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Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis qu’elle a été élue au Conseil national suisse sur la liste du Parti socialiste, Estelle Revaz n’est plus seulement violoncelliste, à supposer qu’elle ait jamais été réductible à cette profession. Si, dans le cadre d’une discussion, d’un entretien télévisuel ou de son autobiographie, elle aborde volontiers des sujets chers à son cœur tels que

  • le statut des acteurs culturels et leur place dans la cité,
  • la spécificité de la posture féminine dans la musique savante,
  • l’importance et le danger de s’engager

c’est cependant de musique que l’artiste-qui-défend-les-artistes nous entretenait, le 10 décembre 2022, au café Wepler (Paris 18), pendant la finale de la Coupe du monde de football. De musique, donc de vie, donc de stress, de cœur qui bat et d’espoir qui s’entête.

 


Qui croit la saisir
la discrète
ne saisit que ses jeux
obliques
[Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté. Choix de poèmes (1983-2014), Gallimard, « Poésie », 2019, p. 244]


 

Même si ça me gêne un peu de passer pour un grand connaisseur d’emblée, commençons cet entretien en révélant, Estelle Revaz, que vous êtes violoncelliste. Mais qu’est-ce donc que cela ?
Être violoncelliste, c’est d’abord être une artiste en général ; après, c’est être une musicienne ; et, enfin, c’est être, spécifiquement, une violoncelliste. Donc ça inclut le côté évidemment technique de l’instrument, qui se décline sous plusieurs formes, en solo ou pas. Au passage, il est important de rappeler que jouer du violoncelle seul, ce n’est pas forcément jouer les suites de Bach ! On peut créer des tas de programmes fantaisistes, créatifs, métissés de trouvailles contemporaines et enrichis par d’autres domaines comme la pop, la danse, le théâtre… Mais le violoncelle, c’est aussi un instrument de musique de chambre – du duo avec piano aux ensembles plus fournis – et de concerti, donc d’orchestre ! Cela dit, autant un musicien d’orchestre peut jouer en chambre, autant jouer en soliste me semble difficilement compatible avec le projet de jouer dans un orchestre.

Pourquoi ?
Un musicien d’orchestre doit s’intégrer à un son global afin de nourrir une masse sonore sans dépasser. C’est tout le contraire de la démarche du soliste !

 

« À la fin d’un concert, je suis dans un autre monde »

 

On vous rétorquera qu’il y a quelques exceptions, parfois, au moins chez telle vedette de la flûte traversière…
Je sais que, parmi les violoncellistes, Tatiana Vassilieva l’a fait. Elle a été la grande soliste que l’on connaît ; elle a gagné le concours Rostropovitch ; et maintenant, je crois qu’elle est au Concertgebouworkest, mais quand même comme violoncelliste solo. Pour ma part, je me rends compte que les réflexes orchestraux et solistes sont très différents. Je dirais presque que ce sont deux métiers différents.

C’est un peu l’impression que l’on pourrait avoir en voyant les différentes facettes du métier que vous exercez : soliste, certes, mais en solo ou avec un orchestre ; chambriste ; enseignante en masterclass
Toutes les activités que je mène sont très complémentaires. Elles se nourrissent les unes les autres et elles me nourrissent différemment. Le rapport à moi-même qu’elles me permettent d’entretenir est varié. En revanche, le rapport à la musique reste identique car, à chaque fois, j’essaye d’être la plus sincère possible, la plus authentique possible et la plus respectueuse du compositeur possible. Quand je joue seule, ça demande un travail de préparation immense et une grande créativité dans l’élaboration du programme…

 

 

Vous soulignez une nouvelle fois que l’enchaînement de suites de Bach n’est plus trop au goût du jour.
En tout cas, je ne pense pas que ce soit exactement ce que recherche le public. Je crois que, avant tout, il cherche à être surpris et à apprendre quelque chose. Donc j’essaye d’aller un p’tit peu plus loin dans ce que je propose. Jouer en solo, ça demande une immense concentration. Le lien avec soi est très fort au moment du concert. Au début, on a le contrôle conscient de ce que l’on fait ; puis, au fur et à mesure du récital, on se laisse submerger ; et on finit hypnotisée, pratiquement dans un autre monde.

Est-ce spécifique à un récital en solo ? N’est-ce pas une expérience que vous vivez aussi en tant que soliste avec orchestre ?
Le récital en solo est spécifique. Le temps qu’il instaure est plus long. Finalement, on est le seul maître à bord. On peut faire des choix artistiques sans concession. Des choix de l’instant. Des choix de liberté.

 

« Être soliste, c’est comme faire une descente de ski en Coupe du monde »

 

Sous-entendez vous que, par opposition à l’expérience du seule-en-scène, la musique de chambre est un moment plus contraint, plus conventionnel, peut-être ?
Chaque facette du métier de musicienne est fascinante. En musique de chambre, ce que je trouve fantastique, c’est de pouvoir dialoguer avec d’autres musiciens qui, parfois, viennent d’une autre culture, d’une autre éducation, avec d’autres goûts. Le travail consiste à trouver un équilibre entre le respect de ses convictions et la nécessité de trouver des compromis avec les choix artistiques de ses partenaires. Ces compromis, ce sont des manières de se laisser enrichir par d’autres idées, parfois malgré soi, mais en créant des synergies qui sont susceptibles de transformer notre point de vue sur une œuvre. Et je trouve ça d’autant plus fort que l’histoire est aussi personnelle. En musique de chambre, on a évidemment plus l’occasion de tisser des amitiés que quand on joue avec un orchestre. Les rapports sont plus étroits. Avec un orchestre, on a quarante-cinq minutes pour répéter le concerto, puis on joue le concert : il n’y a pas beaucoup de place pour le dialogue !

Justement, comment caractériseriez-vous votre travail de concertiste, par comparaison avec vos récitals en solo et en musique de chambre ?
Je trouve que c’est l’exercice le plus stressant des trois. En même temps, c’est là où je vis les émotions les plus intenses.

Parce que l’appréhension intensifie vos émotions ?
Oui, en partie. Il faut comprendre que les conditions ont évolué. Ce ne sont plus les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans. Le temps de répétition avec orchestre s’est réduit comme peau de chagrin. Il est devenu terriblement court car un service d’orchestre, ça coûte une blinde ! Quand vous répétez 45’ pour un concerto qui fait 45’, vous avez juste le temps de le jouer une fois. Même pas sûr qu’on ait pu discuter avec le chef avant… Et, après, on est jetée avec l’orchestre. Autant dire qu’il me faut être très réactive sur le moment, et très solide pour s’adapter à peu près à tout. Parfois, moi qui ai fait beaucoup de ski, je me remémore les descentes où les skis vont dans tous les sens, tapent dans les courbes parce que la piste n’est pas plate. Je me mets vraiment dans cette situation. Le fait est que ça offre des moments de grâce fabuleux parce que l’alchimie peut prendre à un instant où nul ne pouvait le prévoir. C’est aussi le risque : un concerto, on ne le rejoue jamais deux fois pareil. Ça dépend énormément d’avec qui on joue, et du chef aussi.

 

 

 

« Jouer le concerto de Schumann, c’était mon rêve »

 

En dehors du travail préparatoire, avez-vous des astuces pour être opérationnelle illico ?
Quand j’étais jeune, on m’a appris qu’il ne fallait pas que tisse des liens étroits avec les musiciens de l’orchestre pour garder ma distance nécessaire, mon autorité, etc. Hélas, ça ne fait pas partie de ma nature. Lorsque j’essaye de m’y contraindre, ça me stresse plus qu’autre chose, vu que je me retrouve dans une position défensive par rapport à l’orchestre.

