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Violoniste hors de pair, Augustin Dumay attaque l’après-Covid avec un entrain dopé par une phase sans public inédite dans sa longue carrière. Sans public mais pas sans travail : en témoigne son nouveau disque 100 % Mendelssohn, pour lequel il est allé ce qui se fait de mieux en orchestre de chambre aux États-Unis, et de plus recherché dans la jeune garde du piano mondial. Dans le deuxième épisode, il évoque ce disque en nous parlant de l’art d’enregistrer et d’écouter, de l’influence de la musicologie sur la musique, de l’importance du travail et de l’immatériel, de rencontres donc de gynécologie.  Bienvenue dans le monde riche, vibrant, profond et lumineux d’un artiste à violon.

 

  1. Un artiste polymorphe
  2. Un disque multiple
  3. Une actualité multifacettes

 

Dans cet épisode, Augustin Dumay, nous allons parler de votre disque. Vous avez enregistré des dizaines de disques pour EMI et Deutsche Grammophon. Le présent opus est le septième que vous publiez chez Onyx. Au fil de cette impressionnante carrière, vous avez constaté l’évolution du rôle et de la fonction du disque, dans notre société en général et dans la société musicale en particulier. Aujourd’hui, que signifie « sortir un disque » pour un artiste de votre trempe ?
Le disque est le moyen idéal de fixer, pour un temps beaucoup plus long que celui d’un concert, une certaine idée de l’interprétation de l’œuvre enregistrée. C’est quelque chose qui s’inscrit dans une optique de permanence versus une perspective de fugitivité. Mais d’autres éléments entrent en jeu.

Lesquels ?
Par exemple, quand on prépare un enregistrement, on est obligé de faire des choix qui peuvent être déchirants, et qui ne sont pas forcément de même nature que ce que l’on fait pour un concert. Pour un concert que l’on donne trois jours, entre le mardi et le jeudi, on a pu faire évoluer quelques détails. Même si l’on continue d’avancer dans la même direction en maintenant l’essentiel, on se laisse une part de liberté, de non-choix. Le choix, dans un concert, peut pour partie être décidé par la circonstance, l’acoustique, le rapport avec le public qui est devant nous.

 

« Le streaming est le symptôme de notre époque »

 

À la fugitivité, pour ainsi dire, vous ajoutez l’instantanéité – quasi : la liberté !
Oui, l’éphémère et le spontané peuvent être des qualités très intéressantes pour un concert. Au contraire, quand on enregistre, on pose des limites et des options appelées à rester stables.

Donc le disque est un complément utile voire indispensable au concert pour l’artiste. Du point de vue du public, son rôle est différent…
… et il a changé, ces dernières années. En 2022, beaucoup de gens écoutent de la musique à travers Spotify, Qobuz, YouTube, etc.

Comment voyez-vous, vous, artiste, ces nouveaux canaux de distribution de votre travail ?
Écoutez, à l’évidence, ces innovations peuvent avoir de très bons côtés. Ainsi en est-il

  • de la disponibilité d’un catalogue très large,
  • de la praticité d’une musique écoutable partout, et même
  • d’une dimension archiviste, si l’on prend en considération l’accessibilité des disques qui va parfois bien au-delà de leur vie physique.

Mais il faut aussi parler des côtés très négatifs. Le premier d’entre eux est évidemment les conditions d’écoute. Quand vous écoutez une sonate de Brahms au milieu du brouhaha sur votre téléphone portable, avec des oreillettes, vous perdez à peu près tout le travail qui a été effectué sur la couleur sonore ou la dynamique. Prétendre que ce n’est pas regrettable serait un pieux mensonge !

 

 

Certains soulignent que le streaming conduit à écouter la musique de façon saucissonnée, par petites tranches…
Ma foi, sur ce point, je n’ai rien à redire. Cela s’adapte à notre époque. On sait bien que la capacité de concentration est très courte. Donc les gens des nouvelles générations vont pouvoir écouter quelques minutes de musique C’est un choix singulier, qui diffère du tout au tout avec les pratiques que pouvaient avoir nos parents ou nos grands-parents. Ils s’installaient dans leur canapé et se levaient pour changer de face, écoutant le disque voire les disques comme on va au concert ! Ça pouvait durer deux ou trois heures… Il me souvient des séances d’écoute que s’offraient mes parents. Trois heures, ça ne leur faisait pas peur.

