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Avec Jean-Luc Thellin lors de l’intégrale Franck à Bécon-les-Bruyères. Photo : Gaëlle Schrimpf.

 

À l’occasion de la sortie de sa remarquable intégrale-et-plus de l’œuvre d’orgue de César Franck, Jean-Luc Thellin, nouvel organiste de la cathédrale de Chartres, nous révèle, en quatre épisodes, les coulisses intellectuelles, musicologiques, techniques et sentimentales (ça joue) d’un tel projet…

 

Premier épisode : comment devenir franckiste
Deuxième épisode : pourquoi enregistrer César Franck
Troisième épisode : pourquoi jouer Franck est autobiographique (à paraître le 4 février)
Quatrième épisode : comment vivre après un rêve (à paraître le 6 février)

 

Deuxième épisode
Pourquoi enregistrer César Franck

Jean-Luc Thellin a deux amours. Son pays ? Peut-être. Paris ? Pas sûr. Plutôt Johann Sebastian Bach et César Franck. Il s’est lancé dans l’intégrale de l’un, il a conclu l’intégrale de l’autre. Dans les deux cas, il doit affronter la sempiternelle question-reproche : « Pourquoi encore enregistrer ces trucs qui l’ont été souvent très correctement, parfois sublimement ? » Inlassablement ou presque, l’artiste remet une pièce dans le juke-box et tente d’expliquer sa démarche et non de se justifier. C’est tonique, c’est sans concession, c’est avec passion.

Jean-Luc, nous avons achevé le premier épisode de notre entretien sur la continuité entre Bach et Franck. Peut-on considérer que cette continuité relie aussi ton projet Bach suspendu et le projet Franck que tu as bel et bien achevé ?
Non. Dans ma tête, il n’y a aucun lien. Aucun, aucun, aucun.

Bon, ben c’était peut-être la première question stupide de l’interviouve…
Ta question n’est pas forcément stupide parce que, au moment où j’ai voulu me lancer dans le projet Franck, je ne pensais pas encore au projet Bach. Depuis mes débuts de musicien, Bach et Franck sont mes deux compositeurs préférés. Je suis entré dans le monde de l’orgue grâce à ces deux compositeurs, pour des raisons complètement différentes. Chez Bach, je suis fasciné par le côté extrêmement mathématique et rationnel ; chez Franck, les couleurs harmoniques me fascinent.

 

« Je n’ai jamais aimé la simplicité »

 

Tu évoques souvent cette synesthésie qui n’est pas qu’un topos : pour toi, le son a une couleur – voire plusieurs.
Je travaille beaucoup sur les couleurs harmoniques. Quand j’apprends par cœur, je me fonde sur les couleurs. Je suis très sensible à la couleur des instruments. Dans le son de certains orgues, je me sens comme un poisson dans l’eau. Je suis littéralement porté par l’instrument – comme à la Madeleine, dont l’orgue est fabuleux. Avec d’autres instruments, il arrive que je me batte parce que je ne parviens pas à me connecter à leurs couleurs. Je n’ai pas de contact avec leur son.

Donc le projet Franck, plus coloriste, préexistait au projet Bach, plus mathématique.
Le projet Franck, c’est un projet que j’ai toujours voulu mener, oui ; mais je ne voulais pas le faire simplement. Je n’ai jamais aimé la simplicité.

 

 

Ton projet Bach le démontrait. Pour ce monument, tu avais choisi une option passionnante : non seulement chaque disque était un récital en soi (et non l’exploration d’une partie formelle du catalogue, genre « les Prélude et fugue », « les chorals »), ce qui avait été fait auparavant, mais chaque disque était un récital thématisé en fonction de l’orgue que tu choisissais pour chaque disque ; et ça, à ma connaissance, c’était d’autant plus nouveau que le choix des instruments était aussi audacieux que pertinent, très pimpant pour l’écoutant… mais pas simple pour l’interprète qui porte le projet, je le subodore.
Certes, ce n’était pas simple, mais c’était essentiel. Cela dit, pour Franck, j’avais une autre perspective. En Liégeois immigré à Paris, j’ai eu l’impression que, à ma mesure, je reproduisais le schéma franckiste. Je sais, c’est trrrès prétentieux ; j’en suis conscient et, toutefois, c’est ainsi que j’ai vécu ce parallèle. Partant, c’est la première idée que je voulais retracer dans ce projet.

En créant un lien non pas entre Bach et Franck, mais entre Paris et Liège.
À mes yeux, enregistrer les douze pièces habituelles seules, ça n’avait pas de raison d’être. Premièrement parce qu’il y en a déjà eu cinquante mille versions, dont quelques-unes sont magnifiques – celle de Robillard reste, pour moi, la référence en termes de choix d’instruments, d’interprétation, du souffle, de tout ce que tu veux. C’est un testament complet, cette version ! Mon but n’était pas de faire mieux ; et il n’était pas non plus de faire moins bien, ha, non. Le but était de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce que je peux apporter, moi, humblement, dans ce paysage franckiste ? »

 

« Liège, en termes orchestraux, est entre Paris et Berlin »

 

C’est alors que tu penses à la Symphonie en ré mineur…
Écoute, la première fois que j’ai joué la transcription de Heinrich Walther, en 2012, je l’ai trouvée totalement organistique. Je l’ai jouée pour un festival Franck, sur l’orgue de la Salle philharmonique de Liège, avec la Fantaisie en La majeur (qui est aussi une œuvre de salle puisque c’est la première des trois pièces à avoir été composée pour le Trocadéro). Le deuxième mouvement, c’est du contrepoint alla Bach, c’est du concerto de soliste, c’est tout sauf de la musique romantique de base.