Quelle solution avez-vous élaboré pour éviter ce stress supplémentaire ?
Je préfère faire comme de la musique de chambre avec les musiciens d’orchestre, en tout cas les premiers pupitres et, dans le peu de temps que l’on a, de créer un lien humain. Je me rappelle notamment mon premier concerto de Schumann, avec les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande. À cette occasion, on a eu quarante minutes de répétition à onze heures du matin ; on jouait le soir même à vingt heures. Évidemment, la première fois que l’on joue une telle partition, c’est un peu comme si on se prenait un mur en pleine face ! Alors, pendant la répétition, j’ai choisi, au moment du duo avec le violoncelle solo, de le regarder droit dans les yeux, et la connexion s’est faite. Résultat, tout l’orchestre m’a supporté pendant ce concert ; et ce qui risquait d’être un moment de fragilité est devenu un de mes meilleurs souvenirs de scène parce que, au lieu d’être transie de peur quand je suis entrée en scène, faute de l’expérience nécessaire pour savoir ce qui allait se passer, j’ai réussi à avoir le recul nécessaire pour me dire : « Hé ! Attends ! T’es en train de vivre ton rêve ! Tu sais même pas si ça va se refaire un jour ! Alors, profite du moment ! »

Votre stratégie de mentalisation a-t-elle payé ?
Oh, oui ! Je crois que j’ai profité au maximum de chaque instant grâce au soutien de l’orchestre, dont je sentais qu’il était là pour moi et pour que nous fassions de la musique ensemble avec la meilleure fluidité possible.

 

Photo : Gregory Batardon (www.gregorybatardon.com).

 

Vous semblez souligner que l’activité de musicienne soliste, que l’on imagine égocentrée, est certes centrée sur soi mais aussi articulée entre quatre pôles :

  • vous-même, ça compte, avec
    • vos vécus
      • musical,
      • professionnel,
      • personnel,
    • vos états d’âme du moment,
    • vos différentes envies,
    • vos multiples ressentis ;
  • vos partenaires musicaux, qu’il y en ait un ou une petite centaine, avec ou sans chef ;
  • votre violoncelle, dont nous parlerons plus tard ; et
  • le public qui a vocation à recevoir le résultat de ce travail d’articulation.

Comment pensez-vous la place de ce dernier dans votre travail ?
D’emblée, je dois dire qu’elle est assez prépondérante, étant précisé que, de mon point de vue, elle varie selon les formations dans lesquelles je m’exprime. Une chose est d’être dans une salle où l’on peut dialoguer verbalement avec le public ; une autre est de jouer dans une Philharmonie où la configuration de la salle installe une distance personnelle entre la soliste et les spectateurs.

D’autant que ce n’est pas prévu par la forme très guindée du concert avec soliste : une première partie avec ouverture, concerto et bis pas trop long, et, après la pause, une seconde avec une symphonie…
Il est sûr que, quand j’arrive sur une scène pour jouer un concerto, ce n’est pas indiqué de prendre le micro pour expliquer le concert de l’œuvre et mon rapport à l’œuvre !

 

« Je dis à mes spectateurs : “Vous avez le droit d’être émus” »

 

Vous le regrettez ?
Parfois, je trouve cela dommage car, quand je pratique cet exercice en musique de chambre ou en solo, ça crée une dynamique toute autre avec le public. À mon avis, cela renforce mon rôle d’interprète et cela peut ouvrir des portes de compréhension donc de plaisir au public.

Selon vous, pour le public, il n’y a pas de contradiction entre une écoute informée et une certaine liberté d’analyse et, on vient quand même vous voir pour ça, d’émotion.
Au contraire ! Soyons lucides : la discographie est extrêmement riche, pleine d’interprétations fabuleuses sur une quantité d’œuvres incroyable. Si vous voulez entendre un très beau concerto magnifiquement joué, vous n’avez pas besoin d’aller au concert. Quand vous y allez, il faut que l’interprète vous offre quelque chose de plus dans sa manière de jouer, oui, mais aussi dans sa manière de penser l’œuvre qu’il joue.

D’où l’envie d’expliquer moins l’œuvre, peut-être, que pourquoi vous la jouez et pourquoi vous la jouez comme vous allez la jouer.
En réalité, les deux démarches n’en forment qu’une seule. Quand nous avons la liberté d’échafauder des programmes, nous devons proposer des fils rouges et des mises en parallèle qui font résonner autrement la musique, que ce soit celle à laquelle les spectateurs sont habitués ou celle qu’ils n’iraient jamais écouter.

 

 

Vous avez joint le geste artistique à la pensée en créant, par exemple, Bach & friends [écoutable gratuitement ici].
Pour moi, concevoir un programme, ce n’est pas oublier ce qui attire à première vue un public traditionnel, disons même bourgeois, de la musique classique ; mais c’est aussi oser jouer, la moitié du temps, de la musique des xxe et xxie siècles. À la fin du concert, ce que les gens ont envie d’écouter, c’est la musique des xxe et xxie siècles.

Pourquoi ?
Parce que je leur ai montré une porte d’entrée. Peut-être la connaissaient-ils vaguement, mais ils étaient trop polis pour oser abaisser la clenche et pousser le battant. Moi, en quelque sorte, je leur ai donné l’autorisation d’écouter cette musique avec leurs émotions.

 

« Après Sacher Variation,
un spectateur était sûr d’avoir entendu des lièvres en rut »

 

À quoi ressemble une autorisation de Mme Revaz ?
Au début du concert, je leur dis que tout est permis. On a le droit d’être surpris comme de détester. Le spectre des émotions, c’est pas juste « c’est beau » ou « c’est moche ». Il ne faut pas avoir peur d’être déstabilisé ; et il ne faut pas assimiler « être déstabilisé » et « c’est désagréable, ça vaut pas la peine d’être vécu ». Ne serait-ce que parce que, quand je rejouerai une pièce tonale, la tonalité aura plus de force.

Comment l’interprète vit-elle ce passage entre des formes d’écriture radicalement différentes ?
J’ai joué ce programme entre quinze et vingt fois, me semble-t-il, et j’étais choquée moi-même quand je quittais la tonalité ou la métrique de la mesure puis la retrouvais. Je veux que le public, dont une large part découvre les pièces récentes que je joue, vive une expérience incroyable. Par exemple, quand il découvre Witold Lutosławski, il peut découvrir une forêt avec des animaux fantastiques…

Vous faites allusion à Sacher Variation, une pièce créée en mai 1976 par Mstislav Rostropovich et écrite à partir des lettres de Paul Sacher, pour le soixante-dixième de l’intéressé…
Cette pièce m’a vraiment marquée car, un soir, une polémique a embrasé mon auditoire. Pour leur montrer que différentes voix dialoguent, comme chez Johann Sebastian Bach, je joue les parallèles, je montre ce que j’ai à montrer, je joue et, après écoute, les exégèses fusent. L’un avait entendu des lièvres en rut ; un autre avait vu des créatures magiques ; un autre encore était persuadé d’avoir assisté à la dispute d’un homme et d’une femme devant le frigo ; et chacun était sûr d’avoir raison.

 

 

On pense à Martha, la prof de beaux-arts incarnée par Julie Ferrier, qui invitait son public à voir dans une œuvre ce qu’il y trouvait – une flamme, une fleur…
Cette liberté d’interprétation nous rappelle que la place du public est prépondérante. J’aime l’idée que, quand un spectateur sort du concert, il a vécu un moment en connexion avec ses émotions personnelles et avec les émotions éprouvées par des gens qu’il ne connaissait pas ou qu’il connaissait, chacun ayant son horizon, ses origines sociales, ses préoccupations, etc. C’est ça, la magie du live ! C’est aussi ça qui nous a manqué quand les salles de spectacles ont été fermées.

