Les grands entretiens – Augustin Dumay, l’intégrale
Après 160 concerts annulés pour raisons sanitaires, Augustin Dumay, monument du violon de notre temps, est revenu fin février à la Philharmonie pour un duo avec sa pianiste fétiche, Maria Joao Pires. Salle comble, public en feu et déflagration d’émotions. Quinze jours plus tard, il nous a reçu dans le cadre plus feutré du bar d’un palace. Il a accepté d’y esquisser sa passion pour la musique, d’y présenter son nouveau disque et d’y évoquer les perspectives qui s’ouvrent à lui, donc à nous. Bienvenue dans l’intimité d’un esthète sans concession et résolument pluriel, qui reste convaincu que la musique, c’est cette force qui nous fait dire certains soirs : « OK, je suis épuisé, mais je vais quand même aller voir cet artiste parce qu’il va changer ma vie pendant deux heures. » Comment change-t-on la vie des gens ? Pourquoi ? À quel prix ? Et qu’en retire-t-on ? En trois épisodes, réunis ici dans un post intégral, voici quelques éléments de réponse directs, profonds et passionnants.
1.
Un artiste polymorphe
Bertrand Ferrier – Le fil rouge de cet entretien pourrait être l’unité dans la diversité. La façon dont vous avez construit votre pratique sinon votre carrière artistique en témoigne : vous êtes
- violoniste,
- chef d’orchestre,
- pédagogue (ou « compagnon d’artistes en devenir » ainsi que vous le reformulez),
- juré et même président de jury de concours internationaux prestigieux…
Cette multiplicité de votre art n’est pas une diversification prudente et bien vue pour un instrumentiste : c’est un choix délibéré de penser la musique comme une mosaïque de possibles dont chaque fragment enrichit l’autre. À quel moment avez-vous pris conscience de la nécessité, pour vous, de ne pas être « qu’un virtuose » ?
Augustin Dumay – Vous envisagez la question comme si j’avais construit un projet. C’est étrange, car je n’ai jamais construit quoi que ce soit d’une façon consciente. En revanche, depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été intéressé par tout ce que peut représenter la musique. Bien sûr, j’ai appris à jouer du violon. Aussi ai-je concentré une grande partie de ma vie sur le violon.
« Je suis devenu chef à cause de Herbert von Karajan »
C’est encore le cas, semble-t-il !
Oui, l’un de mes plus grands bonheurs est d’être dans mon laboratoire de travail. Chaque jour, j’y travaille mon instrument cinq à six heures. C’est vous dire l’importance que cet instrument a dans ma vie !
Le violon a une énorme importance, mais pas une importance exclusive.
En effet ! Parallèlement à mon activité de violoniste, j’ai rencontré des situations et des musiciens qui m’ont ouvert à d’autres domaines. Cela a commencé dès mes années de formation. J’ai eu le grand bonheur de travailler avec des gens comme Nathan Milstein et Arthur Grumiaux. Ça m’a donné une idée de ce que pouvait être la transmission en musique.
Vous avez transformé cette expérience en responsabilité.
Bien sûr, après avoir eu le privilège de travailler avec de tels maîtres, je devais à mon tour transmettre dans la même direction et avec le même esprit d’ouverture, c’est-à-dire non pas pousser les jeunes musiciens à jouer comme je le ferais mais les aider à trouver leur propre langage pour exprimer leurs émotions selon leurs voies.
Quelles rencontres ont déterminé ce qu’allait devenir votre vie ? Concrètement, par exemple, comment êtes-vous devenu chef ?
C’est la faute à Herbert von Karajan. Un jour, il m’a lancé : « Vous êtes un musicien très complet. Vous vous intéressez à beaucoup d’aspects musicaux. Quand vous jouez une sonate de Brahms, j’entends l’orchestre. Donc vous devriez penser à diriger. »
Y penser, c’est une chose, mais comment commence-t-on, concrètement ?
À l’époque dont je vous parle, Karajan avait un assistant qui dirigeait un orchestre de très bons jeunes musiciens. Il a exigé de cet assistant qu’il me laisse un petit temps de ses répétitions pour que je puisse me familiariser avec la direction. Ce n’est pas moi qui l’ai décidé, ce sont les circonstances de la vie qui m’ont poussé. On est loin d’une décision ou d’une volonté !
« Le violon est stupide »
Aujourd’hui, diriez-vous que chaque facette de votre art nourrit l’autre, ou que l’estuaire où se jettent les fleuves de vos différentes pratiques reste tout de même le violon ?
Quand on est violoniste, on reste violoniste jusqu’à son dernier souffle. Néanmoins, j’essaye de ne pas limiter ma conception de la musique à ma conception du violon.
Il vous arrive même de pousser la provocation jusqu’à affirmer que le violon est stupide…
Parce qu’il l’est ! Et c’est tant mieux car, ainsi, nous échoit une grande mission : le rendre éventuellement intelligent. Pour cela, la seule méthode consiste à le poser afin de se demander
- ce que l’on sait,
- ce que l’on imagine et
- ce que l’on projette de soi dans un texte musical.
C’est en cela que votre conception du violon rejoint votre conception de la direction d’orchestre.
Disons que la méthodologie est semblable. Si l’on essaye une autre méthodologie, on se fourvoie. Par exemple, si, devant une partition, on prend le violon sur-le-champ, on se limite immédiatement à ce que le violon peut faire ou à ce que vous pouvez faire avec l’instrument. Par conséquent, pour repousser ces limites-là, immédiates, pragmatiques, il n’y a qu’une seule et unique solution : éloigner le violon de vous. Le violoniste vit en permanence cette attirance-répulsion.
Comment expliquez-vous ce mouvement contradictoire ?
Quand vous jouez du violon au plus haut niveau, le dixième de millimètre est tragique, ne serait-ce que pour l’intonation. Il faut jouer et travailler énormément. Il y a un côté artisanal qui est extraordinairement exigeant. Or, cette tâche concrète ne doit pas vous étouffer. Pour faire de la musique, il faut savoir s’éloigner de son instrument. Donc, pour cohabiter durablement et fructueusement avec lui, vous devez éprouver une grande attirance et imposer une toute aussi grande distance. Alors, et alors seulement, vous pouvez sortir le public du reste de sa vie, même de ses aspects les moins reluisants.
De fait, pour vous, la musique n’est pas dissociée du reste de la vie.
Non, surtout pas !
Elle s’ancre dans une expérience physique qu’elle peut être amenée à transcender. Vous citez ainsi l’exemple de Nadia Boulanger qui ne vous parlait presque pas de contrepoint, d’harmonie ni de fugue pendant votre cours de contrepoint, d’harmonie et de fugue – et vous expliquez que, a posteriori, ce sont ces apparents hors-sujet qui faisaient le prix de son enseignement.