À vous entendre, le disque participerait presque d’un prosélytisme non pas nostalgique ou passéiste, mais éthique et musical, dans la mesure où il valorise le temps long, la concentration et la diffusion qualitative.
Inutile d’être grand clerc pour s’en apercevoir : écouter une musique compressée sur un téléphone portable, c’est un peu comme regarder un film de cinéma derrière un voile. Si la prise de conscience de cette dégradation du signal et de sa réception convainquait de l’importance de se poser et de disposer d’une chaîne de qualité correcte afin de profiter d’un enregistrement, nous n’aurions pas tout perdu !

 

« La gynécologie ne dit rien de l’amour »

 

Spécifiquement, le disque qui paraît chez Onyx est un bon exemple d’unité dans la diversité. Il associe un concerto avec orchestre et deux cycles en duo – très différents –, le tout signé Mendelssohn. Or, en tâchant de définir les pré-requis d’une belle interprétation, vous avez déclaré qu’« il faut se méfier de l’approche musicologique, formelle ou architecturale. Elle nous empêche d’être en mesure de saisir l’immensité de ce qui se joue. » Est-ce à dire que, pour aller au cœur de l’essentiel, vous avez dû déconstruire un Mendelssohn formel afin de retrouver le Mendelssohn que vous ressentez ?
Non et oui. Non, ce n’est pas un travail spécifique pour Mendelssohn et pour ce disque ; oui, c’est un travail que j’effectue pour toutes les œuvres de tous les compositeurs que j’aborde…

… tout en vous méfiant de la musicologie comme de la peste.
Karajan disait : « La musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l’amour. » Ça ne veut pas dire qu’il faut fuir la musicologie, plutôt qu’il convient de la laisser à sa place, une place juste et fonctionnelle. Dire ceci n’est pas méconnaître l’intérêt des travaux que mènent par exemple mes amis musicologues qui servent magnifiquement la musique. En effet, ce n’est pas la musicologie qui est dangereuse, c’est l’usage que sont susceptibles d’en faire certains musiciens. Pour reprendre l’expression de Nadia Boulanger, si l’on comprend la musicologie non comme un éclairage mais comme un mode d’emploi, on se retrouve « les yeux dans le moteur », ce qui est pertinent pour un mécanicien mais ce qui n’est pas forcément la position la plus créatrice en ce qui concerne l’interprétation musicale.

 

 

Comment est né ce disque « qui n’a pas les yeux dans le moteur » ?
Oh, il est né de circonstances très spéciales. J’avais enregistré à New York le concerto de Mendelssohn avec le merveilleux orchestre Orpheus, l’un des deux ou trois meilleurs ensembles de chambre du monde.

Parce qu’il n’a pas de chef ?
Cela contribue à sa singularité, c’est exact, de n’avoir pas de chef et de n’en avoir presque jamais eu… sauf pendant les vingt minutes où il s’est produit à la Maison Blanche devant le président des États-Unis. À la baguette, il y avait alors Leonard Bernstein. Toutes les autres prestations de l’orchestre ont été réalisées par l’ensemble seul. Orpheus travaille comme une vraie phalange de musique de chambre, et le résultat est toujours remarquable.

 

« Une catastrophe peut avoir de bons côtés »

 

Les répercussions de la pandémie de Covid ont dû interférer avec la suite post-Orpheus de vos aventures discographiques !
Pas que discographiques… Disons, pour positiver, que la crise nous a donné à tous beaucoup de temps. Pour ma part, j’ai eu 159 concerts annulés en un an et trois mois.

159 concerts !
Oui, pas un de moins. C’était une catastrophe, mais elle a eu de bons côtés.

J’admire votre belle humeur, mais ne naît-elle pas d’une analyse biaisée a posteriori ?
Non, non et oui quand même. Non, je ne dis pas que tous les musiciens ont su « profiter » de l’arrêt des concerts, évidemment. Non, je ne dis pas non plus que je me réjouis de l’évaporation de ces concerts et qu’elle m’est de peu d’importance. Mais, oui, je reconnais que cet arrêt m’a permis de travailler puis d’enregistrer de nouvelles œuvres. Ça m’a permis de réfléchir à un certain nombre de choses, et de mettre en place des échanges très approfondis avec des collègues.

