« Les ailleurs », Le Lincoln, 29 octobre 2024

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Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Commencée comme une enquête radiophonique, Les ailleurs a été transformée par Sébastien Duijndam, son créateur, en une série de six épisodes vidéo dont deux étaient diffusés ce tantôt au prestigieux cinéma Le Lincoln qui jouxte les Champs-Élysées et ne nous est pas inconnu puisque nous y avons ploum-ploumé jadis au côté du chanteur Jann Halexander (qui apparaîtrait dans le sixième épisode) et des guitaristes Claudio Zaretti + Sébastyén Defiolle. Le pitch du documentaire : à travers quatre personnes (principalement), partir à la découverte de ces dizaines de compatriotes qui disent avoir été abductés, c’est-à-dire enlevés par ce que, pour faire simple, nous appellerons des extraterrestres. Le vidéaste a décidé de prendre son temps et fait donc de la longueur voire de la langueur un outil

  • d’exploration,
  • d’apprivoisement et
  • de désimplification

de ce genre de témoignage choral. L’insertion de séquences extraites d’une vieille émission de TMC où apparaissait déjà l’une des protagonistes principales des Ailleurs surligne – peut-être un peu trop – la différence de démarches entre, d’un côté, une posture aguicheuse et presque ouvertement moqueuse, et, de l’autre, un désir d’approfondissement reposant moins sur une empathie surplombante que sur une apparente neutralité curieuse

  • (pas de voix off, alléluia !,
  • pas de sous-titre,
  • pas même de véritable arc narratif).

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Cette méthode n’incite sans doute pas au binge watching, chaque épisode paraissant assez dense en soi, mais elle permet de laisser émerger les deux facettes des « contactés ». D’une part, ils ont un récit à porter ; de l’autre, ce récit potentiel est dangereux car il les dénormalise. Ainsi, la question de la normalité apparaît comme le premier point saillant de cette enquête. Choix éditorial ou réalité du terrain, Sébastien Duijndam n’a pas choisi d’interlocuteurs particulièrement

  • excentriques,
  • farfelus ou
  • cultivant ouvertement leur singularité.

D’un point de vue diégétique, on peut regretter ce casting dans un premier temps, car une diversité plus saillante des personnalités aurait donné du relief voire de la profondeur au récit. Cependant, dans un second temps, il semble que cette relative linéarité épouse le point de vue du réalisateur, qu’il s’agisse d’un constat ou d’un combat, actant que les abductés ne sont jamais des personnages résolument exotiques. Ils ont

  • des failles,
  • des traumas,
  • des perplexités

donc sont parfaitement normaux. Que tous le soient, le visionneur trouve forcément cela un peu dommage ; mais, si tel est le cas, il lui faut transformer ce reproche en regret… même si, pour tel ou tel trublion, un peu

  • de bizarrerie assumée,
  • de tonicité dissonante,
  • d’audace résolue,

on n’aurait pas craché dessus dans ce monde de rectitude macrono-retaillique où l’inculte ministre de la culture est toujours

  • maire d’arrondissement (comme quoi, la culture ou la mairitude, c’est pas si prenant),
  • une mère pensionnée à 2500 boules le mois (la vie est dure, mes choupinets, que voulez-vous ?), et
  • une indigne lobbyiste pas accessoirement mise en examen pour corruption passive et abus de pouvoir.

La première question que pose le documentaire est donc celle de la normalité. Rencontrer un extraterrestre – le plus souvent être rencontré par lui – n’est pas la norme. Le prix à payer contre cette expérience extraordinaire, au sens propre, est une certaine discrétion (qui peut être étouffante) voire l’installation d’un tabou social qui consiste à ne surtout pas parler de ses expériences extraterrestres en société. Cela se voit sur les témoins floutés ou cadrés hors-champ ; cela s’entend dans l’absence de noms des héros du film, option peut-être maladroite sur la longueur car un prénom, aussi basique que cela paraisse, permet au visionneur de s’attacher davantage à un personnage. Chacun, ici, tient à mettre en avant ses

  • stratégies,
  • astuces et
  • techniques

pour ne pas être taxé de fou, que ce soit par

  • le mensonge (quand on est interné en psychiatrie pour une TS),
  • la séparation des autres pour préserver son espace privé (quitte à développer une rhétorique survivaliste inattendue) ou
  • la discussion en vases clos (avec les copines qui aimeraient bien être abductées ou au sein des groupes de parole de CERO France, association regroupant les personnes ayant le sentiment d’avoir eu un Contact ou fait l’objet d’un Enlèvement lors de Rencontres Ovni).

La rencontre extraterrestre transforme « une vieille dame » en personnage de série, mais elle l’oblige aussi à cloisonner son existence, parfois en refoulant la rencontre jusqu’à ce qu’un événement inattendu ou une séance d’hypnose régressive l’oblige voire lui permette de réintégrer l’épisode à son histoire. C’est que l’événement – qui peut être unique ou multiple voire très fréquent – est un choc à double titre : il révèle qu’une autre civilisation existe bel et bien, et qu’elle est en contact avec certains d’entre nous ; et il dessille les yeux sur la réalité que nous contemplons (« il faut enlever la buée sur nos lunettes », explique, amusé, un témoin confirmant la difficulté de boire un café quand, comme l’auteur de ces lignes, on est bigleux). La vérité n’est peut-être pas ailleurs, mais des ailleurs existent, dont les mystères sont systématiquement – autrement dit de manière peu catchy – justifiés par la supériorité intellectuelle et technique des extraterrestres.

