Le Crépuscule des dieux, Philharmonie de Paris, 23 septembre 2018
On va pas se mentir, après le Siegfried de la veille, c’est le grand moment que tout wagnérophile attend. Le moment qui suscite une jubilation inquiète dépassant même le plaisir d’aller applaudir un « compositeur antisémite » dans ses œuvres, ce qui, espère-t-on, fait suer en abondance les bien-pensants luttant, moyennant bénéfices, Légion d’Honneur et reconnaissance éternelle pour courage admirable, 85 ans plus tard, contre les pires heures nauséabondes les plus sombres de notre Histoire, ce qui n’est pourtant pas peu. Ce 23 septembre est donc le jour, attendu depuis le 23 mars – et, plus largement, la réservation du billet pour L’Or du Rhin – du Crépuscule des dieux, aka par les snobs à permanentes pluzoumwin violettes croisées la v(i)eille à la sortie comme le Gueutedamrounegue. À peine plus long que Siegfried, cet aboutissement de la tétralogie du Ring claque comme un Everest pour les chanteurs, l’orchestre et les spectateurs incontinents (le premier acte dure deux heures cinq), au point que la Philharmonie promet un bouclage en 4 h 45 – il faudra, entractes compris, 45’ de plus. Subséquemment, voici venue, alléluia, l’occasion de présenter quelques remarques sur la réalité d’un concert à la Philharmonie.
D’abord, un constat : il y a beaucoup plus de chiottes au parterre qu’en haut ; il est vrai que les décideurs vont rarement dans les étages. Après la couleur diarrhée foireuse choisie pour souiller cette salle, cette discrimination de la vessie à l’aune du portefeuille est une honte de plus à mettre au crédit des nouvélophiles. Ensuite, puisque l’on aborde le sujet, un dégoût : combien d’années de réseautage pour fourguer un jingle au son de chasse d’eau au moment d’ouvrir les représentations ? On imagine la réunion des « designers sonores », mais l’évoquer m’eût obligé à croquer des scènes en des termes que rigoureusement ma mère m’a défendu d’citer ici. Enfin, un amusement : suite, suppose-t-on, à la rumeur ouïe hier (« c’est pas comme à Vienne, ici, les chanteurs sont sonorisés »), la Philharmonie fait préciser pour le quatrième tome que « le concert sera enregistré », donc que, si y a des micros, c’est pas pour que Carla Bruni ou Zaz puisse chanter Brünnhilde, ou pour compenser une Monnaie provisoire, pauvres connes de tout sexe.
Bien.
Et maintenant, laissons la musique grouver.
L’histoire
Voir ici.
Le concert
Reconnaissons-le d’emblée : pour le grand jour, l’orchestre du Mariinsky ne paraît pas tout à fait sous son meilleur (grand) jour. Certes, on écoute une phalange rouée, rodée et pas érodée ; mais de nombreuses scories sont là pour nous rappeler que le concert est une prise de risque permanente, surtout sur une telle durée : dérapages redoutés et advenus du premier cor solo, fourchage du clarinettiste solo jusque-là impeccable comme son collègue si important à la clarinette basse (principe de l’auditeur : on retient les fausses notes, presque jamais les bonnes), départs moins synchrones que la veille – des signes d’humanité dans un océan de beautés sonores, peut-être aidés par une direction d’un chef plus précis sur ses gestes vers les chanteurs qu’en direction de ses serviteurs instrumentaux.
Le plateau vocal est impressionnant, chœur puissamment fonctionnel compris, quoique peut-être plus sujet à subjectivité que la veille. Mikhail Vekua chante Siegfried après avoir chanté l’opéra-titre la veille. Par prudence, subodore-t-on, il fait annoncer qu’il « relève de maladie ». Sans doute a-t-on donc mal ouï lors de l’épisode précédent, qui nous avait époustouflé techniquement. Aussi nous tournons-nous vers notre voisine avec un sourire entendu – un sourire de connard, donc, que nous maîtrisons, c’est curieux, super bien : évidemment, on ne peut pas chanter deux trucs aussi énormes en vingt-quatre heures. Alas, we should have known better : Violeta Urmana nous avait fait le coup à Bastille. L’homme-phare sera constant, impeccable, franc devant les difficultés, maître de son souffle, faraud devant les aigus, tonique dans ses dialogues. S’il peine à nous émouvoir ou, plutôt, si nous peinons à être ému par son incarnation, il serait insultant de n’insister que sur sa performance technique : son souci musical est patent, comme en témoigne une ligne vocale qui ne se dérobe jamais devant les nuances, donc les redoutables piani. Ce ténor est super fort sa mère, par Zeus.
Tatiana Pavlovskaya est Brünnhilde avec constance et mérite. Constance : la voix est au niveau du rôle, sans dureté dans les extrêmes de la tessiture et avec un très joli médium. L’artiste n’en fait jamais des caisses, ni vocalement, ni scéniquement – pas de tenue extravagante, pas de surjeu immobile. Elle chante avec talent, sans tenter de feindre un charisme sexy ou tellurique que ni sa personnalité, ni son don, ni son travail, ni son savoir-faire ne lui donneraient. C’est sans doute rédhibitoire pour nous faire frissonner pendant toutes ses interventions, mais cela reste une performance mélodieuse devant laquelle il convient de s’incliner. Car à la constance s’ajoute le mérite : sa dernière tirade, qui conclut la tétralogie, est extraordinaire. Pendant un quart d’heure, la cantatrice oublie sa retenue et fait vibrer la salle. Certes, elle est obligée de demander au « coursier » Grane d’aller se faire cramer avec elle, mais elle touche lors de son stupide sacrifice à quelque chose qu’elle avait simplement effleurée jusqu’à ce moment. Ça larmoie autour de nous, avec justice : Tatiana Pavlovskaya est plus qu’une solide Brünnhilde.
Alors que les filles du Rhin chantent leurs rôles plutôt correctement – peut-être Irina Vasilieva en Wellgunde nous séduit-elle moins qu’Ekaterina Sergeeva en Flosshilde ou Zhanna Dombrovskaya en Woglinde –, aucun personnage secondaire n’est desservi par son interprète. Olga Savova grave son personnage dans les impressionnantes profondeurs de la fille de dieu plus soucieuse de son destin que de sa race, ce qui est plutôt honnête de la part de Waltraute. Fort de sa voix sûre et de son aisance scénique, Roman Burdenko est un Alberich bête, méchant et impuissant comme il sied. Elena Stikhina, Brünnhilde brillante le vendredi, rayonne dans sa robe beaucoup plus échancrée que la veille : voilà une Gutrune qui, timbre assuré et sensibilité loin des mièvres sensibleries, exprime à la fois l’envie de mâle et la mâle envie de mener sa vie en assumant les hauts comme les bas. Evgeny Nikitin est le Gunther parfait, celui qui ronchonchonne et fait la gueule – mais on aimerait bougonner comme lui ! Et, cerise sur ce majestueux gâteau, Mikhail Petrenko est le Hagen puissant qu’il faut pour tenter de tout manigancer… en vain.
La conclusion
Peut-être n’est-ce pas la version la plus aboutie que nous ayons ouïe ; mais, comme version scénique 100 % russe, ce Ring de la troupe à Valery Gergiev se pose là dans la hiérarchie du savoir-faire, de la juste distribution et des grands chanteurs méconnus. Sans être souvent tellurique, cette interprétation de la tétralogie séduit grâce au métier de l’orchestre et à la richesse du réservoir vocal de l’ex-empire soviétique. C’est déjà fort fieffé, malepeste.