Sa démarche reposait sur un projet fort : mettre à distance un certain nombre d’aspects techniques. Faute de quoi, elle craignait que nous eussions la tête dans le moteur. Faire de la musique, c’est s’éloigner beaucoup du moteur. Dès lors, elle a été quelqu’un qui a alimenté ma réflexion avec vigueur.
« Un musicien, c’est quelqu’un qui prend position »
Au début, vous n’étiez pas convaincu par cette stratégie pédagogique.
En tout cas, j’étais extrêmement étonné parce que, sur une heure et demie de leçon, elle n’évoquait ce pour quoi nous étions venus que pendant dix minutes ou un quart d’heure à tout casser. J’ai compris plus tard que ce quart d’heure, n’importe quel enseignant aurait pu nous l’offrir. À l’inverse, l’heure un quart a priori hors sujet était beaucoup plus essentielle car seule Nadia Boulanger pouvait nous offrir cet éclairage.
Mais si la musique que vous réussissez à propulser – grâce au travail, aux enseignements, aux inspirations aussi, sans doute – est ce qui permet d’élever vos auditeurs au-delà de leurs existences pragmatiques, le temps d’un concert ou de l’écoute d’un morceau, qu’est-ce qui permet au musicien de s’évader, lui aussi ?
Ça peut être la littérature, le cinéma, le théâtre, le dialogue avec des amis, la relation que l’on a avec le monde social ou politique… Il nous reste beaucoup de portes d’évasion, et toutes les occasions sont bonnes à saisir !
D’autant que, pour vous, la musique est un continuum qui englobe de nombreux aspects de la vie. Il n’y a pas d’un côté la note, de l’autre l’existence…
Ah non, mon Dieu, bien sûr que non ! La musique, c’est la vie. La musique doit être vivante. Au fond, qu’attend-on d’un musicien lorsque l’on va au concert ? Pas juste qu’il joue très parfaitement, plus ou moins brillamment, a minima exactement ce qui est consigné dans l’édition Bärenreiter. Si c’était le cas, il suffirait de dupliquer l’enregistrement d’un concert, et l’on aurait déjà tout compris. Non, quand on va écouter un musicien, on attend que quelqu’un prenne position par rapport à la musique. Qu’il nous montre ce qu’il voit, ce qu’il veut entendre, jusqu’où il veut s’engager par rapport à une partition en particulier. C’est ça qui me paraît le plus important…
… et qui n’est pas toujours le cas, constatez-vous.
Certes, aujourd’hui, il arrive assez souvent que la forme prenne une importance plus considérable que le fond. L’expression des idées en pâtit. Cela affadit la signifiance de la musique par rapport à la vie. Or, qu’est-ce que la musique sinon l’expression d’une certaine vision de la vie, de situations, de rapports aux autres ? Je pense qu’il y a beaucoup à réfléchir là-dessus.
Là encore, cette conviction rapproche vos activités de chef et de violoniste.
Peut-être parce que les unes ne vont pas sans les autres et procèdent de la même énergie ! Il est vrai que, quand je suis en répétition avec un orchestre, j’essaye d’être toujours très clair par rapport à ça. Que cherche-t-on ? Que veut-on dire avec ce texte musical ?
« La musique n’est pas réservée à une élite »
Est-ce aussi le genre de question que vous posez aux artistes auxquels vous enseignez ?
Oui, quand je suis dans la transmission avec un jeune musicien, c’est exactement la même chose. Et, vous savez, dans ce cas précis, ce n’est pas tant la réponse à ces questions qui est importante, que la démarche. J’aimerais que, pour mes élèves, l’exigence de la réflexion devienne un automatisme, un réflexe, un passage plus qu’obligé : nécessaire et vital à la fois. Il faut parvenir à éveiller sans cesse davantage la responsabilité de l’interprète qui ne doit en aucun cas être dans un statu quo. Rien ne serait pire que de vouloir se contenter d’être le porte-voix d’une édition, par exemple, ou de revendiquer une forme de neutralité objective, propre sur soi.
La question de l’édition, id est de l’exactitude du texte, est consubstantielle de l’interprétation, car l’équilibre entre énoncer la partition et l’interpréter, c’est-à-dire la faire sienne, est structurellement fragile…
… et ce n’est pas nouveau ! Au dix-neuvième siècle, il n’était pas rare que des éditions fantaisistes missent des moustaches à la Joconde. Tout devenait possible et ouvert. Aujourd’hui, on a renversé la barre, et on est revenu vers une forme de conformisme strict et guindé. Il est temps que, nous, musiciens, revenions à l’essentiel, id est la double question : que voulait dire le compositeur avec telle œuvre, tel passage, tel phrasé ? et qu’est-ce que, moi, j’ai envie d’exprimer à partir de cette proposition ? Une bonne interprétation doit travailler cet équilibre. Si elle se contente de répondre à la première question, il me semble que le musicien passe à côté de la musique.
Une telle conviction quant à la nécessité d’incarner la musique prolonge et nourrit l’idée du continuum que nous évoquions, entre la vie et la musique, et vice versa. Selon vous, c’est parce que la musique est interprétée, avec exigence et subjectivité, qu’elle peut toucher tout le monde. Même des prisonniers très éloignés de la musique savante…
Effectivement, la musique doit pouvoir toucher tous les aspects de la vie. Quand j’étais directeur musical puis premier chef invité à l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, j’ai emmené l’orchestre en prison plusieurs fois ; et ce qui était très, très émouvant, c’était de voir des prisonniers qui, pour certains, ne sortiraient pas avant des années et des années, et qui, pour la plupart, étaient très éloignés de la musique que nous jouions, être profondément bouleversés par ce que nous leur offrions et qui n’était pas dans leur vie jusque-là. Quand nous retournions dans le même lieu, quelquefois six mois ou un an après notre précédente visite, nous découvrions qu’ils avaient commencé à écouter de la musique et même à en jouer eux-mêmes ! J’ai eu des conversations avec des directeurs de prison pour essayer de faire en sorte qu’ils aient le droit d’avoir un instrument avec eux. Voilà quelque chose d’essentiel et d’émouvant : renverser les convictions de ceux qui croient que la musique n’est réservée qu’à une élite, à des gens initiés, cultivés, savants.
Vous vouliez prouver qu’il n’y a pas Brahms pour les riches et le rap pour les taulards.
La musique classique appartient à tout le monde. Elle n’exprime pas une classe sociale, elle exprime la vie. Aller jouer en prison et constater que des barrières se fissurent et que la musique touche ceux pour qui elle est aussi faite, ça, oui, c’est une immense récompense.
« Le violon n’est pas qu’une affaire de violonistes »
Votre foi dans le continuum musical vous conduit à tenir des positions révolutionnaires.
Diable !