Et qui avait raison, entre l’homme aux lièvres, l’homme à la magie et l’homme au Frigidaire ?
Mais les trois, évidemment ! Moi, j’étais heureuse que ces spectateurs en soient arrivés là. Ils étaient tous dans le vrai, c’est-à-dire qu’ils avaient vécu leur propre voyage. Or, dites-moi, pourquoi aller au concert, si ce n’est pour être transportés ?

 

« Une fois, j’aurais aimé pouvoir jouer un concert en doudoune »

 

Vous sous-entendez que vous ne gagnez pas à imposer une œuvre au public. Toute composition, qu’elle soit un doudou pour mélomane ou un repoussoir à conservateur, gagne à être pensée dans l’interaction car  ce que vous jouez a beau être écrit (en partie, il reste une part de liberté plus ou moins grande à l’exécutant), le public change la donne.
Il change l’œuvre parce qu’il me change, aussi.

Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?
Vous expliquer le mécanisme, non. En revanche, je peux vous parler ce que je constate : je n’ai jamais joué deux fois une œuvre de la même façon dans deux salles différentes, avec forcément deux publics différents. Je me souviens du dernier concert que j’ai donné avant le second confinement. Nous avions tous conscience que ce serait le dernier concert. L’Allemagne avait annoncé la fermeture le lundi, et je jouais le dimanche soir. C’était une sorte d’adieu à la musique vivante, et nul ne savait pour combien de temps. Je jouais dans une salle énorme. Il y avait dix mètres entre chaque personne. Quand j’ai eu fini, le public ne voulait pas que ce qu’il vivait soit son dernier moment musical. Ça tombait bien : moi non plus, je ne voulais pas quitter la scène. Du coup, à force de bis, j’ai joué le programme deux fois !

 

 

Je me souviens d’un récital de Cyprien Katsaris où, à son habitude, les bis menaçaient de durer plus longtemps que le programme. Les vigiles avaient dû venir lui signaler, à plusieurs reprises et avec insistance, qu’ils allaient fermer et qu’il fallait partir… mais c’était plus de la générosité et de l’impossibilité de tout dire en un programme que de l’urgence !
Oui, le dernier concert avant le deuxième confinement était un moment très spécifique, une séquence extrêmement émouvante. J’ai quitté la scène en pleurant. Le public pleurait. On ne pouvait même pas s’approcher les uns des autres. On avait été ensemble, en communion, et on repartait seuls. Et ce n’était pas la même chose que pour le dernier concert avant le premier confinement, lorsque l’on ne s’attendait pas à ce que le couperet tombe aussi brutalement ; et ce n’était pas la même chose que pour un concert de reprise, où l’on retrouve des gens qui n’ont pas forcément les mêmes réflexes et éprouvent peut-être encore certaines craintes.

Même hors Covid, quand vous êtes en concert, vous êtes le point commun entre des tas de gens qui sont dans des dispositions différentes, dans des postures multiples et dans des attentes pour le moins variées…
Oh, oui, et ça se sent énormément. Quand j’ai fait ma tournée en Amérique du Sud, cet été, j’ai joué à El Calafate, près du champ de glace sud de la Patagonie, à deux pas du glacier Perito Moreno. J’arrive dans l’église où je dois jouer : pas de chauffage alors qu’il fait moins dix dehors. À tout casser, à l’intérieur, il fait trois degrés. J’étais censée donner une masterclass mais, au bout de dix minutes, j’avais les pieds brûlés de froid et les mains paralysées. Je vérifie si c’est bien là que je joue le soir même. On me confirme et on ajoute que c’est sans espoir, le chauffage est cassé. Par conséquent, j’annonce que je ne jouerai pas. C’est hors de question. Puis je vois le désarroi de l’organisateur. J’ai compris que je ne pouvais pas lui faire ça, même si je n’imaginais pas comment jouer dans ces conditions. Donc je rentre à l’hôtel et, sous comme sur ma robe, je mets tous les vêtements que j’ai emportés avec moi. Deux secondes maximum avant d’entrer, j’enlève mes pulls et doudounes, bien obligée, et j’y vais, persuadée qu’il n’y aurait personne. Rien que pour marcher, entre la voiture et l’église, c’était une patinoire. Eh bien, la jauge était pleine. Les gens étaient venus avec le bonnet à pompon, le truc, le machin, et ça bouillait de reconnaissance. Donc, je l’avoue, ce n’était pas le concert de ma vie, j’avais les doigts congelés ; plus ça avançait, limite ils devenaient bleus ; je ne sais pas comment je parvenais à tenir l’archet et à appuyer sur le manche ; n’empêche ! Une communion pareille avec le public, c’est unique. Je me la rappellerai toute ma vie.

 

Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Le public qui vous suit apprécie, forcément, votre goût pour un répertoire éclectique. Néanmoins, initialement, ce choix de varier les écritures interprétées était-il lié à une volonté de sortir le violoncelle du carcan des œuvres iconiques (des suites de Bach au concerto de Schumann), à un phénomène générationnel qui pousserait les jeunes violoncellistes à ajouter aux codes du soliste classique d’autres codes du défricheur ou du valorisateur de répertoires peu fréquentés, à un désir de liberté par-delà les obligations consubstantielles au concept de « violoncelliste classique », à une aspiration à ne pas résumer la vie d’une virtuose à la confrontation aux gravures des Grands Interprètes sur les Passages Obligés, à une envie de renverser la table en prouvant sa pertinence dans des styles très différents – ce qui est, par exemple, plus ou moins interdit aux pianistes, même si certains n’en ont cure : un pianiste reconnu pour ses qualités lisztiennes ne serait pas forcément le bienvenu dans Mozart ou Boulez ?
Violoncelliste, c’est très différent de pianiste. La quantité de répertoire n’est pas le même. Pour un pianiste, à un moment, ça devient un p’tit peu compliqué de vouloir tout jouer, simplement par manque de temps de préparation. Le violoncelle dispose d’un répertoire un peu plus restreint. Toutefois, les circonstances font que, depuis le plus jeune âge, on est amenés à découvrir des compositeurs un peu moins connus et des contrées musicales plus spécifiques ou moins défendues.

 

« Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer des pièces »

 

Pour autant, même si de jeunes virtuoses comme le Vénézuélien Emmanuel Acurero, revendiquent une passion tant pour Bach que pour Pintscher, l’éclectisme n’est pas le sport préféré des violoncellistes en vue.
C’est vraiment mon choix de proposer au public des pièces sous un regard un peu différent. Par exemple, on peut tout à fait jouer trois suites de Bach lors d’un concert et, quand on me le demande, je le fais avec plaisir parce que cette musique est magnifique et parce que j’estime que, peut-être, le regard que je porte sur elle est un peu particulier.

 

 

En quoi votre vision est-elle « un peu particulière » ?
Moi, je vois le rapport très intime des suites avec la danse baroque que j’ai apprise. Donc ça, c’est mon approche, même si je joue avec des cordes en métal et en 442. Je braque cette lumière-ci sur ces pièces ; d’autres choisiront d’autres projecteurs et d’autres angles, et c’est très bien ainsi.

N’empêche, reconnaissez que des violoncellistes qui mix’n’matchent Bach et musique contemporaine ne sont pas légion…
Nous ne sommes pas nombreux, c’est vrai, à vouloir établir le lien entre tradition et modernité. Beaucoup de violoncellistes m’ont demandé comment j’avais fait. J’ai révélé mon dealer : je suis allée à la Flûte de Pan, à Paris, bien que je sois Suisse ; j’ai expliqué au vendeur du rayon cordes ma démarche ; il m’a sorti des piles de partitions d’œuvres contemporaines courtes ; et j’ai pris deux ans pour élaborer le programme.

