L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 8/24
Foin de problématiques chantournées : aujourd’hui, on parle de la sonate en si mineur de Franz Liszt par Sylvie Carbonel, ça devrait suffire. Cette œuvre d’une demi-heure est un pilier du répertoire pianistique tant elle permet aux grands virtuoses d’y exprimer
- leur talent,
- leur sensibilité et
- leur hauteur de vue
autant que leur virtuosité pragmatique. Avec ce mastodonte, Liszt permet à son interprète de partir d’un prérequis (je sais à peu près tout jouer) pour l’abandonner et passer à la seule question qui émeuve : avec
- ce savoir-faire,
- cette connaissance,
- ces possibles,
que diable vais-je pouvoir faire ? Liszt, sans doute parce qu’il était résolument pianiste en sus d’être créatif, est sans doute le compositeur qui a le mieux synthétisé cette problématique d’alchimiste qui consiste à transformer un potentiel technique en beauté et en émotion. Avec lui, le concert de piano change, et le piano change tout court. Les interprètes d’aujourd’hui en ont conscience et ne se privent pas de jouir de cette pièce pourtant réputée difficile pour l’auditeur puisqu’elle ne ménage nul break pendant trente minutes, nul moment pour toussoter en connaisseur et applaudir à contretemps parce que l’on n’a pas les codes ou que l’on a décidé de se dégourdir les paluches et/ou d’escagasser le voisin.
Plusieurs versions sont déjà venues enrichir le présent cybercahier de notules : nous avons par exemple chroniqué
- la version tellurique d’Ali Hirèche en concert dans l’intime musée Jacquemart-André,
- la proposition rouée que le susdit individu a gravée pour Bion Records, et
- l’interprétation très narrative de Jean-Nicolas Diatkine à Gaveau.
À chaque fois, la capacité des interprètes à faire vibrer le génie de l’œuvre nous a transporté. C’est dire si, après avoir été impressionné par ce que nous avons découvert lors des épisodes précédents, nous nous impatientons de découvrir la version de Sylvie Carbonel, captée en 1977. L’oxymorique lento assai assume à la fois
- le piano,
- le sotto voce et
- la lenteur,
renforçant le contraste saisissant avec l’Allegro energico.
- Puissance,
- précision et
- mystère
émergent d’entrée avant que la virtuosité simple et rigoureuse n’embrase le clavier sans que l’exigence de netteté donc d’honnêteté si carbonélienne ne se dissipe. L’envoûtement lié
- aux modulations,
- à l’efficacité des octaves et
- à une agogique aussi élégante qu’efficace
fonctionne à plein. Le Grandioso travaille avec force la lisibilité grâce
- aux accents,
- à la pédalisation légère,
- aux respirations superbement menées et
- aux nuances concentrées et contrastées.
Sous les doigts de l’interprète, on se goberge
- de l’enrichissement des leitmotives,
- de la finesse du phrasé,
- de la délicatesse – qui n’est pas mièvrerie – des touchers et même
- du large spectre des intensités
qui surprend presque chez une interprète au tempérament musical d’ordinaire fort mesuré.
Incroyable ! Poussé par Franz, Sylvie se lâche – non point en débordant le support qu’est la partition mais
- en maximisant les possibles de son instrument,
- en élargissant l’espace auditif de l’auditeur, et
- en rendant raison des tsunamis émotionnels ici convoqués par le compositeur,
qu’on les explique par des aventures faustiennes ou par toute autre pulsion, avec ou sans rouet. Malgré ou grâce à la complexité technique de la lettre, dans ce premier quart d’heure, il y a
- du naturel musical,
- de l’aisance technique et
- de la subjectivité puissante,
comme si l’artiste avait laissé macérer en elle ce flux palpitant de la sonate pour, d’un coup, décoincer les vannes et libérer la vitalité
- du discours,
- des à-coups et
- de modulations parfois à dessein secouantes.
La matité de la prise de son qui peut, en certaines circonstances, paraître dommageable au naturel du piano en le coupant de sa résonance, amplifie ici remarquablement la force du geste (y avait du métier, à Radio France !). L’attention est happée par
- la gravité du Fa# majeur,
- la rage sourde des brèves modulations successives,
- la tension de l’accalmie à la fois brutale et persistante puis
- le surgissement d’un nouvel Allegro energico.
Le fugato se développe avec la tonicité et la liberté qui réjouissent l’auditeur et que dope le grouve de la main gauche.
- L’agilité digitale,
- la limpidité des traits,
- la subtilité efficace des notes répétées,
- la précision de la pédalisation,
- la qualité des changements d’atmosphère
fascinent. Le Presto et son augmentatif ne trahissent pas
- le savoir-faire,
- l’engagement ni
- l’exigence de l’interprète.
Après que l’Andante sostenuto a apaisé la tension, l’Allegro moderato semble habilement en remettre une couche quand, au contraire, un long decrescendo nous enfonce dans les abysses d’un inquiétant silence que clôture une dernière gravité. En résumé, une version
- juste,
- précieuse et
- remarquable par
- son exigence,
- sa précision et
- sa rigueur déterminée.
Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
Le Cahier de musique de Jacques Desbrière
À suivre !