 

 

Il est vrai que, pendant la suspension des concerts, vous avez aussi élargi le cercle de vos partenaires musicaux.
Exact ! J’ai eu la chance de rencontrer un jeune pianiste, Jonathan Fournel. Comme il se trouve que nous partageons la même exigence qui associe vision d’ensemble et minutie, précision et conception globale, nous avons pu effectuer un énorme travail sur la sonate de Mendelssohn et les transcriptions qui concluent le disque.

Vous avez eu la main verte en choisissant cette jeune pousse…
En effet, il se trouve que, entre-temps, ce musicien a gagné le concours Reine Elisabeth de Belgique, en 2021. Depuis, il est en train de devenir une personnalité incontournable dans le monde musical.

 

« En musique, la démocratie est une expérience surprenante »

 

Avant ces deux suppléments de programme, le disque s’ouvre sur le concerto, que vous enregistrez pour la seconde fois. Le choix d’un orchestre de chambre est-il lié à une volonté de trouver un contexte plus intime que la compagnie du London Symphony Orchestra qui vous accompagnait tantôt ?
Non, pour deux raisons. D’une part, Orpheus s’est un peu étoffé pour l’occasion, car l’ensemble fonctionne en quelque sorte comme l’Orchestre de chambre de Rome, id est en adaptant son effectif à l’œuvre posée sur le pupitre. D’autre part, le LSO – comme n’importe quel orchestre symphonique – allège ses effectifs quand il interprète le concerto de Mendelssohn. Par conséquent, dans les deux cas, le nombre de musiciens était peu ou prou similaire.

 

 

Il manquait quand même un sacré personnage : le chef. Ce que vous avez commenté en lançant qu’un seul être vous manque, et d’un coup c’est un peu les vacances. Paradoxal, pour un instrumentiste qui est aussi chef !
Voyons, c’était une plaisanterie ! D’autant que l’absence de chef, c’est exactement le contraire des vacances. Dès lors qu’il n’y a pas un musicien pour décider, on est amenés à élaborer l’interprétation d’une manière extrêmement démocratique.

Orchestre symphonique et processus démocratique font-ils bon ménage ?
L’expérience est rafraîchissante… et surprenante, je dois le dire. Moi, quand je suis chef d’orchestre, naturellement, j’essaye d’insuffler à chaque pupitre des idées spécifiques, et je tâche de construire une perspective – une direction, c’est le mot – pour l’orchestre. Même si je suis à l’écoute des remarques éventuelles, je construis mon interprétation. Quand on travaille avec un orchestre comme Orpheus, chacun peut donner son avis.

Cela vous a-t-il amené, sur le moment, à regretter le concept de démocratie, au moins dans le domaine musical ?
Disons que, dans les premiers instants de répétition, ça peut avoir un caractère étonnant car on ne peut pas ne pas se dire : qu’est-on en train de construire ? Et puis, finalement, les choses se mettent en place merveilleusement bien, car Orpheus est composé de musiciens d’une qualité incroyable, tant d’un point de vue technique que musical et culturel. Si bien que, contre toute prévention et à titre strictement personnel, le processus et le résultat du travail me paraissent tous deux très convaincants.

 

« Il n’y a pas de travail musical sans esprit de dialogue »

 

La deuxième partie du disque est consacrée à la Sonate pour violon et piano en Fa majeur. C’est un chef-d’œuvre du répertoire, une œuvre d’un compositeur en pleine maturité et, pourtant, il a fallu attendre 1953 et Yehudi Menuhin pour qu’elle parvienne aux oreilles du grand public. Alors qu’elle pourrait n’être qu’un brillant complément de programme, elle fait écho à l’œuvre qui la précède et dans laquelle on entend bien le dialogue entre le violoniste et l’orchestre, peut-être paradoxalement facilité par l’absence de chef… Avez-vous pensé ce premier complément comme une sorte de prolongement du concerto où le violon persiste à être à la fois soliste et « duiste » ?
Ha, mais, sans vouloir vous vexer, ce que vous évoquez ne vaut-il pas pour toutes les sonates ?