Deux ans, c’est long ou c’est bon ?
J’adore construire un programme. Partant, je ne me limite pas dans l’époque. Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer les pièces.

 

 

Toutes proportions gardées, la démarche se retrouve aussi dans votre disque Inspiration populaire où, à défaut de faire dans la facilité et le préfabriqué, vous proposez un projet singulier qui dénote avec une certaine mollesse ambiante…
Ce programme n’est pas né d’une réaction contre d’autres façons de pratiquer la musique. Il est parti de la sonate d’Alberto Ginastera…

… une œuvre qui, longtemps surprotégée, n’est pas si fréquentée…
J’étais en Argentine, j’avais joué la « Pampeana », j’ai appris qu’il y avait une sonate de ce compositeur que j’adore, et je me suis dit : « Mais c’est tellement en rapport avec ce que je vois, dans la pampa, avec les gauchos et la mentalité argentine ! » De plus, Ginastera a fui la dictature pour emménager à Genève, ça renforçait notre lien… Je connais plein de mélomanes très avertis qui ont connu le compositeur et qui ont côtoyé sa femme, c’est hyper passionnant !

 

« Il n’y a pas de barrière fixe entre musique savante et musique populaire »

 

Le lien avec Leoš Janáček, que vous avez noué, restait à inventer.
Pohádka, très peu de gens la jouent parce qu’elle est très, très délicate. En termes de durée, aussi, son exécution se réfléchit car il faut mettre l’œuvre en valeur dans un programme ad hoc. Jouer Janáček avant ou après deux sonates de Brahms, c’est pas super.

Vous préférez frotter Janáček aux 5 Stücke im Volkston op. 102 de Robert Schumann. Pour ceux qui associent inspiration populaire et, mettons, Bartók ou Berio version Folk Songs, par exemple, cela peut surprendre, et cela ne doit pas être pour vous déplaire.
Les Volkston de Robert Schumann apportent quelque chose au programme. Cette suite, c’est vrai, tout le monde la joue parce que c’est beau ; mais, moi, je trouve que ça sonne mieux si c’est en contexte, et encore mieux si, en quelques mots, on peut contextualiser les miniatures auprès du public en disant : « OK, Schumann a écrit ces cinq pièces et, finalement, ce sont les œuvres les plus stylisées de tout le programme. Plus que de Falla, plus que Janáček : Schumann, lui, écrit du Schumann avec un parfum d’air populaire. »

La dichotomie entre « musique populaire » versus « musique savante » reste une légende urbaine quasi irréfragable…
Pourtant, il n’y a pas de barrière fixe entre musique savante et musique populaire. Les deux peuvent s’imprégner l’une l’autre.

 

 

C’est l’objectif d’Inspiration populaire ?
Je ne sais pas s’il y a un objectif ; en revanche, j’espère que le résultat, c’est le public sort du concert en s’étant ouvert à une dimension autre que si Anaïs Crestin et moi nous étions contentées de jouer des pièces belles de nature qui vont plus ou moins ensemble.

Par exemple ?
Une sonate de Beethoven, une sonate de Brahms et un dernier complément de programme – le genre de programme très standard qui reproduit souvent un disque. Pour moi, c’est un peu la même chose, et on se demande pourquoi aller au concert, dans ce cas ?

 

« L’égalité d’inspiration fait partie du projet »

 

Telle est votre obsession : que le disque soit le passeport pour le concert.
Tous mes disques, toujours, partent d’un programme de concert. Pour Inspiration populaire, j’ai pensé que si je ne jouais que Ginastera et de la musique de cette période, ça pourrait être un p’tit peu difficile pour le public. Tout le monde ne va pas s’y retrouver. Aussi voulais-je présenter différents styles, à la manière d’un voyage, ce qui nous correspond, à Anaïs et à moi, puisque nous étions en Argentine quand nous avons commencé à en parler. Le premier programme que nous avions concocté, quand elle habitait en Argentine, nous a conduites à jouer Janáček, la « Pampeana » et un truc qui n’avait rien à voir – je crois qu’il s’agissait d’une sonate de Rachmaninov. La fois suivante, on joue d’autres trucs qui, chemin faisant, développent notre connivence musicale. Or, elle a gagné le concours Ginastera en Argentine, et elle m’a révélé l’existence de la sonate. Quand elle m’a demandé si j’avais envie de l’apprendre, j’ai repensé au Janáček et à mon premier master, celui que j’ai soutenu en Allemagne, sur l’inspiration populaire, même si j’avais alors joué la sonate de Chostakovitch.

 

 

Vous auriez pu la choisir pour votre enregistrement.
Non, elle aurait pris presque la moitié du disque. Je voulais qu’il y ait plus d’étapes dans le voyage du public à travers diverses inspirations populaires. L’idée était de donner une vision un peu plus globale. Jouer Grieg et Chostakovitch, puis dire : « Voilà, c’est ça l’inspiration populaire », ça se défend mais, à mon sens, ce n’est pas aussi riche et fort que d’aller un peu plus loin et d’essayer de mettre en valeur la sonate de Ginastera, une œuvre de 20’, riche mais concise.

On retrouve votre souci de la proportion qui animait déjà Bach & friends.
Oui ! Si l’on regarde entre de Falla, Janáček, Schumann et Ginastera, c’est quasiment quatre parties de durée similaire. Pas une ne vampirise les autres. Cette égalité d’inspiration faisait partie du projet.

 

Estelle Revaz en la résidence de l’ambassade de Suisse à Paris. Photographie : Rozenn Douerin.

 

Après nous avoir expliqué que, contrairement aux pianistes, vous, violoncellistes, disposez d’un répertoire limité, vous avez montré que ces limites étaient plutôt extensibles. Pourriez-vous nous éclairer sur l’art de jongler avec des projets très différents où les époques peuvent être décloisonnées ? Parfois, vous jouez même deux ou trois programmes distincts dans une même semaine…
Bah, pour moi, ce n’est pas très difficile d’alterner les styles musicaux. Ça ne l’a jamais été, sans doute parce que j’ai été éduqué ainsi au long de mon parcours d’études. Dès que j’ai eu dix ans, mes profs m’ont donné à travailler un Bach, un truc contemporain et un mouvement de concerto romantique. Ce mélange fait partie de mon quotidien, puisque j’ai toujours travaillé des styles musicaux différents.

Qu’est-ce qui ancre votre jeu et transforme cet éclectisme de bon aloi en une proposition signifiante ?
Je suis ancrée dans le propos que je veux formuler à travers les pièces que j’ai choisies. Donc, même si je passe d’un programme donné à un autre qui n’a rien à voir d’un point de vue esthétique, chacun est assez cloisonné, si bien que je peux switcher sans souci. Ce ne sont pas les mêmes réflexes qui sont en jeu, ce n’est pas le même chant intérieur.

 

« J’ai joué cinq concerti différents la même semaine »

 

Vous présentez cette souplesse comme une évidence lisse. Cela a-t-il toujours été le cas ?
Non, je l’admets. Il y a eu une petite période transitoire liée à deux choses. La première est la qualité du son. Quand je joue du Bach, j’essaye d’avoir le son le plus pur possible, sans sifflante ; quand, juste après, je dois jouer des pièces exigeant de faire siffler l’instrument avec des sonorités extrêmes, pas centrées sur le noyau du son, ça, il faut arriver à jongler et, en quelque sorte, à apprendre à l’instrument à le faire.