N’êtes-vous pas ce violoniste qui affirme que la musique ne s’arrête pas au violon ? Ainsi, parmi les révolutions que vous avez impulsées, quand vous avez été nommé président du jury du concours Wieniawski 2022, vous avez exigé que le jury ne soit plus constitué seulement de violonistes pour de nombreuses raisons : éviter des conflits d’intérêt, ouvrir d’autres perspectives aux candidats et offrir d’autres points de vue sur les auditions – peut-être moins centrées sur la technique que sur la musique…
Oui, Dieu merci, le violon n’est pas réservé qu’aux violonistes, il était temps de le rappeler. Les concours de violon étaient en train de devenir des concours de professeurs de violon plus que des concours visant à permettre l’apparition de nouveaux violonistes.
Vous avez parfois été juré dans des concours extrêmement prestigieux, mais vous n’êtes pas un fanatique de l’exercice.
Quand on est venu me chercher, pour le Wieniawski, j’ai rappelé la phrase de Claude Debussy : « Les concours, c’est merveilleux pour les chevaux. » Après, nous avons parlé de manière plus approfondie du rôle des concours dans la société musicale d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter le rôle de président du jury ?
J’ai posé comme condition sine qua non que le jury des finales puisse être composé de chefs d’orchestre, de pianistes, de violoncellistes, de gens qui ont de grandes responsabilités dans le monde musical…
Dans l’entretien reproduit ci-dessus, vous avez aussi insisté sur votre conception du concours qui ne doit pas être un one-shot mais… une continuité !
Bien sûr car, ce qui compte, pour les jeunes, c’est qu’ils puissent s’appuyer sur des mentors, des gens qui soient susceptibles de les suivre sur plusieurs années. Au moment où le concours se termine, il faut que, pour eux, ce soit le début et non la fin de quelque chose. J’ai donc institué que, dans le jury, des membres ne votant pas dans le sens de la majorité puissent dire : « Moi, je choisis le troisième ou le cinquième prix pour m’en occuper et continuer de l’accompagner dans sa vie. » Ça me paraît extrêmement important, et je me réjouis de pouvoir compter, par exemple, dans ce jury, sur quelqu’un comme Piotr Anderszewski…
… un pianiste que vous classez parmi ces « artistes qui arrivent à être en belle symbiose entre la modernité et la permanence des choses », même s’il ne sait pas commander un taxi ou choisir un restaurant…
… on y pourvoira ! L’important est de mettre à profit des gens qui ont une culture musicale beaucoup plus large que celle que l’on peut constater trop souvent dans les concours de violon ou de piano.
Le résultat est impressionnant, et pas seulement parce que le premier prix rapportera 50 000 € au lauréat.
Non, pas du tout, je suis convaincu que cet aspect est secondaire. En revanche, depuis que les nouvelles dispositions ont été officialisées, les inscriptions ont pris des proportions jamais vues pour ce concours. À l’heure où nous nous parlons, nous comptons près de trois cents inscriptions. C’est énorme, et ça prouve que les jeunes musiciens qui veulent passer ce concours ont compris que, le jour où les épreuves s’achèveront, ce sera le début d’une nouvelle histoire pour eux : nous ne les lâcherons pas du jour au lendemain, nous serons là pour les accompagner sur un temps plus long.
2.
Un disque multiple
Violoniste hors de pair, Augustin Dumay attaque l’après-Covid avec un entrain dopé par une phase sans public inédite dans sa longue carrière. Sans public mais pas sans travail : en témoigne son nouveau disque 100 % Mendelssohn, pour lequel il est allé ce qui se fait de mieux en orchestre de chambre aux États-Unis, et de plus recherché dans la jeune garde du piano mondial. Dans le deuxième épisode, il évoque ce disque en nous parlant de l’art d’enregistrer et d’écouter, de l’influence de la musicologie sur la musique, de l’importance du travail et de l’immatériel, de rencontres donc de gynécologie. Bienvenue dans le monde riche, vibrant, profond et lumineux d’un artiste à violon.
Dans cet épisode, Augustin Dumay, nous allons parler de votre disque. Vous avez enregistré des dizaines de disques pour EMI et Deutsche Grammophon. Le présent opus est le septième que vous publiez chez Onyx. Au fil de cette impressionnante carrière, vous avez constaté l’évolution du rôle et de la fonction du disque, dans notre société en général et dans la société musicale en particulier. Aujourd’hui, que signifie « sortir un disque » pour un artiste de votre trempe ?
Le disque est le moyen idéal de fixer, pour un temps beaucoup plus long que celui d’un concert, une certaine idée de l’interprétation de l’œuvre enregistrée. C’est quelque chose qui s’inscrit dans une optique de permanence versus une perspective de fugitivité. Mais d’autres éléments entrent en jeu.
Lesquels ?
Par exemple, quand on prépare un enregistrement, on est obligé de faire des choix qui peuvent être déchirants, et qui ne sont pas forcément de même nature que ce que l’on fait pour un concert. Pour un concert que l’on donne trois jours, entre le mardi et le jeudi, on a pu faire évoluer quelques détails. Même si l’on continue d’avancer dans la même direction en maintenant l’essentiel, on se laisse une part de liberté, de non-choix. Le choix, dans un concert, peut pour partie être décidé par la circonstance, l’acoustique, le rapport avec le public qui est devant nous.
« Le streaming est le symptôme de notre époque »
À la fugitivité, pour ainsi dire, vous ajoutez l’instantanéité – quasi : la liberté !
Oui, l’éphémère et le spontané peuvent être des qualités très intéressantes pour un concert. Au contraire, quand on enregistre, on pose des limites et des options appelées à rester stables.
Donc le disque est un complément utile voire indispensable au concert pour l’artiste. Du point de vue du public, son rôle est différent…
… et il a changé, ces dernières années. En 2022, beaucoup de gens écoutent de la musique à travers Spotify, Qobuz, YouTube, etc.
Comment voyez-vous, vous, artiste, ces nouveaux canaux de distribution de votre travail ?
Écoutez, à l’évidence, ces innovations peuvent avoir de très bons côtés. Ainsi en est-il
- de la disponibilité d’un catalogue très large,
- de la praticité d’une musique écoutable partout, et même
- d’une dimension archiviste, si l’on prend en considération l’accessibilité des disques qui va parfois bien au-delà de leur vie physique.
Mais il faut aussi parler des côtés très négatifs. Le premier d’entre eux est évidemment les conditions d’écoute. Quand vous écoutez une sonate de Brahms au milieu du brouhaha sur votre téléphone portable, avec des oreillettes, vous perdez à peu près tout le travail qui a été effectué sur la couleur sonore ou la dynamique. Prétendre que ce n’est pas regrettable serait un pieux mensonge !