 

 

Peut-être, pour les plus belles, cela dépend-il des interprètes ? Il arrive que le pianiste soit invité à être, exclusivement, un accompagnateur…
Non, ça, pour moi, ça n’est pas envisageable. Mieux : c’est absolument impossible. Certes, il y eut une époque où des violonistes donnèrent des concerts au cours desquels le pianiste entrait sur scène une minute trente après eux. Ces pauvres jouaient avec un piano très faiblement ouvert ; et, quand les gens applaudissaient, ils devaient rester assis jusqu’à ce que le violoniste, en leur tapotant l’épaule avec l’archet, leur signifiât qu’ils avaient le droit d’aller quérir les applaudissements du public… Vous avez deviné que cela ne correspond pas exactement à ma conception – ni humaine, ni musicale. La partie de piano est une partie essentielle dans la plupart des grandes sonates classiques. Bien des compositeurs n’ont-ils pas intitulé leur œuvre « Sonate pour piano et violon » ? Ça n’est pas par hasard. Je ne peux pas imaginer un travail autrement que dans un esprit de dialogue.

Avec orchestre ou piano, on a l’impression que vous investissez ces compositions avec votre imagination – cette qualité dont vous disiez : « C’est un antidote à l’objectivité et à la matérialité que valorise notre époque. L’imagination, c’est la sortie du matériel, c’est l’entrée dans l’immatériel. » Comment avez-vous procédé, autant que cela se peut raconter dans le contexte du présent entretien, pour co-construire avec Jonathan Fournel une version immatérielle ?
Il y a quelque chose de très important… Avant de créer de l’immatériel, il faut beaucoup penser au matériel. Énormément. C’est ça qui est difficile, en musique comme dans nos vies en général – parvenir à créer de l’immatériel en sachant comment on va, concrètement, créer cette substance. Donc il faut passer par le matériel. En ce qui concerne les idées, c’est exactement la même chose. Pensez que, souvent, on entend que, dans une interprétation, ce qui compte, c’est la simplicité. Soit. Mais il n’est rien de plus compliqué que la simplicité !

 

« Le timing illimité est un grand bonheur »

 

En l’espèce, comment avez-vous atteint ce but ?
Notre méthodologie de travail s’est étendue sur quatre ou cinq mois, avec des séances qui pouvaient atteindre cinq ou six heures. Avant d’aller en studio, nous nous sommes enregistrés de nombreuses fois. Aussi, de nombreuses fois, nous sommes-nous écoutés pour nous mettre à l’extérieur. C’était un très long processus, et il ne me revient pas de dire s’il a porté ses fruits, mais j’ai évidemment trouvé passionnant d’œuvrer de la sorte.

Ce désir de maturation est une spécificité de la musique de chambre. Il serait impossible à mettre en œuvre avec un orchestre…
Oui, car le temps est très limité. Quand on enregistre un disque avec un orchestre, en général, on a une répétition ou deux, deux ou trois concerts avant, et tout ça se fixe sur un temps très, très court, pour des raisons économiques, la plupart du temps ; tandis que, quand on travaille avec un pianiste ou lorsque l’on enregistre un quatuor à cordes, les timings peuvent être illimités – ça, c’est un grand bonheur !

 

 

Vous offrez un bonheur inattendu au public avec la troisième partie du disque : il s’agit des Romances sans paroles dans une transcription essentiellement signée de David Walter, qui vous ressemble en cela qu’il est instrumentiste (hautboïste), chef et professeur. Jouer une transcription – qui vous tient très à cœur puisque vous dédiez spécifiquement cette partie du disque à un ami très cher –, est-ce, par exemple,

  • un choix poussé par l’imagination, justement, qui entend dans une œuvre tellement pianistique un duo piano-violon,
  • une volonté d’élargir le répertoire, ou
  • un souhait de construire un disque en montrant trois facettes complémentaires de Mendelssohn ?

Non, rien de tout ça. Il s’agit simplement d’un hold-up. D’un vol. Rien de moins. Depuis ma tendre enfance, j’écoute les deux heures et demie de Romances sans paroles. Elles sont peu jouées, encore moins enregistrées ; j’ai donc estimé que cela me donnait le droit, n’en déplaise à mes amis pianistes, de leur chaparder des bribes de ce cycle. C’est l’origine de ma commande à David Walter en lui disant : je veux au moins dix Romances sans paroles pour piano et violon.

Sur le disque, on n’en trouve que neuf, dont une transcrite par Fritz Kreisler.
Ces neuf-là restent un chapardage… mais je pense que Mendelssohn n’aurait pas détesté le résultat.

 

À suivre !