 

 

Diable ! Votre instrument serait moins souple que vous (signalons que vous donnez sporadiquement des cours d’assouplissement voire de musculation pour instrumentiste sur Facebook) ?
Disons que, quand il s’est aperçu qu’il pouvait siffler, il peut se mettre en tête de siffler quand on lui demande exactement le contraire !

Vous avez évoqué deux difficultés. Quelle était la seconde ?
Le rapport au rythme. C’est vrai que la première fois que j’ai joué le Bach & friends, je voyais bien que Bach et la musique contemporaine s’influençaient.

Cette porosité n’était-elle pas sous-tendue par le projet ?
Elle n’était pas prévue, mais elle était peut-être prévisible. Partant, j’ai appris à accepter cette influence réciproque, surtout dans un programme où le but est de mélanger les deux. Je trouve ça aussi intéressant pour le public pour qui le mélange est aussi une réalité. L’oreille des spectateurs passe d’un style à l’autre. Pourquoi ceux qui viennent m’écouter ne seraient-ils pas inspirés tant par l’un que par l’autre, comme je le suis ? Au quotidien, ce va-et-vient ne me pose pas de problème. Ce qui peut me poser un peu plus de problème, c’est que j’ai un très gros répertoire à jouer en peu de temps. Je ne suis pas avare en différenciation de programme. Cette semaine, par exemple, j’ai joué deux concerti et un programme de récital… avec une pianiste avec qui je n’avais jamais travaillé, ce qui impliquait des séances de répétition spécifiques. Début 2022, j’ai même joué cinq concerti différents la même semaine.

 

« Il faut que j’apprenne à dire non »

 

Et ça, c’est facile ?
Non, c’est plus problématique parce que le volume de musique à apprendre est énorme. C’est le revers de la médaille. Quand on se spécialise dans un répertoire bien borné, par exemple quand on dit : « Cette année, je joue les concerti de Joseph Haydn, de Robert Schumann et d’Antonín Dvořák, point barre », c’est déjà conséquent mais la gestion au quotidien est plus simple. Mieux : quand on fait une tournée comme j’ai fait en Chine avec un programme unique, c’est hyper cool ! Tous les jours, on joue les mêmes pièces. Loin de s’ennuyer, on peut laisser libre cours à son perfectionnisme pour essayer de s’améliorer. Alors que, quand on fait la même tournée mais en claquant cinq programmes différents, il peut arriver ce qui m’est arrivé un soir avant d’entrer sur scène : devant moi, j’avais une pile de partitions et je ne savais pas ce que je devais jouer. J’ai regardé la pianiste. J’étais perdue. C’est elle qui m’a dit ce qu’on allait jouer. Là, je me suis rendu compte que j’avais surfé avec les limites. Pour l’instant, j’ai la chance de n’être jamais allée au-delà, mais j’admets que, parfois, j’ai eu un peu chaud.

 

 

Ces défis extrêmes étaient- ils consécutifs aux reports post-Covid ou symptomatiques de votre incapacité à refuser des projets excitants ?
J’adore le côté aventureux. J’adore repousser mes limites. Donc je pense que je cherche ça. J’aime me mettre musicalement au défi. Cependant, les cinq concerti dans la même semaine, c’était un report. Personne ne m’a demandé mon avis. J’ai reçu les plannings déjà constitués. J’ai halluciné parce que cela se passait avec le même orchestre. Autant dire que le staff aurait dû se rendre compte que cinq concerti dans la même semaine, y avait comme un p’tit problème. Mais les gens sont habitués à ce que, en concert, je joue deux ou trois concerti depuis mon premier disque, Cantique. On avait fait une tournée avec l’orchestre Musique des Lumières dirigé par Facundo Agudin. Je jouais Schelomo d’Ernest Bloch et Pitture, une création qu’Andreas Pflüger a écrite pour moi. Total : environ une heure et quart. Ça ne s’était jamais fait. On pouvait même se demander si c’était possible.

Comment se prépare-t-on à pareil défi ?
En allant à la salle de fitness pour augmenter sa résistance physique ! J’ai eu raison car je l’ai fait en me disant : « Si tu peux te préparer en amont, ça marche », et ce genre de performance est devenu un peu ma spécialité. On s’est dit : « Hé, mais si elle peut faire ça, elle peut bien faire trois concerti de Carl Philip Emmanuel Bach ou les deux Haydn ! » Dans une certaine mesure, ça me convient. Il arrive que je sois meilleure dans des formats longs. Parfois, en termes de concentration et de présence scénique, je suis meilleure si je joue trois CPE Bach plutôt qu’un seul ; mais je sais qu’il y a des limites physiques, organisationnelles et émotionnelles aussi. Il faut que j’apprenne à dire non, mais il faut aussi que, du côté des organisateurs, des orchestres ou des programmateurs, il y ait une certaine conscience de la masse de travail que cela représente. Sinon, il arrive que l’on me dise : « Bah, t’as d’jà joué ça ! » Peut-être, mais quand c’est des trucs que, en effet, j’ai joué six mois plus tôt, je dois reprendre les partitions et les retravailler…

 

« La catastrophe, c’est quand j’ai eu un jour de repos »

 

Beaucoup de musiciens rêvent de pouvoir dire oui. Vous qui passez votre vie entre scènes et studio, faute de savoir dire non, avez-vous encore le temps de vivre ?
Je n’opposerais pas la musique et la vie, quoique il y ait des circonstances où la vie se rappelle à moi. Par exemple, j’ai dû enregistrer les onze Caprices de Joseph Dall’Abaco que je n’avais jamais joués. Il m’a fallu les apprendre en six mois au milieu de tous les autres programmes. Ça m’a fait rigoler parce que je me suis dit : « Ben ma pauvre, t’as plus quinze ans [NDLR : en effet, Estelle Revaz est vieille, elle est née en 1989] ! » Quand on a quinze ans, on fait dix, douze heures de violoncelle, et tout va bien, c’est la norme. Là, j’ai dû forcer la machine. D’un autre côté, j’étais hypercontente de l’avoir fait. Être poussée dans mes retranchements m’a obligée à apprendre ces Caprices. Je ne l’aurais pas fait de ma propre volonté, si je m’étais contentée de me dire : « Bon, quand tu auras le temps de les apprendre, quand tu les sauras, alors tu les joueras et tu les enregistreras ». Il y a des avantages et des inconvénients à se retrouver sous pression !

Sur FB, en concert, en entretien, vous avez l’air épanouie et, pourtant, on ne peut pas éviter la question : ce rythme musicalement trépidant est-il facile à vivre au quotidien ?
« Facile » ? Vous rigolez ? Franchement, non. Je passe ma vie à repousser mes limites. D’un côté, je vous l’ai dit, j’adore ça, je le cherche un peu. De l’autre, jouer quand on a une supergrippe avec 40° de fièvre, je m’y suis astreinte mais je ne prétendrai pas que c’est recommandable, plaisant ou génial. Quand on me rétorque que j’exagère, je pense : « J’aimerais bien te voir dans cette situation ! »

J’imagine que cela a dû vous arriver…
Avant le Covid, je suis allée en Amérique du Sud. À l’aller, dans l’avion, j’ai chopé un virus. Je devais jouer les fameux cinq programmes différents – des suites de Bach, deux programmes de récital avec piano, de la musique de chambre, un programme avec orchestre –, un par soir, et donner des masterclass toute la journée ; sur mon planning, y avait aussi des tournages de clips et des shootings ; et je finissais la tournée avec le concerto de Dvořák, rien que ça. Sur place, un médecin me donne un remède qui, un temps, apaise les symptômes du virus. Autour de moi, tout le monde tombe malade pendant que je survis… jusqu’à la catastrophe. En fin de tournée, nous avions un jour de repos. Ç’a été le couperet ! Mon corps s’est relâché. Je suis tombée vraiment malade, mais quelque chose de carabiné. Je me suis retrouvée le jour du dernier concert où j’étais incapable de sortir du lit. J’avais 40° de fièvre. Ce n’est pas une image : j’avais vraiment 40° de fièvre. Je n’avais rien de grave, OK, juste un virus tout bête qui avait dégénéré au fil du temps et de la fatigue. Problème : la Philharmonie était pleine ; il était trop tard pour trouver un remplaçant ; le concerto de Dvořák, c’est 45’, donc la moitié du programme ; si je ne jouais pas, le concert était annulé.