Certains soulignent que le streaming conduit à écouter la musique de façon saucissonnée, par petites tranches…
Ma foi, sur ce point, je n’ai rien à redire. Cela s’adapte à notre époque. On sait bien que la capacité de concentration est très courte. Donc les gens des nouvelles générations vont pouvoir écouter quelques minutes de musique C’est un choix singulier, qui diffère du tout au tout avec les pratiques que pouvaient avoir nos parents ou nos grands-parents. Ils s’installaient dans leur canapé et se levaient pour changer de face, écoutant le disque voire les disques comme on va au concert ! Ça pouvait durer deux ou trois heures… Il me souvient des séances d’écoute que s’offraient mes parents. Trois heures, ça ne leur faisait pas peur.
À vous entendre, le disque participerait presque d’un prosélytisme non pas nostalgique ou passéiste, mais éthique et musical, dans la mesure où il valorise le temps long, la concentration et la diffusion qualitative.
Inutile d’être grand clerc pour s’en apercevoir : écouter une musique compressée sur un téléphone portable, c’est un peu comme regarder un film de cinéma derrière un voile. Si la prise de conscience de cette dégradation du signal et de sa réception convainquait de l’importance de se poser et de disposer d’une chaîne de qualité correcte afin de profiter d’un enregistrement, nous n’aurions pas tout perdu !
« La gynécologie ne dit rien de l’amour »
Spécifiquement, le disque qui paraît chez Onyx est un bon exemple d’unité dans la diversité. Il associe un concerto avec orchestre et deux cycles en duo – très différents –, le tout signé Mendelssohn. Or, en tâchant de définir les pré-requis d’une belle interprétation, vous avez déclaré qu’« il faut se méfier de l’approche musicologique, formelle ou architecturale. Elle nous empêche d’être en mesure de saisir l’immensité de ce qui se joue. » Est-ce à dire que, pour aller au cœur de l’essentiel, vous avez dû déconstruire un Mendelssohn formel afin de retrouver le Mendelssohn que vous ressentez ?
Non et oui. Non, ce n’est pas un travail spécifique pour Mendelssohn et pour ce disque ; oui, c’est un travail que j’effectue pour toutes les œuvres de tous les compositeurs que j’aborde…
… tout en vous méfiant de la musicologie comme de la peste.
Karajan disait : « La musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l’amour. » Ça ne veut pas dire qu’il faut fuir la musicologie, plutôt qu’il convient de la laisser à sa place, une place juste et fonctionnelle. Dire ceci n’est pas méconnaître l’intérêt des travaux que mènent par exemple mes amis musicologues qui servent magnifiquement la musique. En effet, ce n’est pas la musicologie qui est dangereuse, c’est l’usage que sont susceptibles d’en faire certains musiciens. Pour reprendre l’expression de Nadia Boulanger, si l’on comprend la musicologie non comme un éclairage mais comme un mode d’emploi, on se retrouve « les yeux dans le moteur », ce qui est pertinent pour un mécanicien mais ce qui n’est pas forcément la position la plus créatrice en ce qui concerne l’interprétation musicale.
Comment est né ce disque « qui n’a pas les yeux dans le moteur » ?
Oh, il est né de circonstances très spéciales. J’avais enregistré à New York le concerto de Mendelssohn avec le merveilleux orchestre Orpheus, l’un des deux ou trois meilleurs ensembles de chambre du monde.
Parce qu’il n’a pas de chef ?
Cela contribue à sa singularité, c’est exact, de n’avoir pas de chef et de n’en avoir presque jamais eu… sauf pendant les vingt minutes où il s’est produit à la Maison Blanche devant le président des États-Unis. À la baguette, il y avait alors Leonard Bernstein. Toutes les autres prestations de l’orchestre ont été réalisées par l’ensemble seul. Orpheus travaille comme une vraie phalange de musique de chambre, et le résultat est toujours remarquable.
« Une catastrophe peut avoir de bons côtés »
Les répercussions de la pandémie de Covid ont dû interférer avec la suite post-Orpheus de vos aventures discographiques !
Pas que discographiques… Disons, pour positiver, que la crise nous a donné à tous beaucoup de temps. Pour ma part, j’ai eu 159 concerts annulés en un an et trois mois.
159 concerts !
Oui, pas un de moins. C’était une catastrophe, mais elle a eu de bons côtés.
J’admire votre belle humeur, mais ne naît-elle pas d’une analyse biaisée a posteriori ?
Non, non et oui quand même. Non, je ne dis pas que tous les musiciens ont su « profiter » de l’arrêt des concerts, évidemment. Non, je ne dis pas non plus que je me réjouis de l’évaporation de ces concerts et qu’elle m’est de peu d’importance. Mais, oui, je reconnais que cet arrêt m’a permis de travailler puis d’enregistrer de nouvelles œuvres. Ça m’a permis de réfléchir à un certain nombre de choses, et de mettre en place des échanges très approfondis avec des collègues.
Il est vrai que, pendant la suspension des concerts, vous avez aussi élargi le cercle de vos partenaires musicaux.
Exact ! J’ai eu la chance de rencontrer un jeune pianiste, Jonathan Fournel. Comme il se trouve que nous partageons la même exigence qui associe vision d’ensemble et minutie, précision et conception globale, nous avons pu effectuer un énorme travail sur la sonate de Mendelssohn et les transcriptions qui concluent le disque.
Vous avez eu la main verte en choisissant cette jeune pousse…
En effet, il se trouve que, entre-temps, ce musicien a gagné le concours Reine Elisabeth de Belgique, en 2021. Depuis, il est en train de devenir une personnalité incontournable dans le monde musical.
« En musique, la démocratie est une expérience surprenante »
Avant ces deux suppléments de programme, le disque s’ouvre sur le concerto, que vous enregistrez pour la seconde fois. Le choix d’un orchestre de chambre est-il lié à une volonté de trouver un contexte plus intime que la compagnie du London Symphony Orchestra qui vous accompagnait tantôt ?
Non, pour deux raisons. D’une part, Orpheus s’est un peu étoffé pour l’occasion, car l’ensemble fonctionne en quelque sorte comme l’Orchestre de chambre de Rome, id est en adaptant son effectif à l’œuvre posée sur le pupitre. D’autre part, le LSO – comme n’importe quel orchestre symphonique – allège ses effectifs quand il interprète le concerto de Mendelssohn. Par conséquent, dans les deux cas, le nombre de musiciens était peu ou prou similaire.
Il manquait quand même un sacré personnage : le chef. Ce que vous avez commenté en lançant qu’un seul être vous manque, et d’un coup c’est un peu les vacances. Paradoxal, pour un instrumentiste qui est aussi chef !
