Léo Marillier et A-letheia, « Beethoven » (Cascavelle)
Un homme
Léo Marillier, vaguement rapproché de l’autre Leo, Di Caprio, par la pochette de son nouveau disque, ne fait presque rien comme ses confrères. S’il était un produit – et, comme chacun de nous, il en est assurément un –, son storytelling omettrait l’art pour osciller entre deux concepts : « contrariant » et « disruptif ». Lui-même revendique des projets qui, comme dans la bouche peu ragoûtante des managers chéris de BFM, promettent des « expériences », du « faire-ensemble », où « l’intelligence collective » est, c’est forcé, « jubilatoire » même si le number one est toujours en avant – limites du faire-ensemble collectif. Pourtant, cachée derrière ces clichés du parler pseudo-hype (on suggère quelques autres éléments de langage : adresser une multicible en privilégiant l’affinité sur la finitude, coconstruire l’impossible en libérant les soft skills, désegmenter la verticalité de la geste décisionnelle, etc.) se profile une personnalité zigzagante donc intrigante.
Zig, Léo Marillier est diplômé du CNSMDP (mais « que » du premier cycle) ; zag, il a poursuivi ses études aux États-Unis. Zig, il est lauréat de divers concours ; zag, il revendique encore un « prix d’honneur » au concours Léopold Bellan, sympathique mais plus vraiment à la hauteur de ses ambitions. Zig, revendiquant un statut professionnel bienvenu à vingt-trois ans, zag, il commence sur son site par revendiquer les lauriers tressés par ses profs – sans le préciser, le coquinou – ou par À Nous Paris : encore une fois, pas sûr que ce soit au niveau des standards des grands musiciens classiques. Zig, soliste, zag, il a fondé son ensemble sporadique A-letheia, un « orchestre-lab » militant pour le « dés-oubli » grâce à sa « structure souple » qui pratique « le leadership collaboratif » (les citations sont authentiques, hélas). Zig, violoniste de haut niveau, zag il se revendique compositeur comme moult de ses semblables, dont la jeune Isabel Gehweiler chroniquée tantôt, mais aussi, rezag, transcripteur, ce dont témoignait dès 2013 un disque où il gravait, avec Alexandre Lory, une série de « fantaisies d’opéras » réduites, par son art, pour piano et violon. Zig, interprète, il s’arroge, zag, avec l’insolence du gamin doué, le droit de quasi réécrire le concerto pour violon et orchestre, op. 61, de Ludwig van Beethoven selon « les manuscrits de Vienne » revisités par ses recherches au Conservatoire royal de La Haye, sous la direction de Philippe Graffin et Joe Puglia. C’est l’objet de son premier disque avec A-letheia.
Une œuvre
La thèse : ce concerto a toujours été joué à partir d’une partition truquée par le créateur (versus le compositeur) afin de barrer les passages compliqués qu’il n’avait pas le temps de travailler, vu que Ludwig n’avait pas bossé dans les temps. Il s’agit donc de rétablir la « vraie version originale du compositeur », d’après des manuscrits disponibles sur imslp, au détriment de la « version originale de la création ». C’est donc principalement à titre documentaire que cette version vivante du grand concerto est éditée, et c’est à cette aune, dont l’intérêt spécifique n’est pas évident pour le profane, qu’il conviendrait d’en discuter la pertinence entre musicologues. L’on nous permettra peut-être, sinon je me le permettrai, de privilégier ici une écoute curieuse mais non experte de la chose puisque, pour scientifique que soit censée être cette mouture, quoi qu’elle ne semble pas si olé-olé ou révolutionnaire que cela, elle n’en doit pas moins faire sonner la musique.
Bref, on goûte la chaleur du violon Nicolas Lupot (1811), joué par le soliste grâce à un prêt d’Emmanuel de Pelichy. On applaudit aussi la cohésion du discours grâce à la direction efficace de Jacob Bass, moins soucieuse de clignoter à coups d’extravagances ou de risques échevelés que de mettre l’orchestre au service du soliste – pas de quoi fouetter un cuivre pour quelques départs tardifs, comme celui des cors dans le Larghetto, à 7’22 : au contraire, ça permet au pseudo critique de, eh bien, laisser supputer aux plus naïfs qu’il a au moins écouté ce passage, les pseudo critiques aiment ça. On salue avec autant d’appréciation les efforts pour nuancer dont font mon(s)tre et l’orchestre, et le soliste (pianissimi étiques et osés piste 2, autour de 6’30). On plussoie enfin la fougue de l’ensemble, qui embrasse ces 42’ de musique avec une patente bonne volonté, quitte à multiplier dans le troisième mouvement, peut-être à l’excès, les sforzandi volontairement dénués de délicatesse.
Pour évaluer au mieux le disque et la prestation, il nous manque des éléments car le livret ne nous a pas été fourni. Nous n’avons donc pas toutes les explications sur les choix musicologiques de Léo Marillier, sans doute plus précis dans l’écrit que dans la vidéo un brin amateur proposée ci-dessus en guise de trailer. De même, les éléments nécessaires pour jauger la prise de son nous font défaut. Le résultat est correct pour un concert one-shot, à condition de voir dans ce travail une curiosité prometteuse et non une version aspirant à faire référence. En effet, la captation est très imparfaite si l’on espère saisir les spécificités des pupitres (excès de réverbération lié à l’église, souffle, bruit de moto sur la piste 1, à 20’41, pendant la cadence sans timbale) ou si l’on s’imagine profiter des tutti, lesquels saturent très vite le spectre sonore.
