’est un prétexte à la paresse et à la médiocrité. OK, ç’a été fait, et alors ? On devient musicien pour jouer le répertoire. Pour ça et pour donner aux autres. Et il se trouve que, avant l’intégrale Franck, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public comme, avant d’enregistrer Bach, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public.

Je te sens remonté contre cette idée du « déjà fait », même si, reconnais-le, la question n’est pas si absurde.
Elle n’est pas absurde, ta question, elle est terrible. Parce que le « pourquoi faire encore ça ? » s’applique à tout. Dans la vie en général, dans la vie musicale en particulier, et dans la vie organistique spécifiquement. Par exemple, pourquoi construire des orgues à la manière de Cavaillé-Coll alors que des Cavaillé-Coll authentiques existent ? Ben parce qu’on a la chance d’avoir des facteurs d’orgue hypercompétents qui permettent aux musiciens de s’exprimer, de faire vivre un répertoire magnifique pensé pour ce type d’instrument et d’exister. Donc ma vraie réponse à la question : « Pourquoi as-tu enregistré une énième intégrale Franck ? », ce serait : « Parce que j’existe, et ma manière d’exister, c’est de jouer Franck. »


Jean-Luc Thellin. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quatrième épisode
Comment vivre après un rêve

 

Dans ce dernier épisode de notre entretien, comme le peintre « va voir » pour « retrouver / ce qui maintenant / lui saute / aux yeux / pour / la première fois »[1], Jean-Luc Thellin nous raconte à quoi ressemble la vie d’un artiste une fois un gros défi relevé. Quand on a, de ses propres forces, préparé, financé, construit, enregistré et suivi un projet incluant quatre « disques laser » traduisant un projet à la fois personnel et universel, comment se remobilise-t-on pour affronter et inventé, au sens fort, la suite de son existence artistique ? À la croisée des chemins, l’organiste belgo-franco-et-désormais-un-peu-suisse témoigne… et allèche les esgourdes de ses fans !

 

Jean-Luc, dans le troisième volet de notre conversation, tu as expliqué que, avec l’intégrale Franck, tu venais de mettre sur la table vingt ans de ta vie. On pourrait dénoncer des éléments de langage assez stéréotypés pour que chaque artiste s’en serve indifféremment à la parution de chacun de ses disques. En effet, ce genre de déclaration pose la question de l’après. Cela pose même deux questions, m’est avis : faudra-t-il attendre vingt ans avant ton prochain disque ? et comment envisage-t-on la suite quand on a, en quelque sorte, atteint son but sinon accompli son rêve ?
Alors y a deux choses. D’une part, à ce jour, je ne suis pas encore redescendu de mon petit nuage. Donc il y a des questions que je ne me pose pas encore.

Tu profites ?
Je plane un peu. Pas totalement mais un peu. D’autre part, je vois quand même arriver ces questions. Par exemple, je sais qu’il y a l’intégrale Bach à refaire.

 

« Le langage belge ne ressemble à aucun autre »

 

Alors, mettons les pieds dans le plat : l’intégrale JSB chez Organroxx ne reprendra pas.
Non. C’est un choix ferme et définitif. En revanche, je referai une intégrale Bach avec une autre maison de disques. Je vais prendre le temps de bien la choisir. Je ne veux plus perdre d’énergie dans des stress inutiles. J’aspire à travailler de manière très sereine.

Tu es donc partagé entre la satisfaction de ce coffret abouti, et la conscience qu’il va falloir se remettre à tracer de nouvelles perspectives.
Oui. Là, le coffret est sorti, je suis très content, les concerts arrivent. C’est important, les concerts ! Le projet ne s’arrête pas à la sortie des disques. Une autre partie du projet commence à ce moment-là. Il faut le faire vivre. Il faut qu’on en parle. Qu’on le fasse découvrir à des tas de gens. Des mélomanes,  des confrères, des « gens du milieu de l’orgue ». J’ai été très ému parce que des organistes italiens m’ont contacté. Un harmoniste du facteur Goll, en Suisse, m’a écrit son enthousiasme, notamment pour la gestion des registrations. C’était émouvant car on ne se connaît pas ; alors, le compliment d’un facteur travaillant pour une maison aussi prestigieuse, ça m’émeut parce que ça conforte mes choix d’instruments… et ça contribue à valider la manière dont je m’en sers.