Voyons, c’était une plaisanterie ! D’autant que l’absence de chef, c’est exactement le contraire des vacances. Dès lors qu’il n’y a pas un musicien pour décider, on est amenés à élaborer l’interprétation d’une manière extrêmement démocratique.
Orchestre symphonique et processus démocratique font-ils bon ménage ?
L’expérience est rafraîchissante… et surprenante, je dois le dire. Moi, quand je suis chef d’orchestre, naturellement, j’essaye d’insuffler à chaque pupitre des idées spécifiques, et je tâche de construire une perspective – une direction, c’est le mot – pour l’orchestre. Même si je suis à l’écoute des remarques éventuelles, je construis mon interprétation. Quand on travaille avec un orchestre comme Orpheus, chacun peut donner son avis.
Cela vous a-t-il amené, sur le moment, à regretter le concept de démocratie, au moins dans le domaine musical ?
Disons que, dans les premiers instants de répétition, ça peut avoir un caractère étonnant car on ne peut pas ne pas se dire : qu’est-on en train de construire ? Et puis, finalement, les choses se mettent en place merveilleusement bien, car Orpheus est composé de musiciens d’une qualité incroyable, tant d’un point de vue technique que musical et culturel. Si bien que, contre toute prévention et à titre strictement personnel, le processus et le résultat du travail me paraissent tous deux très convaincants.
« Il n’y a pas de travail musical sans esprit de dialogue »
La deuxième partie du disque est consacrée à la Sonate pour violon et piano en Fa majeur. C’est un chef-d’œuvre du répertoire, une œuvre d’un compositeur en pleine maturité et, pourtant, il a fallu attendre 1953 et Yehudi Menuhin pour qu’elle parvienne aux oreilles du grand public. Alors qu’elle pourrait n’être qu’un brillant complément de programme, elle fait écho à l’œuvre qui la précède et dans laquelle on entend bien le dialogue entre le violoniste et l’orchestre, peut-être paradoxalement facilité par l’absence de chef… Avez-vous pensé ce premier complément comme une sorte de prolongement du concerto où le violon persiste à être à la fois soliste et « duiste » ?
Ha, mais, sans vouloir vous vexer, ce que vous évoquez ne vaut-il pas pour toutes les sonates ?
Peut-être, pour les plus belles, cela dépend-il des interprètes ? Il arrive que le pianiste soit invité à être, exclusivement, un accompagnateur…
Non, ça, pour moi, ça n’est pas envisageable. Mieux : c’est absolument impossible. Certes, il y eut une époque où des violonistes donnèrent des concerts au cours desquels le pianiste entrait sur scène une minute trente après eux. Ces pauvres jouaient avec un piano très faiblement ouvert ; et, quand les gens applaudissaient, ils devaient rester assis jusqu’à ce que le violoniste, en leur tapotant l’épaule avec l’archet, leur signifiât qu’ils avaient le droit d’aller quérir les applaudissements du public… Vous avez deviné que cela ne correspond pas exactement à ma conception – ni humaine, ni musicale. La partie de piano est une partie essentielle dans la plupart des grandes sonates classiques. Bien des compositeurs n’ont-ils pas intitulé leur œuvre « Sonate pour piano et violon » ? Ça n’est pas par hasard. Je ne peux pas imaginer un travail autrement que dans un esprit de dialogue.
Avec orchestre ou piano, on a l’impression que vous investissez ces compositions avec votre imagination – cette qualité dont vous disiez : « C’est un antidote à l’objectivité et à la matérialité que valorise notre époque. L’imagination, c’est la sortie du matériel, c’est l’entrée dans l’immatériel. » Comment avez-vous procédé, autant que cela se peut raconter dans le contexte du présent entretien, pour co-construire avec Jonathan Fournel une version immatérielle ?
Il y a quelque chose de très important… Avant de créer de l’immatériel, il faut beaucoup penser au matériel. Énormément. C’est ça qui est difficile, en musique comme dans nos vies en général – parvenir à créer de l’immatériel en sachant comment on va, concrètement, créer cette substance. Donc il faut passer par le matériel. En ce qui concerne les idées, c’est exactement la même chose. Pensez que, souvent, on entend que, dans une interprétation, ce qui compte, c’est la simplicité. Soit. Mais il n’est rien de plus compliqué que la simplicité !
« Le timing illimité est un grand bonheur »
En l’espèce, comment avez-vous atteint ce but ?
Notre méthodologie de travail s’est étendue sur quatre ou cinq mois, avec des séances qui pouvaient atteindre cinq ou six heures. Avant d’aller en studio, nous nous sommes enregistrés de nombreuses fois. Aussi, de nombreuses fois, nous sommes-nous écoutés pour nous mettre à l’extérieur. C’était un très long processus, et il ne me revient pas de dire s’il a porté ses fruits, mais j’ai évidemment trouvé passionnant d’œuvrer de la sorte.
Ce désir de maturation est une spécificité de la musique de chambre. Il serait impossible à mettre en œuvre avec un orchestre…
Oui, car le temps est très limité. Quand on enregistre un disque avec un orchestre, en général, on a une répétition ou deux, deux ou trois concerts avant, et tout ça se fixe sur un temps très, très court, pour des raisons économiques, la plupart du temps ; tandis que, quand on travaille avec un pianiste ou lorsque l’on enregistre un quatuor à cordes, les timings peuvent être illimités – ça, c’est un grand bonheur !
Vous offrez un bonheur inattendu au public avec la troisième partie du disque : il s’agit des Romances sans paroles dans une transcription essentiellement signée de David Walter, qui vous ressemble en cela qu’il est instrumentiste (hautboïste), chef et professeur. Jouer une transcription – qui vous tient très à cœur puisque vous dédiez spécifiquement cette partie du disque à un ami très cher –, est-ce, par exemple,
- un choix poussé par l’imagination, justement, qui entend dans une œuvre tellement pianistique un duo piano-violon,
- une volonté d’élargir le répertoire, ou
- un souhait de construire un disque en montrant trois facettes complémentaires de Mendelssohn ?
Non, rien de tout ça. Il s’agit simplement d’un hold-up. D’un vol. Rien de moins. Depuis ma tendre enfance, j’écoute les deux heures et demie de Romances sans paroles. Elles sont peu jouées, encore moins enregistrées ; j’ai donc estimé que cela me donnait le droit, n’en déplaise à mes amis pianistes, de leur chaparder des bribes de ce cycle. C’est l’origine de ma commande à David Walter en lui disant : je veux au moins dix Romances sans paroles pour piano et violon.
Sur le disque, on n’en trouve que neuf, dont une transcrite par Fritz Kreisler.
Ces neuf-là restent un chapardage… mais je pense que Mendelssohn n’aurait pas détesté le résultat.
3.