Paradoxalement, tu commences à formaliser ton projet d’enregistrement de l’œuvre pour orgue de Franck au contact d’une transcription.
Je dirais que j’entre dans l’idée globale du projet par le fait d’avoir joué cette Symphonie. J’étais choqué dans le bon sens du terme. Le langage de Franck est universel, comme celui de Bach. Tu peux jouer une fugue de Bach avec un quatuor de saxophones ou de solistes vocaux, tu peux la jouer au clavecin, à l’orgue, au piano : quel que soit l’instrumentarium, ça marche.

Pas toujours autant…
Non, peut-être pas, mais ça marche. Pour Franck, la transcription de Heinrich Walther marche si bien que je suis convaincu que la symphonie a été esquissée en grande partie au clavier voire à l’orgue. Franck était un grand improvisateur et, pour lui, l’orgue était un orchestre. Même s’il était un pianiste brillantissime, dans sa symphonie il a instillé un côté antivirtuose qui rejoint les douze pièces. On n’est pas dans le grand traitement orchestral du clavier que l’on a dans les Prélude, fugue[, lento] et variation, dans les Prélude, aria et finale, ou même dans la version originale des Variations symphoniques. Là, c’est une vision pleinement différente des choses. Il s’agit d’un travail sur le son et d’un travail sur l’orchestre qui sont jumelés dans une intimité sidérante.

 

 

En 2012, tu joues la transcription de la Symphonie, et ça réactive ton désir d’enregistrement.
En fait, sur le moment, je pense juste : je veux enregistrer cette œuvre, et je veux l’enregistrer sur cet instrument.

… qui n’est pas un Cavaillé-Coll.
Non, au départ, c’est un orgue de Pierre Schyven. Après, il a été modifié par Francesco Vegezzi-Bossi, électrifié, agrandi, puis modifié par Dominique Thomas et par la manufacture d’orgues luxembourgeoise. Cependant, quand tu analyses bien le son de l’orchestre liégeois, tu sens la différence avec un orchestre français. C’est un mélange entre des timbres polyphoniques de cordes germaniques comme on pourrait l’apprécier à Berlin, et des bois et des vents plutôt francisés. Le résultat évite l’effet « boulet de canon » pour offrir une palette très colorée, très soyeuse, pas agressive le moins du monde.

Tu penses que c’est l’image orchestrale qu’avait César Franck ?
Les témoins de l’époque laissent clairement entendre que ce sont les mêmes caractéristiques que l’on retrouve à Sainte-Clotilde. Cet orgue n’était pas le plus puissant de tout Paris. C’était pas l’orgue de Notre-Dame, du Trocadéro, de Saint-Sulpice ou du Sacré-Cœur. Non, c’était un orgue orchestral, un orgue qui, très probablement, reproduisait le son de l’orchestre que Franck avait entendu, petit, quand il habitait Liège. Quand tu joues la Symphonie à la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans – un orgue absolument somptueux –, il manque une foultitude de petites choses qui sont essentielles. Déjà parce que l’œuvre exige une acoustique sèche ; et ensuite parce qu’elle exige des fonds polyphoniques.

 

« Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi »

 

Donc, même si tout part d’un disque laser de ton grand-père, tout commence pour de bon avec la Symphonie.
Oui, mais je sentais que je n’étais pas allé au bout du sujet. Je voulais aussi montrer une autre facette de Franck : la dimension pianistique concertante adaptable à l’orgue.

Toujours dans ta logique selon laquelle, si un langage musical est universel, la meilleure preuve de son universalité est la transcription.
En tout cas, dans l’idée que, pour enregistrer Franck en pimentant ma version des douze pièces, je devais montrer la variété de ses palettes. Et, un jour, je passe par hasard à La Flûte de Pan, et je tombe sur une transcription des Variations symphoniques par Jörg Abbing. Je dois avouer que je ne connaissais pas bien cette œuvre. Étant boulimique de partitions, j’achète la partoche et, un jour, toujours en 2012, je vais écouter Cédric Tiberghien qui les donnait avec l’Orchestre philharmonique de Liège. J’ai trouvé le résultat tellement splendide que j’ai compris que je devais me mettre au travail. En entendant la pièce, je me suis tout de suite projeté dans ce qui pourrait être un résultat.

 

 

La chose se concrétise en 2022. Comment expliques-tu ce délai ?
Je suis quelqu’un de relativement lent quand je fomente de tels projets. Ce ne sont pas des aventures que l’on vit deux fois. Il faut les préparer avec minutie. Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi, au contraire : il affine, prolonge, nourrit, et transforme une idée en quelque chose de beaucoup plus solide, construit et signifiant.

Mais pourquoi en 2022 plutôt qu’en 2018 ou en 2038 ?
Comme à pas mal de musiciens, la catastrophe de la pandémie de Covid m’a donné, malgré moi et à côté d’autres terribles conséquences, un sacré coup de pouce. Lors du premier confinement, en dépit des cours en visio, j’avais du temps à perdre. Je me suis dit que, si le monde s’en sortait et moi avec, je voudrais faire ce projet-là avec les douze pièces et les deux transcriptions. Beaucoup ont souffert mais le monde a survécu, moi aussi ; donc y avait plus qu’à.


Pour acheter, ben, les artistes ne vivent pas que de poésie, l’intégrale César Franck par Jean-Luc Thellin, c’est, par ex., ici.