 

 

Parallèlement aux suites franckistes, tu dois malgré toi commencer à penser à l’avenir. Y a-t-il une vie après Franck ?
J’y travaille. Quand je suis allé remettre quelques exemplaires du coffret à l’Orchestre philharmonique royal de Liège, on m’a demandé : « Quel est ton prochain projet ? Fais-tu quelque chose pour célébrer l’année Joseph Jongen  [né à Liège en 1873 et mort en 1953] ? » Je n’y avais pas pensé.

Tu n’es pas autant jongenologue que franckomane…
Il est vrai que je ne joue pas souvent les œuvres de ce compositeur. Pour autant, j’aime beaucoup son travail.

 

« Je reste attentif aux hasards »

 

Foin de salamalecs : n’est-il pas difficile de proposer des œuvres de compositeurs moins connus à des programmateurs toujours avides de « tubes » ou, a minima, de compositeurs vedettes ?
Personne ne m’empêche de travailler ce que je veux, même si les grands noms ont toujours davantage la faveur des spectateurs et des programmateurs, c’est vrai. Si j’ai moins joué Joseph Jongen que d’autres compositeurs, c’est surtout que j’avais une certaine retenue à aborder ces pièces. En effet, ce compositeur est tout à fait à part, dans la production organistique. Certes, sa Sonate héroïque est presque du même ordre que la Sonate de Reubke, en termes d’exigence pour l’interprète et de proportion…

… en plus concis toutefois…
… mais elle a ce côté un peu énigmatique du langage belge qui ne ressemble à rien d’autre. Or, quand j’ai donné l’intégrale Franck en concert au mois de septembre, Pierre Jongen, le petit-fils de Joseph, est venu m’écouter. Je l’ai rencontré à la fin du concert. Plus tard, il m’a envoyé un message en me disant qu’il souhaitait que j’enregistre, moi, personnellement, les œuvres de son père. Ça m’a marqué, bien sûr.

Bref, tu as trouvé le projet suivant.
J’y réfléchis ; et, plus j’y réfléchis, plus je me dis : « Ben oui, j’vais l’faire ! » Après, savoir si on part sur une production avec orgue solo ou avec orgue et orchestre pour la Symphonie concertante, il est trop tôt pour le fixer. Mais ça m’est soudain apparu comme une évidence car, en tant que Belge, le patrimoine organistique belge m’importe beaucoup. Alors, comme il n’y a jamais de hasard, je pense que, si j’ai eu ces contacts, c’est peut-être qu’il est temps que je monte ce projet.

Tu décris la même logique que pour le projet Franck : il y a le temps plus ou moins long de l’incubation, pendant lequel tu rumines la musique avant d’oser la capter ; puis il y a le temps de l’évidence.
Le fait est que, si ça se concrétise, ce serait une belle continuité par rapport au répertoire belge.

 

 

Parce que tu as la mauvaise foi de considérer Franck comme Belge…
Quelle mauvaise foi ? Il est Belge, circulez, y a rien à voir !

Oublions cette provocation gratuite – Franck est évidemment français – pour nous concentrer sur le mécanisme que tu décris. Tu donnes l’impression d’associer trois éléments, dans ta réflexion : une pratique désormais longue des œuvres du répertoire (parlons de « rumination », même si c’est un peu vache), une attention aux stimuli qui permettent de saisir et de concrétiser des opportunités, et une certaine ouverture aux hasards de la vie.
Oui, je cogite beaucoup mais je reste aussi en éveil sur ce qui peut se présenter d’inattendu. Certains hasards peuvent susciter un projet à partir d’un autre.

 

« Je n’abandonnerai jamais mon projet Bach »

 

Mener des projets amène à d’autres projets, et avoir mené à terme de gros projets permet d’en envisager avec sérénité d’autres moins costauds…
… et d’autres plus costauds, car il faut progresser sans cesse ! Néanmoins, c’est vrai : même si tout projet exige un investissement colossal, le projet Jongen serait moins lourd à porter que le projet Franck, ce qui me permettra de préparer le chantier Bach.