Une actualité multifacettes
Il est rare qu’un artiste en activité s’exprime avec franchise, quel que soit le sujet : lui, son art, le monde qui l’entoure, la vie comme elle va ou comme elle ne va pas. Dès lors, quand on en tient un, il est logique de le pressurer comme une olive de qualité. Dans les lignes qui suivent et concluent notre grand entretien en trois épisodes, Augustin Dumay nous parle de sa relation au public, de son expérience du Covid, de sa macronophilie, de la russophobie et même de ses prochains rêves, rien que ça. Bienvenue sur les terres intimes de celui qui affirmait : « Chacun a une part d’anormalité, mais seuls les artistes sont invités à montrer la leur. »
Augustin Dumay, après un premier épisode autour de l’artiste que vous êtes et un deuxième épisode autour du disque Mendelssohn que vous venez de publier, il est peut-être temps de s’intéresser à l’actualité, d’autant que cette actualité est kaléidoscopique. Au cours des épisodes précédents, on a évoqué les conséquences étrangement positives du coronavirus. Passons au concret : faites-vous partie des musiciens qui ont été rassurés que les gouvernements arrêtent la culture et confinent les peuples, ou êtes-vous plutôt de ceux qui ont été frustrés par la rupture du contact avec le public qui vous soutenait depuis tant d’années ?
Hum, il y a beaucoup de questions dans votre question ! Sur le plan personnel, dans un premier temps, j’ai vécu cet arrêt brutal comme une opportunité merveilleuse voire magnifique car, pour une fois, j’étais OBLIGÉ de ne pas voyager et de ne pas me produire en concert.
Ces obligations…
Entendons-nous : en temps ordinaire, l’obligation de me déplacer pour jouer devant un public de mélomanes est une opportunité formidable et souvent la source de plaisirs incommensurables. Néanmoins, en masse, ce genre d’obligation devient oppressant, même lorsque l’habitude permet aux artistes de ne plus s’en rendre compte. Quand ces obligations s’arrêtent, elles nous laissent libres de partager du temps avec notre famille… et avec nous-mêmes ! Bref, un espace incroyable s’ouvre devant vous.
« On ne fait pas de la musique pour le public »
Depuis votre début de carrière, cela n’avait pas dû vous arriver si souvent…
Clairement, une telle récréation ne s’était pas présentée depuis très, très longtemps. En général, ma vie est réglée trois ans à l’avance comme du papier à musique. Là encore, soyons précis : c’est moi qui choisis. Je ne suis victime de personne. Je ne vais que là où j’ai envie d’aller. Mais, une fois que j’ai donné mon accord, je me suis engagé donc je suis contraint par ma parole. À partir du moment où j’ai dit « je le fais », pas de oui, pas de ouah, je dois y aller.
Le contraste entre vos obligations et le blanc lié aux décisions politiques d’annulation ja dû être saisissant. Peut-être même déstabilisant !
J’ai vécu une sorte de sidération. La sidération de la liberté. Que faire de ce formidable espace libre ? Je l’ai dit lors des épisodes précédents : ce temps libre m’a laissé le temps, à soixante-dix ans, d’apprendre de nouvelles œuvres et même d’accomplir des choses que je suis, d’ordinaire, incapable d’accomplir car je n’ai pas une minute à moi. Oh, mon Dieu, ça, c’est merveilleux ! Et puis, petit à petit, l’aspect négatif émerge. Je dirais qu’il arrive après trois ou quatre mois de ces grandes vacances de l’esprit, de cette escapade inattendue en terres de liberté – liberté qui vous permet de travailler, il ne s’agit pas de se promener toute la journée non plus.
Comment caractériseriez-vous cette seconde étape ?
Le premier symptôme, c’est une pointe de frustration et une once de tristesse psychologique. Sans pouvoir mettre un mot sur ce phénomène, vous avez l’impression d’éprouver quelque chose comme un manque. Pour autant, suis-je un grand mégalomane consterné de n’être plus en mesure de délivrer sa dose de joie, de bonheur voire d’extase à mon public ? Non, d’autant que, je vais peut-être choquer en formulant mon ressenti de la sorte, mais enfin, on ne fait pas la musique pour le public. Les musiciens qui font la musique pour le public, c’est comme les écrivains qui écrivent pour le public : on voit ce qu’il résulte de ce genre d’artisanat.
« Le confinement, ce n’est pas le ghetto »
Alors à quoi sert le public, si on ne joue pas pour lui ?
Le public qui vient au concert est témoin de notre travail. Il nous permet d’être dans une intensité encore plus grande par rapport à la musique. Il ne change pas notre interprétation, pas plus que nous ne décidons de notre interprétation en fonction de lui. Néanmoins, il nous permet d’approfondir.
Parce qu’il vous donne le trac ?
Il est vrai que le public a aussi ce talent de nous rendre nerveux, de nous mettre sous tension. Et force est de constater que, au bout d’un certain temps, cette tension nous manque. Sans public, un artiste yoyote en circuit fermé. À l’intérieur de nous-mêmes, nous autres musiciens tournons en rond. J’avais personnellement l’impression d’être en train de me regarder jouer. Quand vous allez vers le public, forcément, vous vous regardez beaucoup moins. En fait, vous ne vous regardez pas. Vous êtes là pour donner, pour partager. Eh bien, voilà, au bout de quelques mois, le partage me manquait. Il me manquait d’autant plus que, à mes yeux – à mon cœur devrais-je dire –, le partage, dans la vie en général, c’est très, très, trrrès important.
Dans le long entretien qu’elle nous a accordé en juin 2021, la mezzo-soprano Nora Gubisch nous décrivait un phénomène assez proche de jubilation post-confinement (« j’étais enfin avec mon homme, mon fils, chez moi, ça n’était jamais arrivé, quel bonheur ! »), puis d’irritation dont elle avait eu du mal à déterminer l’origine… Son analyse approchait la vôtre : les circuits de l’artiste étaient en surchauffe car, sans oreille extérieure, approbative et gourmande, ils n’avaient nulle part où se déverser.
En ce qui me concerne, ce circuit fermé n’était qu’un des aspects de mon ire. Il y avait aussi l’idée que plein de projets étaient perdus à jamais. J’ai eu cent soixante concerts annulés. CENT SOIXANTE ! Tout n’est pas quantitatif, mais cent soixante concerts jetés à la poubelle, ça n’est ni commun, ni anodin. D’autant que je suis lucide, je sais que je ne retrouverai jamais ces moments. Si, quelques-uns, différemment. Une partie de mes engagements a été reportée. Une petite partie. Aussi, quand j’étais confiné chez moi, avais-je également – je l’ai toujours, d’ailleurs ! – l’impression d’avoir été dépossédé, volé, privé d’instants qui auraient pu être précieux, et pas seulement pour le public, soyons honnête : pour moi aussi, pour mon évolution musicale, pour ma vie.