Trois compléments
En complément d’un programme 100 % beethovénien, trois pièces. D’abord, les quatre canons d’une vingtaine de secondes pièce, certes fort ardus dans la transcription marilliérique, mais dont l’intérêt, qui plus est après un tel concerto, paraît faible. En concert, où ils semblent avoir été enregistrés, ils formaient à coup certain un encore original ; au disque, leur pertinence ne saute pas aux oreilles.
S’ensuit, avec un son différent (comme pour le morceau final, s’agit-il toujours du même live ? ça n’y ressemble guère), mais le changement de formation peut jouer) une transcription du « Benedictus » de la Missa solemnis pour violon et piano, signée par l’artiste principal, avec Antoine de Grolée au clavier. Le projet de ce type de réduction n’est certes pas nouveau – ce qui n’est pas dévalorisant pour autant. Parmi d’autres, Friedrich Lux avait proposé une transcription pour violon, harmonium et piano, pas très éloignée de la version Marillier. Est-ce pour autant un projet palpitant ? Bien entendu, il convient d’envisager la chose comme un « complément de programme », sans doute pas aussi fouillé en termes d’interprétation que le « gros morceau » (voir par ex. la petite hésitation vers le do, après le vertigineux saut suivant le la, quasi trois octaves plus haut, piste 8 à 1’30). La transcription laisse une place de soliste à l’accompagnateur, ce qui est une bonne idée sans pour autant suffire à totalement me convaincre de l’importance ni de la beauté métaphysique de cet exercice.
La transcription pour piano et violon, avec la même fine équipe, du rondo exprimant la « rage pour un sou perdu » clôt le disque sur le plaisir du mégatube. Les musiciens s’y partagent le lead (tantôt l’un, tantôt l’autre, tantôt à l’unisson, tantôt par stichomythie, avec une gourmandise consistant à inverser les rôles prévus dans la partition, le violon devenant accompagnateur), offrant parfois au quatre-cordes le plaisir de grincer comme un lutin maléfique (0’30) ou de claquer des portes pendant que le piano joue le thème octava bassa (1’30). Les nombreux passages (tel le moment en mi majeur) sous-employant le piano ont beau souligner la facticité de l’exercice, la fraîcheur de cette ire joyeuse sans cesse ressassée fait sourire et termine les compléments de programme sur des pétillements bienvenus. En revanche, prenez garde : cette rengaine-là, elle reste, et il suffira pas de manger un morceau ou de se la chanter en entier pour qu’elle se défaufile !
Une conclusion
On est saisi par deux éléments contrastés. D’une part, séduisent l’énergie, l’enthousiasme et la singularité d’un jeune musicien passionné à la fois par le répertoire (le démontre ce disque-concert), la nouveauté (il a créé un concerto coréen et fricoté avec les plus grands ensembles français « de musique contemporaine »), la création et la recréation, et la musique tant solitaire qu’orchestrale. Le disque qui paraît chez Cascavelle illustre, avec ses limites concrètes, la puissance de cette ambition artistique. D’autre part, en dépit d’un attaché de presse très pro, dynamique et sincèrement emballé, surprend un certain amateurisme dans la valorisation du projet. Le site de l’ensemble A-letheia paraît dater des débuts d’Internet, par son design, sa navigabilité, sa hiérarchisation des informations, les éléments mis à disposition, la qualité médiocre de la plupart des photographies, etc. Quant au site de VDE-Gallo, le distributeur, il ignore carrément Léo Marillier et la notion de « à paraître » (en écho, celui de la salle Colonne n’est pas à jour au moment où nous publions ces lignes : rien sur la nouvelle saison… ni sur la précédente !). Doit-on vraiment, pour donner un dernier exemple, évoquer les vidéos de promo ? Difficile d’y échapper. Je vous l’accorde, contrairement à mon syntagme automatique, elles n’auraient pas pu être faites par ma grand-mère, puisqu’elle est morte ; mais, quand on voit certains trailers vraiment pro et que l’on examine cet objet de bricolo, c’est à s’y méprendre. Sont-ce des détails ? Oui, mais tout est détail : les vestes ont des boutons, c’est un détail ; mais reconnaissez que, pour les fermer, c’est tout de même plus pratique.
Vu naïvement de l’extérieur, qu’autant de talent pivotant autour d’un produit discographique sérieux ne soit pas soutenu par une équipe digne de ce nom désarçonne. En d’autres termes, grande est la dissonance entre les moyens musicaux et techniques. Cela ne fait que renforcer notre hâte d’aller applaudir ces p’tits jeunes en concert le premier du mois d’octobre à la salle Colonne où nous assistâmes jadis au triomphe de Geoffroy Heurard et son ensemble Perspectives. Ce sera l’occasion de goûter en vrai ce que le présent disque Beethoven laisse entrevoir. D’autant que le programme annoncé est sérieux : une transcription maison pour orchestre à cordes de la sonate à Kreutzer, un p’tit bonbon de Haydn et les Métamorphoses de Richard Strauss pour finir ! De l’ambition, de l’originalité, de l’envie… Même si nous ne pouvons conseiller son nouveau premier disque – l’oxymoron s’impose – qu’avec les réserves citées supra, en cette rentrée, Léo Marillier frappe fort et mérite de susciter la curiosité des gens de, allez, osons, bonne composition.