Cette frénésie de projets trahit-elle aussi ta peur de te retrouver à l’arrêt ?
Je n’imagine pas d’arrêter de monter des projets. Par conséquent, je n’ai pas peur, au sens où je ne planifie pas tous les projets mille ans à l’avance pour être sûr d’avoir quelque chose après le projet auquel je me consacre. En tant que musicien, je ne conçois pas de passer mon temps à contempler mon coffret Franck, quelque joli qu’il soit, en me disant : « C’est bien, petit Jean-Luc, tu as bien travaillé, tu peux te reposer, maintenant ! »

Parlons plus énergie qu’argent – on a évoqué l’aspect pécuniaire supra – pour essayer de nous rendre compte de l’investissement extraordinaire qu’a nécessité ce coffret de quatre disques.
Le coffret Franck, c’est deux ans de travail depuis la formalisation du projet à son accomplissement, avec une équipe qu’il a fallu constituer. Ça demande beaucoup de boulot, de constituer une équipe. Néanmoins, il y a un avantage : ceux qui m’entourent, ce sont des gens de confiance. Ils n’ont pas disparu parce que le coffret Franck est dans les bacs. Grâce à eux, si je veux monter un projet Jongen en 2023, ça peut aller vite. Enfin, disons, plus vite.

D’autant que, en sus de Bach, tu dois déjà te dire que Jongen pourrait t’entraîner dans une autre aventure…
Bien sûr. Jongen peut amener de nouvelles envies, de nouvelles idées, de nouvelles opportunités. Il y a possiblement un effet boule de neige, et je veux en profiter. En revanche, une chose est sûre : jamais je n’abandonnerai le projet d’intégrale Bach. Jamais, jamais et re-jamais derrière. Je ne me laisserai pas mettre entre quatre planches avant de l’avoir fini.

Toujours sous forme d’une série de récitals ?
Oui. En revanche, plutôt que de proposer des albums individuels, je pense créer des coffrets de quatre ou cinq disques.

Parce que les ventes s’épuisent trop vite ?
Je dirais que je me suis rendu compte que, pour le public, c’était plus appétissant d’avoir un bel objet.

 

« Le but d’un musicien, c’est quand même de donner du bonheur aux gens »

 

Notons que tes quatre disques Bach étaient particulièrement fouillés.

  • La notice des œuvres était très intéressante ;
  • la description de l’orgue était incluse ; et il y avait même – génial pour tous les passionnés de l’orgue –, en sus de la composition,
  • l’ensemble des choix de registration.

Ça, franchement, pour faire rêver, mais aussi pour aider à comprendre la logique de l’interprète et pour instruire les pratiquants, c’était fastidieux pour toi, sans doute, mais fabuleux pour tes auditeurs ! Cependant, ce que tu dis est plutôt : contre le streaming, vivent les vrais objets, les disques qui ont de l’épaisseur…
Je crois qu’un coffret, ça dit quelque chose de plus qu’une série de disques unitaires.

 

 

Pas question, pour autant, de pousser l’extrême à claquer quatorze disques d’un coup, j’imagine ?
Haha, non, bien sûr ! Ce ne serait pas tenable. En revanche, fractionner l’intégrale en quatre ou cinq coffrets ne serait peut-être pas idiot.

J’essaye de choisir les mots avec circonspection, d’autant que j’ai eu l’occasion de dire combien je trouvais passionnante ta tétralogie Bach. Ce nonobstant, je pose la question sans plus de circonvolution : considères-tu que la non-finition de l’intégrale Bach est un échec qui t’a fait apprendre ?
Je ne considère pas ce que j’ai fait comme un échec, non. Plutôt comme une expérience dont j’ai retiré énormément d’enseignements, ça, c’est sûr. On ne peut jamais savoir comment les choses vont tourner, comment la vie va se passer, comment les hasards vont t’amener à grandir à être pas forcément meilleur mais plus efficace, plus musicien, différent. Cette ignorance, ce suspense, ce ne sont pas des éléments qui doivent nous freiner. Au contraire. Il faut y aller à fond et se faire plaisir. C’est ainsi que nous, musiciens, pourrons espérer continuer à donner du bonheur aux gens – ce qui est, aussi, une de nos principales missions !

[1] Éric Sarner, « Petits chants de proximité » [2013], in : Sugar et autres poèmes, Gallimard, « Poésie », 2021, p. 161.


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