Je crois que Nora Gubisch aurait souscrit à votre radiographie du malaise d’après confinement ! Mais comment vous, Augustin Dumay, avez-vous réagi devant cette bérézina ?
En tout premier lieu, j’ai eu conscience qu’il fallait relativiser. Le confinement, ce n’est pas le ghetto de Varsovie. Nous qui avons la chance d’être toujours vivants, nous ne pouvons pas comparer nos désagréments avec ce que nos parents et grands-parents ont vécu pendant les guerres. Les événements récents nous rappellent que la vraie détresse est bien pire, et je dirais : bien plus concrète que les regrets que nous pouvons éprouver en pensant à telle ou telle occasion ratée, fût-ce à jamais. Pendant le couvre-feu, si nous étions surpris dans la rue, personne ne nous tirait dessus.
« Emmanuel Macron est un homme de culture »
Serait-ce un côté positif des restrictions de circulation ou de réunion, selon vous : la relativisation ?
Je crois qu’il est bon que, parfois, des épreuves nous permettent de réfléchir et de rééchelonner nos acquis et nos frustrations dans une perspective plus large et plus juste. C’est ainsi que j’ai vécu cette étrange période.
Avez-vous confiance dans le retour au statu quo ante quant au lien que vous et vos collègues aviez tissé avec le public ? Pensez-vous que tout va revenir « comme avant » ou que quelque chose va évoluer ?
Il me semble que l’appétit des mélomanes a été stimulé. Je pense que nous aurons l’occasion de le vérifier très vite. J’ai ainsi eu le plaisir de donner un récital avec Maria João Pires, il y a quinze jours, à la Philharmonie de Paris. La jauge était pleine. C’était un grand bonheur, porté par une grande exaltation que je sentais dans la salle. Ce qui fait que la musique est belle, ce qui unit la vie de chacun d’entre nous et la musique, tout cela perdure. Ça ne peut pas disparaître parce qu’un méchant virus est venu nous casser les pieds pendant un temps.
Bien, je crois que j’ai de quoi écrire pour notre entretien. Je peux donc passer aux questions polémiques susceptibles de vous escagasser au plus haut point.
Essayez, mais ça m’étonnerait : je n’ai pas du tout l’intention de m’énerver.
Dans ce troisième épisode de l’entretien, nous avons promis d’aborder une actualité multifacettes. Après la rétrospective toujours actuelle relative au coronavirus et surtout aux mesures prises au nom des problématiques sanitaires, abordons l’actualité, un peu cachée en ce moment mais réelle : les élections présidentielles d’avril 2022.
Oui !
Cette imminence me pousse à vous poser une double question politique. En 2017, vous déclariez votre admiration pour Emmanuel Macron. Selon vous, c’est un « très bon pianiste infiniment cultivé. Avant toute chose, c’est quelqu’un qui s’inscrit profondément dans la culture. Il est tout le temps dans une prospective culturelle. Donc, sur le plan culturel, je pense qu’il peut y avoir un développement essentiel pour notre pays dans l’avenir. Moi, je suis très confiant par rapport à ça. » Deux questions : signeriez-vous de nouveau une telle déclaration en 2022 ; et quelle politique culturelle vous paraîtrait-il urgent ou précieux de développer après les soubresauts que nous avons connus ?
Toutes les qualités que je prêtais à Emmanuel Macron sont toujours là. Il n’a pas changé. C’est toujours un homme de culture. C’est toujours un homme brillamment intelligent, je dirais même : d’une intelligence rare, surtout dans le monde politique. Il y en a un ou deux comme ça. Si l’on omet l’orientation programmatique, Jean-Luc Mélenchon est lui aussi un type très cultivé, très intelligent, très compétent sur les politiques culturelles.
« Quand je viens à Paris, je sens une énorme tension »
Certains vous rétorqueront que, même avant le coronavirus, la politique culturelle du président Macron heurtait à raison nombre de ses acteurs !
Tout homme de bonne foi reconnaîtra que les circonstances n’ont pas vraiment été favorables à la concrétisation des projets judicieux qui étaient portés par le gouvernement.
Vraiment ?
Personne ne peut dire le contraire, même les plus grands opposants à Emmanuel Macron… et ils sont nombreux, car le Macron-bashing est une espèce de sport national.
Selon vous, c’est injustifié ?
Pis qu’injustifié : absurde, quand on voit toutes les qualités qu’a notre président – celles qu’il avait et qu’il a toujours, l’expérience en plus ! Certes, je reconnais que les circonstances extrêmement difficiles ne lui ont pas permis d’aller toujours au bout de ses projets et de concrétiser toutes ses convictions.
Les circonstances ne sont-elles pas une excuse pratique pour…
Les circonstances ne sont pas une excuse. Elles sont un fait. Regardez : alors que la crise sanitaire paraissait se tasser, voici que la guerre en Ukraine nous remplit à tous les niveaux d’incertitude – non, d’inquiétude – pour l’année qui vient… a minima !
Ces événements objectivables ne sauraient masquer que la société française semble être dans un état de délabrement très inquiétant, et que le président actuel, si brillant soit-il, n’a pas contribué à apaiser la situation.
Vous avez raison et tort. La société française est dans un état inquiétant, mais vous auriez meilleur compte à préciser que cet état de fait ne date pas d’Emmanuel Macron ! C’est le cas depuis plus de dix ou quinze ans.
Dépassons les clivages politiques et allons au cœur du sujet : comment décririez-vous cette société ? Vous avez un regard triplement éclairant sur le sujet car 1) vous êtes un artiste, donc un membre de la société mais aussi un peu à l’extérieur de la société ; 2) vous êtes un grand voyageur, passionné par les différences – et notamment très proche des spécificités japonaises ; et 3), bien que vous soyez Français, vous ne vivez pas en France, ce qui vous donne un recul important pour éclairer votre vision… donc la nôtre.
Je dirais que la société française est traversée par des tensions colossales, où se multiplient les ghettos. Des blocs de gens ne se comprennent absolument plus. Ils ne parlent plus le même langage. Ils n’ont plus les mêmes objectifs. Ils ne se retrouvent que dans les conflits, ce qui n’est pas très encourageant. Je ne sais si Emmanuel Macron peut résoudre cette problématique…
Je n’ai rien dit.
… néanmoins, si je regarde les autres candidats, je n’ai pas plus de certitudes, et je me demande s’ils ne vont pas jeter de l’huile sur le feu et créer encore plus de conflits.
Si l’on met de côté la politique pour se concentrer sur l’aspect sociétal, quelle est votre conviction ?
Quand je viens à Paris, je sens une énorme tension. Je ne crois pas qu’il existe une réelle volonté ou même une capacité éventuelle de compréhension entre ses membres. Les gens sont très différents et s’en satisfont.