Vous ne pouviez pas vous lever mais vous ne pouviez pas ne pas vous lever non plus.
J’embarque trop de monde dans cette histoire. Les musiciens. Les trois mille spectateurs. L’enjeu financier est considérable. Au final, on appelle le SOS Médecin uruguayen, j’ai droit à ma piqûre de cortisone, et j’y vais.

 

« Comment savoir où est la limite si on la repousse toujours ? »

 

Avec le recul, vous en ressentez plus de fierté que de déception, j’imagine.
Honnêtement, je ne le recommande pas. C’était hyper dur.

 

 

Avez-vous regretté d’être « simplement » malade au lieu d’avoir fait une mauvaise chute de ski et d’avoir eu un bras cassé, même si ça fait super mal ?
Disons que j’étais plus ou moins en état de fonctionner. Donc je me devais de jouer par respect pour les autres. D’un certain point de vue, si on se casse le bras, c’est vrai, y a pas de discussion. Si on ne se casse pas le bras, c’est difficile de trouver où est la limite, cette fameuse limite que nous passons notre vie à repousser. C’est pour ça que c’est difficile de savoir où elle est, la limite. Par exemple, je ne pensais pas que je serais capable de jouer cinq concerti dans la même semaine. Je l’ai fait mais, il y a quelques jours, j’en ai joué deux. « Que » deux, en quelque sorte. Je me suis demandé comment j’avais réussi à en interpréter cinq en une semaine. Or, j’y suis parvenue, et bien, je crois. Donc c’est possible. Peut-être faut-il être confrontée au défi, essayer le plus sincèrement possible, et advienne que pourra !

Cela exige aussi une grande confiance en soi…
Une grande connaissance de soi, plutôt. On ne peut pas espérer être un bon musicien si l’on ne se connaît pas.

 

Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Quand on est violoncelliste, se connaître ne suffit pas. Il faut aussi connaître son complice – en l’espèce votre violoncelle. La veille de notre entretien, il s’est déroulé un drame entre vous puisque vous lui avez arraché un bout de peau. Comment va « Louis XIV l’Italien », d’abord, pour nous rassurer ; puis comment avez-vous construit votre relation avec l’âme que vous tenez toujours dans vos bras ?
En effet, j’ai eu un petit problème lors de la balance à Radio France. Je jouais la sonate de Ginastera avec un peu d’énergie. Mon archet a pris un mauvais angle, et j’ai arraché un coin du violoncelle. Ce n’est pas que ma faute, attention : je viens d’apprendre avec soulagement que ce coin avait déjà été arraché par la propriétaire précédente. Donc peut-être que, avec le froid ambiant, la colle n’a pas tenu car l’archet n’a pas une raye, ce qui indique que le choc n’était pas d’une force tellurique. L’avantage, c’est que la fracture est nette et que j’ai retrouvé l’éclat. Par conséquent, le luthier pourra le recoller incessamment. Ainsi, je pourrai oublier cet accident. Mais, sur le moment, j’étais trop choquée ! Pendant tout le concert, j’ai dû fermer les yeux parce que je ne voyais que le trou. C’était horrible !

 

« On ne peut pas lutter avec Gautier Capuçon
si on n’a pas les mêmes armes que lui »

 

Même si, aujourd’hui, cela prête à sourire, votre désarroi de la veille est significatif de la relation particulière que vous avez nouée avec votre instrument.
Oh, oui, notre relation est particulière ! Je passe beaucoup, beaucoup d’heures avec lui. Il est de toutes mes aventures. Il me connaît quand je suis la plus vulnérable, id est avant de monter sur scène. Il a connu mes états de grâce et mes états d’âme. J’ai pleuré sur lui. Il y a de petites traces de larmes dans sa peau que nous sommes seuls à connaître, lui et moi.

Lors du premier épisode de notre entretien, vous souligniez que violoncellistes et pianistes sont très différents. Ce rapport à l’instrument, avec quelques exceptions de stars, l’illustre aussi, car un claviériste classique change en général d’instrument à chaque prestation. Les organistes en éprouvent même un fieffé plaisir… Pour les violoncellistes, la chose est différente, on le comprend. Toutefois, est-ce vous, Estelle Revaz, qui avez cette relation furieusement charnelle avec votre instrument, ou cette fusion intimissime entre artiste et instrument est-elle commune à vos pairs cordistes ?
Mes collègues et moi sommes tous attachés à nos instruments, forcément, mais je préfère parler de mon expérience en repensant aux violoncelles entiers que j’ai eus. Mes parents m’en ont offert un premier. Rapidement, il n’a plus suffi. Le Fonds instrumental français m’a prêté un Georges Mougenot. Problème : la propriétaire qui leur avait confié a voulu le récupérer pour le vendre. J’avais un contrat de cinq ans, mais un astérisque prévoyait le cas d’une mise en vente, et j’ai dû rendre « mon » violoncelle. Il paraît que ça ne s’était jamais produit.

 

 

Aviez-vous eu le temps de l’apprivoiser ?
C’est pire que ça ! En six, sept mois, j’étais tombée complètement amoureuse ! Hélas, je n’ai pas trouvé les fonds pour l’acheter. Je me suis donc retrouvée sans instrument. En catastrophe, j’ai déniché un luthier romain qui m’a prêté un violoncelle. Puis la personne qui m’avait recommandée à lui est décédée. Or, j’ai appris que ce commerçant me prêtait mon instrument par intérêt, en espérant récupérer un autre instrument que cette dame avait chez elle. Trois heures après avoir appris son décès, j’ai reçu un recommandé m’intimant de rendre mon violoncelle dans les deux jours. In extremis, après un stress fou, j’ai trouvé une solution pour le financer. Deux sœurs ont convenu de l’acheter et de me le prêter sur dix ans. Sauf que, à nouveau, cet instrument a révélé ses limites. À ce stade de ma carrière, je jouais sur les mêmes scènes que les vedettes comme Gautier Capuçon, des gens qui jouent des instruments à plusieurs millions.

 

« J’ai senti que le coup de foudre était proche »

 

Pour donner un ordre de grandeur, le prix d’un Mougenot contient cinq chiffres, pas sept.
On ne peut pas arriver sur les grandes scènes avec juste un bon violoncelle. Il faut un violoncelle exceptionnel. Sinon, on n’a pas à sa disposition les mêmes armes musicales que ses collègues. Avec un instrument simplement « bon », vient un moment où, dans la palette sonore, surtout quand on doit produire beaucoup de son pour jouer devant un orchestre, on est amené à jouer avec les muscles. Et les muscles, c’est utile mais ça amoindrit de façon assez drastique le spectre de couleurs dont on dispose. Boxer sur le même ring mais pas dans la même catégorie ? En théorie, l’exercice peut être intéressant un court instant ; en pratique, il devient vite très frustrant. De ces déconvenues est née une conviction : il me fallait trouver un instrument qui me permette de développer mon jeu. Le problème est que ce genre d’instruments est impayable…

… sauf pour quelques ultravedettes comme Renaud Capuçon, qui le revendiquait tantôt dans Diapason
Je n’étais pas, alors – et je ne suis pas encore – une ultravedette ! Ces œuvres rares que sont les instruments d’exception sont entrées dans le domaine de la spéculation. Aujourd’hui, la réalité c’est que, à quelques rarissimes exceptions près, un artiste ne peut plus se payer son instrument. Or, tant qu’on n’a pas trouvé un instrument disponible, impossible de dénicher un financeur ; et tant qu’on n’a pas de financeur, impossible d’obtenir un prêt car les propriétaires savent qu’on n’aura pas les moyens de l’acheter.