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

En effet, la deuxième question abordée au fil des témoignages n’est pas celle de la crédibilité ou de la véracité des dires. Après tout, les témoins témoignent. Qu’ils aient rencontré un extraterrestre, qu’ils mythomanisent ou qu’ils aient juste déliré, au sens étymologique, pour un non-pratiquant, cela n’a aucune importance, même si l’on aurait aimé en savoir un peu plus sur les critères de non-intégration au CERO, par exemple, et le rôle des psychologues sévissant dans l’association. Les témoins, eux, portent une parole sur

  • un vécu,
  • un ressenti,
  • une stupéfaction et, souvent,
  • une incompréhension.

De sorte que la deuxième question soulevée par le documentaire est, intelligemment, celle de la verbalisation. Quand un témoin part dans la distinction d’espèces ou de races d’aliens qui n’est pas sans évoquer les affirmations d’un Sylvain Pierre Durif, autour du système

  • des cités de lumière,
  • des reptiliens et
  • des Illuminati,

il propose un discours

  • construit,
  • architecturé,
  • réfléchi,

à l’évidence nourri de lectures comparées ; et sa parole n’est pas plus ou moins captivante que le verbe hésitant ou rétractable d’autres interviouvés décrivant une scène puis revenant sur les mots forcément trop simplificateurs (récurrent « la table d’opération n’était peut-être pas une table d’opération »). Une très belle scène montre un témoin feuilleter un livre d’astronomie solaire pour désigner la vérité la plus à même d’être partagée : une teinte de bleu. Dans un monde au chromatisme chargé de traditions (les gris, petits ou grands, les petits hommes verts, la lumière éblouissante…), cette précision touche par sa volonté de cerner grâce au non-verbal une expérience qui, comme toutes les expériences fortes, est largement habitée par l’ineffable.
Sébastien Duijndam travaille volontiers cette problématique du dicible et de l’indicible en proposant des récurrences faisant signature tels que

  • les gros plans, sorte de contrepoint au floutage, manifestant sur l’écran la puissance des coming-out assumés ici ;
  • les scènes filmées par drones, qui proposent sans doute un écho à l’idée de civilisations extraterrestres nous observant de très haut, parfois même depuis près de quarante années-lumière ; et
  • ce qui s’apparente parfois à des plans de coupe et servent tantôt de points de suspension, tantôt de détail qui, subitement, devient récit (émouvante et non seulement drôle scène de la courgette, légume-personnage important du deuxième épisode !).

À rebours

  • d’une musique signée Julien Perez, hélas
    • topique,
    • redondante et surtout
    • envahissante,
  • d’un générique hamiltonien qui détone avec ce qui suit, et à rebours
  • de visuels stellaires moins poétiques que clichés,

la caméra arrive par moments, parfois au prix d’un montage sursautant, à développer un langage spécifiquement visuel signifiant et porteur de réflexions. Elle n’hésite pas à travailler

  • l’itération (procédés récurrents),
  • le multiple (association entre différents plans et axes), et
  • le parallélisme (scènes chez le coiffeur, par exemple).

 

Extrait de la série « Les ailleurs » de Sébastien Duijndam. Photo prise au cours de la projection : Rozenn Douerin.

 

Ainsi nous précipite-t-elle dans les affres de la troisième question, celle du sens. Dans les témoignages, tout se recoupe et tout diffère. S’agit-il des mêmes extraterrestres ? Que viennent-ils faire ici ? S’ils sont si géniaux, pourquoi s’embêtent-ils avec notre espèce sous-évoluée ? Nous voient-ils comme des pingouins à qui ils viendraient imposer une puce, sachant qu’aucun pingouin ne croira quoi que ce soit sur les non-pingouins et les puces ? Sont-ils amis ou ennemis ou les deux ? Ont-ils seulement la notion de l’amitié ou, en extorquant du sperme voire en trifouillant des stérilets, cherchent-ils à retrouver – de manière un rien singulière, on l’admettra – l’émotion qu’ils n’ont plus à force de clonage et de manipulation génétique ? Comme le dit une interviouvée dans le premier épisode, « je ne sais pas, on ne peut que supputer ». Il y a quelque chose de touchant, et ce terme n’a rien de désobligeant, dans ce grand balancement entre

  • conviction assurée (j’ai été abductée) et désarroi structurel (je ne peux pas tout vous dire),
  • savoir pratique (« ils viennent maxi à quatre heures du matin ») et fragilités intimes (« j’ai pas le droit de faire l’amour avec quelqu’un d’autre qu’eux, pourtant, je suis pas puceau, j’ai des enfants »),
  • joie profonde et panique quotidienne,
  • certitude de toucher à quelque chose d’hénaurme et interrogations youtubiques (« un son de pulsars, ça fera jamais autant de vues que le cul de Kim Kardashian »),
  • gravité émue et, parfois, humour qui fuse.

La question du sens conduit les témoins à formuler des punchlines-clefs comme « j’aurais aimé qu’ils m’effacent la mémoire » ou « j’ai besoin de comprendre ». Aussi ne faut-il pas regarder Les ailleurs en espérant apprendre quoi que ce soit sur les supposés extraterrestres, ce n’est pas le sujet, et pour cause ! Ceux qui savent qu’il existe une autre civilisation le savent ; ceux qui pensent que c’est du bullshit le pensent. Restent

  • l’humain,
  • le besoin d’histoires,
  • l’envie d’enjamber
    • l’horizon,
    • le possible et
    • le probable,
  • la fructueuse confrontation de l’individu et de l’immensité du monde, et
  • ces petits quelque chose qui animent les fourmis que nous sommes sur une boule minuscule perdue dans la galaxie.

Les ailleurs cherchent, lentement, à nous rapprocher de ces essentiels. Malgré sa lenteur qui peut décourager le simple curieux, ce n’est pas son moindre mérite.