« Au nom du buzz, les médias contribuent à diviser »
À force de devenir « multiculturelle », terme qui cache une inculture souvent profonde, l’Europe, ne s’est-elle pas enkystée dans cette incompréhension potentiellement violente ?
Il est vrai que, dans chaque société européenne, existent de grandes différences. Cependant, la plupart du temps, je sens qu’il est possible de se comprendre voire d’accepter de vivre ensemble. On parle beaucoup du vivre ensemble, non ?
Oui, surtout dans les beaux quartiers. Dans les quartiers dits populaires ou mixtes, il arrive que l’on ait plus de mal à comprendre le concept.
C’est précisément pourquoi, pour la France, je suis très inquiet quant à l’évolution de la situation, quel que soit celui qui sera élu dans quelques semaines. La société française est devenue éruptive.
L’éruption, n’est-ce pas la base de la démocratie ?
Certainement pas. Quand une société est éruptive, tout peut arriver. L’éruption n’a rien de démocratique. Il conviendrait de s’employer à se réunir, à stopper les confrontations automatiques. Il faut absolument que les chaînes d’information permanentes arrêtent de faire du buzz qui contribue à diviser encore plus la société. Je pense que les médias ont un rôle fantastique à jouer.
Pourtant, les Français ne sont-ils pas pour partie insensibilisés devant une certaine propagande en constatant à quel point leur vie contredit des médias mainstream trop rassurants ou positifs ?
Au contraire ! Il serait bon que les médias fassent un peu d’introspection afin qu’ils se rendent compte à quel point ils sont responsables de la création de tensions indues.
Selon vous, ces tensions ne sont-elles pas liées aux conséquences factuelles de politiques menées depuis de nombreuses années ?
Les tensions sont nourries par un imaginaire. Je crois que les médias sont loin d’être neutres et qu’ils ont un travail conséquent à envisager. Mais, je vous le concède, le travail en question ne peut être laissé à la seule responsabilité des médias. Il doit être envisagé par chacun d’entre nous, à son niveau, avec ses proches et ses lointains, je veux dire les gens qui semblent éloignés, différents, irrécupérables. Je ne sais pas si un président, quel qu’il soit, va réussir à initier ce travail. Il faut que nous nous y mettions tous. Voilà ce que je sens, pour l’instant.
Tant pis, jusque-là, je n’ai pas réussi à vous énerver…
… mais allez-y, allez-y, j’attends votre prochaine pique avec impatience, ça peut être productif.
« Pour me convaincre, rendez l’argent ! »
Vous avez souligné que, comme Horowitz et Milstein avaient fui la révolution de 1917, « peut-être dans le flot de réfugiés de Syrie il y a quelques grands musiciens, quelques grands peintres, quelques grands architectes » (on ne les a pas encore repérés, mais ça va sans doute venir…). Inversement, comment le musicien de métier, de cœur et de conviction que vous êtes, vit-il la mise au ban des artistes russes sur les grandes scènes internationales au nom de leur nationalité ou de leur refus de retourner leur veste politique, que cela touche des stars comme Denis Matsuev, Valery Gergiev, Anna Netrebko ou Tugan Sokhiev, ou qu’elle frappe des artistes russes bien moins connus ?
Je suis très content que vous posiez cette question car je la vis intensément, en ce moment. Hier, j’ai reçu un coup de téléphone de Pologne d’un groupe de gens très influents dans ce pays, sur le plan musical. En tant que président du jury Wieniawski, ils me demandaient d’exclure les candidats russes. J’ai réagi très simplement en disant que, s’il m’était demandé d’exclure les Russes, je préférais m’exclure d’abord.
Réaction audacieuse et rare, dans le monde musical.
Mais enfin, comment pourrait-on imaginer de pénaliser de jeunes violonistes, ou de jeunes cinéastes, écrivains, architectes, artistes en général, ou même des jeunes de la société qui ont une vocation internationale parce qu’ils sont Russes ? Pour moi, ce serait absolument impossible d’envisager ça.
Si l’on est convaincu de l’ignominie de cette exclusion raciste, votre position semble de bon sens. Pourtant, quand on voit l’unanimité médiatique occidentale…
Comme vous, j’ai vu cette houle antirusse. En particulier, j’ai vu les déclarations honteuses de Marcus Felsner, l’agent de Valery Gergiev, capable de dire à la fois que c’était un génie, un musicien d’exception, ce qui est vrai, avant d’ajouter : « Je ne veux plus travailler pour lui. » Alors, je voudrais dire à ce monsieur : « Rendez l’argent. Rendez tout l’argent que vous avez gagné grâce à Valery Gergiev. À ce moment-là, vos grandes déclarations auront un p’tit peu plus de gueule. » Se présenter avec une virginité politiquement correcte aussi fallacieuse que celle-là m’écœure presque autant que la violence inouïe de Vladimir Poutine.
Tant pis et tant mieux, je n’aurai pas réussi à vous escagasser. Terminons donc sur une tonalité positive et majeure. Vous avez déclaré que vous aviez une passion pour le travail, mais que vous ne pensiez pas à laisser une trace, « c’est vulgaire », ajoutiez-vous. Peut-être néanmoins laisserez-vous, comme le sous-entendait le documentaire de Gérard Corbiau une trace dans le cœur. D’où ma dernière question : quelles sont les prochaines traces que vous allez laisser sur l’agenda culturel mondial – en clair, quels sont les projets, prochains ou lointains, bien engagés ou encore sous forme de rêve, dont vous pouvez nous parler à ce jour ?
Vouloir laisser des traces, c’est un p’tit peu mégalomane. Je ne suis pas mégalomane, donc je ne veux pas laisser des traces. Moi, ce qui m’intéresse – et vous allez me dire que ça a un côté très égoïste, et vous n’aurez pas tort –, c’est d’avoir plaisir à faire ce que je fais. Et si ce plaisir personnel peut avoir quelque chose de personnel pour d’autres, alors, c’est merveilleux. Donc je vais continuer à faire ce que j’ai toujours tenté de faire le plus longtemps possible. Les traces, ce n’est pas moi qui vais m’en occuper. D’autres vont les constater ou ne pas les constater.
Concrètement, certains projets doivent hic et nunc vous faire rêver, non ?
Un certain nombre, oui. Et quelques-uns sont importants.
Par exemple ?
Eh bien, par exemple, je n’ai jamais enregistré le concerto de Brahms. On me l’a proposé à plusieurs reprises. J’ai toujours repoussé car les circonstances n’étaient pas celles que j’escomptais… et aussi parce que je pensais pouvoir proposer beaucoup mieux. Sauf qu’il y a un moment où il faut prendre garde à faire les choses si l’on veut réaliser ses rêves. Donc je vais enregistrer le concerto de Brahms. Ce sera une première étape pour la suite.