Pourquoi ne vous êtes-vous pas suicidée ?
Sans doute que ce n’est pas dans mon tempérament ! Et, surtout parce que, après des mois de vaines, recherches, j’ai appris par hasard que Susan Rybicki-Varga, fille de Tibor et violoncelliste, vendait son Giovanni Grancino…

 

 

Pour donner un ordre de grandeur, le prix d’un Grancino contient six chiffres, avec des sommes généralement estimées autour de 300 à 500 k€.
Pour commencer, petit souci : on était une vingtaine à vouloir l’essayer. Mon tour arrive en plein été. C’est une tuile.

 

« Mes mécènes sont vraiment choux »

 

Pourquoi ?
Tous les potentiels sponsors, mécènes, financeurs sont en vacances. Hors de question de les déranger dans leur villégiature estivale. J’ai donné un concert avec ce violoncelle, et je sentais que le coup de foudre approchait. Ne voulant pas souffrir, je l’ai rangé dans sa boîte et je l’ai mis au pied de mon lit. Là, je l’ai regardé sans le jouer, et j’ai dû le rendre deux heures avant un récital. Heureusement que je ne m’étais pas trop attachée !

Pas « trop », mais beaucoup quand même…
Il faut croire car j’ai persévéré pendant que d’autres l’essayaient, cherchant une solution pour le financer. J’ai fini par trouver quelqu’un. Quand je l’ai annoncé à la vendeuse, elle m’a répondu que, trop tard, j’ai été devancée. Sauf que je savais par qui j’avais été devancée. Or, cette fille était dans la même situation que moi : elle cherchait un financement, et elle n’avait pas la totalité de la somme. Ça m’a un peu énervée, mais une promesse de vente est une promesse de vente, donc je comprenais la position de la vendeuse. Mon soutien s’est retiré puisque le violoncelle n’était plus disponible. Ça n’a pas suffi à me dégoûter. J’étais convaincue que la vente en cours ne se ferait pas. Donc je suis retournée à la quête aux mécènes. J’ai trouvé cinq financeurs qui se sont associés ; et, comme la promesse de vente de ma concurrente n’avait pas été suivie d’effet, la propriétaire s’est lassée et m’a dit : « OK, je vous le vends. »

Tout était accompli ?
Presque. Parce que, l’expérience aidant, je ne voulais plus être dans la situation où je dois rendre l’instrument du jour au lendemain. Je voyais venir le moment où un des cinq sponsors allait se retirer. Ce jour-là, pour acheter ou vendre sa part, ce serait compliqué, et je repartirais pour un tour. Les cinq associés partageaient cette préoccupation. Aussi avons-nous construit une fondation pour abriter le violoncelle et le sortir du marché de la spéculation en l’empêchant d’être vendu. Désormais, le violoncelle appartient à la fondation ; je suis habilitée à le jouer durant toute ma carrière ; quand je ne pourrai ou ne voudrai plus le jouer, il ira à un autre instrumentiste ; si jamais la fondation « collapse », il devra être remis à une autre fondation qui poursuit un objectif similaire.

 

 

Vous avez bordé votre affaire…
Ce que j’aime, c’est l’idée que ce type d’instrument a été construit pour être joué. Pas pour finir dans un coffre de banque ou dans un port franc en attendant que sa valeur augmente. Aujourd’hui, souvent, on a perdu de vue l’utilité première de l’instrument. Que cinq mécènes acceptent d’acheter un violoncelle en renonçant à spéculer sur la hausse de son cours, j’ai trouvé ça très beau. C’est un placement, oui, mais un placement pour la culture qui perdurera bien après ma mort ; et je me réjouis que ces cinq-là continuent en aidant d’autres musiciens ayant besoin d’autres instruments. Ils sont vraiment choux.

 

« J’ai vu des trucs hallucinants »

 

Le mécénat n’est-il pas une tradition genevoise ?
Si, et pas que dans la culture. C’était un principe protestant : on gagne beaucoup d’argent mais, en échange, on doit en redistribuer une petite partie. Cela dit, attention aux clichés ! Ça, ça commence à ne plus trop exister.

Il se murmure même que certains mécénats se méritent autrement que par, eh bien, le mérite.
Il ne faut pas le murmurer, il faut le dire, bien sûr ! Dans ma quête de mécènes, j’ai rencontré de tout, y compris des gens qui promettent de t’acheter un Stradivarius contre quelques faveurs.

Soyons clairs : des faveurs sexuelles.
J’ai vu des trucs hallucinants. Ce n’est pas une légende. Ça se pratique. Je l’ai vraiment vu. C’est une maladie. Pas des gens : du système.

Avec vous, les salopards étaient mal tombés. Mais j’imagine que d’autres musiciennes peuvent hésiter si elles doivent choisir entre l’instrument de leur rêve et rien…
Si le système est en place, c’est que certaines doivent céder, forcément malgré elles. La pression est tellement énorme ! Ta carrière se joue en partie dans ton choix. Si tu te retrouves sans instrument pendant plusieurs années, c’est-à-dire sans pouvoir jouer certaines œuvres dans un certain contexte à un certain niveau, tu peux craindre de passer à côté de ta vie. C’est compliqué de dire non. Avec le Strad, je l’ai fait. Je suis partie en courant. Le gars m’a fait trop peur. Surtout, ça m’a énormément interpelée. Quand j’ai su que le milieu fonctionnait vraiment de la sorte, j’ai pris conscience de ce qui s’y passait. C’est doublement moche et dommage. C’est moche et dommage parce qu’une telle attitude, un tel chantage, c’est indigne. Et c’est moche et dommage parce qu’une telle perversité souille la beauté du mécénat. Que des gens financent, depuis Louis XIV au moins, l’art, la culture, par vocation ou inclination, pas pour obtenir autre chose, ça, c’est vachement beau !

 

Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Au début de notre entretien, nous offrions aux lecteurs une révélation : vous êtes violoncelliste. Il est temps de dégainer une autre révélation : vous êtes Suisse et Autrichienne. Bien que vous soyez Helvète, vous êtes résolument Européenne puisque, à titre d’exemple, vous avez « fait » le CNSM de Paris et parfait vos études en Allemagne. De plus, vous avez une curiosité pour le monde – ainsi, vous avez raconté l’influence à long terme de votre expérience en Amérique latine. Pourtant, en bonne musicienne suisse, vous réussissez à tenir les deux bouts, id sunt la dimension localiste (il semble exister une vraie curiosité pour les compositeurs suisses, célèbres ou non) et la conviction qu’il faut s’ouvrir sur le reste du monde. Êtes-vous Suisse bien que vous soyez Européenne ou Européenne parce que vous êtes Suisse ?
Hum, partons de la réalité culturelle. Notre confédération marche très bien, mais c’est un miracle. Il faut quand même garder en tête qu’une partie parle allemand, une autre français, une autre italien, une autre romanche, et que nous devons toujours nous mettre d’accord alors que chaque région linguistique est plutôt raccrochée au pays qui parle sa langue : la Romandie est plus proche de la France, la Suisse allemande penche vers l’Allemagne, les italianophones sont connectés avec l’Italie…

 

 

Et les Romanches ?
Ils essayent de survivre, et c’est hypercool qu’ils survivent encore ! Cela montre la richesse d’un pays d’arriver à maintenir une minorité linguistique et une culture si particulière. Ne la laissons pas disparaître, ce serait une perte immense ! On vit ainsi : depuis que l’on est petit, on nous a appris que chacun doit s’exprimer dans sa langue et d’être capable de comprendre l’autre. Donc, moi, théoriquement, par exemple, si je croise un Suisse allemand, il doit me parler dans son allemand et je dois le comprendre. Et ça, ça change en profondeur notre rapport au monde.

