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Nous avons terminé la première partie de cette notule avec la joie d’avoir entamé l’écoute d’un disque pimpant que nous ne priorisions pas, et hop, d’ouïr. Survient alors ce triple et terrrrrible suspense :

  • le plaisir d’un soir se reproduira-t-il le lendemain ?
  • la joie de la découverte ira-t-elle jusqu’au bout du programme ? ou
  • l’heureuse surprise -t-elle déjà vidé tout son suc pour étouffer notre snobisme précautionneux ?

La question n’est pas si rhétorique qu’il y paraît car, avec Mykhailo Zherbin (1911-2004), nous continuons d’avancer dans le temps afin d’étayer l’affirmation – dont peu doutaient – que le réservoir de très bons compositeurs ukrainiens n’était pas qu’un fabuleux hasard survenu au dix-neuvième siècle. En effet, bien que ses sources d’inspiration poétique piochent dans les siècles passés, Mykhailo Zherbin est résolument du vingtième siècle. Son Prélude-Vocalise, noté en verlan sur la quatrième, s’abstrait de texte comme l’indique son titre. Avec des outils harmoniques très simples, il construit un exercice de concert où le vibrato large de Lena Belkina apporte peut-être un excès d’expressivité en l’absence de sous-titrage textuel, sans gommer tout à fait l’impressionnante qualité

  • du souffle,
  • du soutien et
  • d’aigus faciles.

 

 

Le poème musiqué ensuite est signé Naum Tykhyi et inspiré par Percy Bysshe Shelley. Le sens qui en sourd est curieux puisque le texte chanté par la cantatrice dit : « Charmé par ton chant magique, mon âme flotte comme un bateau doré. » Admettons que l’artiste est amenée à exprimer ce que l’auditeur ressent, le guidant dans la verbalisation de l’ineffable, exercice jamais très évident. Quelques dissonances éclairent l’introduction pianistique. Le lyrisme virtuose est surtout dévolu à l’accompagnatrice, comme si c’était l’âme du piano elle-même qui se laissait porter, évanescente, par les emportements de sa partenaire.
De l’inévitable Lesia Oukrainka, voici une supplique pour les roses rouges que le gel va tuer et noircir comme du sang séché. Ha, si seulement elles pouvaient encore s’abreuver au chaud du soleil ! L’introduction s’ouvre comme une corolle mais avec une gravité qui n’augure rien de bon.

  • Tempo posé,
  • solidité des passages confiés au piano solo et
  • fermeté de la conduite vocale

distillent à la fois

  • mélancolie,
  • fatalisme et
  • douleur de l’impuissance de l’homme devant la mort,

douleur sans laquelle les fleurs mais aussi les animaux en général et l’homme en particulier (car ces « roses rouges » ne sont rien d’autre qu’une image de nous-même, évidemment), ne seraient qu’affaire de biologie et non d’émotion tour à tour compassionnelle puis égocentrée.

 

 

Le disque s’achève avec une dizaine de minutes de mélodies signées Illia Razumeiko, né en 1989… mais revendiquant, lui aussi, son ancrage dans le passé puisque le premier des trois airs est, en allemand, la « dédicace » de Friedrich Rückert que Robert Schumann avait mise en musique afin de louer Clara, l’écrvain chantant l’aimée comme un paradis et une tombe, et l’amour de la belle comme ce qui donne du prix à l’amoureux. Longtemps monodique, la mélodie s’enrichit ensuite

  • d’harmonisations seyantes quoique serties de judicieuses surprises et dissonances,
  • de soli pianistiques et
  • de couleurs rendant raison de la diversité des compliments, parfois inattendus, adressés à la dédicataire.

Une berceuse d’Iryna Shklianka donne la parole à une narratrice qui se réfugie dans le ventre des berceuses et du silence enfantin. Cela ne l’empêche point de pressentir la profondeur de ceux avec qui elle converse banalement mais, par ce truchement, elle peut continuer à vivre, telle une gamine, dans ses rêves. Là encore, la place du piano solo creuse un espace musical bienvenu que la coda onirique saura habilement prolonger. La variété des styles, entre

  • intériorité,
  • déclamation et
  • émotions interstitielles,

signe l’excellence – dépourvue de tout excès ostentatoire – d’une écriture soucieuse de valoriser la voix et, spécifiquement, la largeur du spectre propre aux mezzo-soprani.

 

 

L’Ukraine s’est résolue tardivement à envisager une loi contre l’exploitation publicitaire et commerciale des symboles de la guerre. On imagine comme elle sera respectée dans un pays où 300 millions d’euros peuvent partir en fumée sans que cela n’émeuve outre mesure les responsables d’un État réputé pour sa corruptibilité et les donateurs russophobes aux poches aussi profondes que celles des banques centrales et des fabricants d’engins de mort. N’empêche, l’exploitation de la guerre par le business culturel semble encore à l’abri – après tout, c’est une vieille tradition. C’est ainsi, le malheur nourrit mieux les artistes que ne le fait le bonheur ; il peut même servir franchement les intérêts de vils gredins à la recherche d’une publicité dont une âme mal née reste toujours friande, et je ne pense pas qu’à l’exposition pis que pupute de la fratrie Capuçon autour de Notre-Dame, devant ou dedans.
Bref, de l’opportuniste – quelque sincère soit-il – Requiem pour Marioupol d’Illia Razumeiko, Lena Belkina sélectionne l’Agnus. Après l’allemand et l’ukrainien, un peu de latin, donc ! Sur un piano-harpe façon musique minimaliste pour film sur la Shoah, une voix un temps contenue explose au moment de demander paix pour les vivants et repos pour les morts.

  • Différenciation des intensités,
  • utilisation des multiples registres de la voix et du piano,
  • point d’orgue long et long silence

dramatisent musicalement la situation catastrophique dans laquelle

  • la guerre déclenchée par Vladimir Poutine,
  • l’incurie des hommes politiques et aussi, à sa démesure,
  • la folie martiale d’un Occident lâche comme n’importe quel va-t-en-guerre

ont conduit, maintiennent et enfoncent l’Ukraine. Ainsi se conclut un disque court comme l’urgence qui dure, et qui vaut, on l’aura pressenti, j’espère, tellement plus que son titre attrape-et-repousse-nigauds laisse augurer !


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