 

« Il n’y a pas une issue, mais plusieurs issues de secours »

 

Il est vrai que, même si les choses évoluent lentement, pour un Français, il est normal que « les autres » parlent français, ce qui le dispense, lui, de parler et de comprendre d’autres langues et d’autres cultures…
Moi, j’ai longtemps étudié à Paris. Je suis arrivée quand j’avais dix ans. J’y ai suivi le cursus très français, passant par le CRR puis par le CNSM. Après, je suis partie étudier en Allemagne, et j’y ai trouvé un rapport au monde complètement différent.

Sous-entendez-vous avec diplomatie que les Allemands ne se sentent pas autosuffisants, alors que les Français sont suffisants ?
Plutôt que les Français se sentent autosuffisants. Les musiciens qui font l’intégralité de leur cursus en France en portent trace. Il y a un système très solide et assez exclusif. Il y a une confiance dans le fait de détenir la vérité. Quand je suis sortie du CNSM, j’avais clairement en tête les critères qui caractérisent une bonne ou une mauvaise interprétation.

Quels sont-ils, ces critères ?
Ils sont simples : si on t’a dit que c’était bien, c’est bien ; si on t’a dit que c’est pas comme ça que ça se joue, c’est pas comme ça que ça se joue. Autant vous dire que j’ai vécu un choc en arrivant en Allemagne, dans la classe de Maria Kriegel ! Elle s’est mise à m’expliquer Schumann et Brahms d’un point de vue allemand. J’étais sidérée de découvrir qu’il y avait plusieurs vérités, et je ne savais plus comment me dépatouiller !

 

 

Quelle issue de secours avez-vous inventé ?
J’ai compris qu’il n’y avait pas une issue de secours, mais plusieurs issues. Peut-être que Maria Kriegel était plus proche de la vérité concernant Brahms et Schumann, notamment en termes de pâte sonore, mais, probablement, à Paris, on était plus proche de la vérité concernant Poulenc, Fauré et Debussy.

 

« Un musicien n’a pas besoin du CNSM pour s’épanouir »

 

Ce que vous dites laisse résonner ce qui, de nos jours, paraît parfois être une croyance : seul un Espagnol pourrait jouer Albeniz, et nul n’interprèterait mieux Chopin qu’un Polonais…
Ça dépend si vous avez consenti l’effort nécessaire pour comprendre les musiques que vous jouez. Pour moi, par exemple, c’était clair que, après Paris, je devais aller étudier ailleurs. Je suis même partie en cours de route parce que je n’y trouvais pas mon compte. Je me sentais plus libre que mes collègues français qui se sentaient obligés de passer par telle ou telle case, tel ou tel échelon, parce que « c’est comme ça que ça se fait ».

Vous êtes quand même entrée au CNSM.
Et alors ? Selon moi, j’étais libre, voilà l’essentiel. Je suis entrée du premier coup. Tous ceux qui ont passé ce concours savent que c’est une sacrée épreuve. J’étais jeune et j’en garde un souvenir horrible ! Mais j’ai été choisie, je ne peux pas me plaindre.

N’empêche, même si vous avez fugué, vous vous êtes sentie obligée d’entrer dans ce Graal français. Ce n’est certes pas infamant mais, pour une violoncelliste libre, ça se pose là !
Je suis entrée parce que la réputation du conservatoire était excellente. Pour autant, je n’avais pas le poids d’une famille musicienne derrière moi et de cette conviction que, si tu veux être musicien et que tu n’entres pas au CNSM de Paris, ta vie est foutue. Même si tu entres au CNSM de Lyon, tout le monde rira de toi sous cape.

Vous parlez d’expérience.
Bien sûr ! J’étais en horaires aménagés, et j’avais plein de collègues pour qui la pression était épouvantable. Or, certains ne sont pas entrés au CNSM mais sont entrés dans d’autres conservatoires où ils se sont beaucoup plus épanouis et où ils ont trouvé quelque chose qui, ils s’en sont rendu compte avec le recul, correspondaient mieux à leur personnalité.

 

 

Est-ce le miracle de la résilience ou de l’adaptabilité de l’homme ?
Mais même si c’est le cas, le résultat est là : ils ne sont pas entrés au CNSM de Paris, et ça ne les a pas empêchés de devenir de trrrès bons musiciens…

… alors que vous, vous  êtes entrée dans le saint du saint, et vous êtes cependant devenue une trrrès bonne musicienne !
J’y suis entrée libre, grâce à mes origines, et j’en suis repartie parce que j’étais libre, convaincue qu’il n’y a pas que ça dans le monde.

 

« J’ai été élevée dans une famille d’hurluberlus »

 

En somme, sans essentialiser votre exemple, dans un monde où l’on prétend souvent qu’il n’y a plus d’identité nationale, vous paraissez incarner une forme de particularité suisse.
Du moins le fait d’être Suisse m’a-t-il aidé à me construire à travers mes études en me confirmant l’importance d’être ouverte aux différentes cultures. Ça ne me posait aucun problème de débarquer à Cologne en master où, au bout de deux ans, je devais écrire un mémoire d’une centaine de pages en allemand ; et, à l’époque, il n’y avait pas les traducteurs online, je devais vraiment m’y coller ! Quand j’y pense, ça peut paraître ou fou, ou logique… Je suis née dans un p’tit village de neuf cents âmes ; à part ma mère qui avait commencé une carrière de cantatrice, j’étais la seule à faire de la musique ; on était les exotiques du village, les gens super bizarres… Mon père avait fait des études de littérature classique. Il est parti à Paris pour faire une Habilitation à Diriger des Recherches sur les tragédies raciniennes à la Sorbonne. Oui, nous étions des hurluberlus ! Mais ça ne nous a pas empêchés de quitter notre petit village en juin, de nous retrouver dans le cinquième arrondissement de Paris, en plein Quartier latin.

Comment vos études se sont-elles organisées après ce déménagement ?
J’ai fini au CNED ; et je crois que mes origines m’ont préparé à une certaine flexibilité. Je n’avais pas de problème à l’école, donc pas de raison d’en avoir davantage à distance. Quand mes parents rentrent en Suisse, ils m’ont dit : « Tu veux rester à Paris toute seule ? » J’ai dit oui, et je me suis retrouvée dans une chambre de bonne.

Est-ce une impression, ou votre récit guilleret cacherait-il pas des épisodes moins pétillants que ceux qui constituent votre pimpante biographie officielle ?
C’est vrai que, aujourd’hui, je décris ça avec détachement mais, sur le moment, franchement, une fois de plus, c’était pas simple. J’ai vécu plein d’épreuves. Pour autant, dans ces moments difficiles, mes origines culturelles et celles de mes parents nous donnaient une ouverture d’esprit nous poussant à croire que, OK, tout n’est pas toujours évident, mais tout est possible. Cette foi, en quelque sorte, m’a permis de tenter des choses qui étaient un p’tit peu en dehors des sentiers battus. Et ça continue !


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