L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 24/24
Ainsi s’apprête à se boucler une aventure peu probable, commencée
- sur les fonds baptismaux du crowdfunding indispensable pour payer le label et l’INA au premier chef, mais aussi
- soixante ans plus tôt, en 1963, avec les premières captures de son par Radio-France, et
- recommencée il y a 72 jours, le 17 décembre, où nous avons décidé d’écouter bloc après bloc ce monument érigé pour honorer une carrière d’interprète afin d’en rendre compte sur ce site tous les trois jours.
C’est Sergueï Prokofiev qui clôt le bal, avec sa Sonate en Ut op. 119 que Sylvie Carbonel partage avec Hervé Derrien. L’œuvre est entourée d’un double coup de foudre :
- celui du décret Jdanov qui frappe Prokofiev d’une accusation de formalisme pour le moins menaçante ; et
- la découverte de Mstislav Rostropovitch, qui donne l’impulsion au compositeur de se lancer dans l’aventure (Sviatoslav Richter tiendra le clavier lors de la création comme il l’avait fait lors des séances de censure préalables).
Le premier mouvement s’ouvre sur un Andante grave en Do à trois temps, amorcé par le violoncelle.
- Gravité voire solennité,
- tension entre battement des accords répétés et quête d’une ligne mélodique,
- surprise des forte qui éclairent les nuances douces que le compositeur et ses porte-voix privilégient
cèdent devant une tentation de la joie. En témoigne l’incapacité de l’écriture à s’en tenir à la métrique annoncée. De même que les indications de tempo directes (« andante »…) ou indirectes (« ritendo »…) fluctuent, de même des mesures à deux ou quatre temps s’interpolent avec le 3/4 officiel, comme si l’émotion accélérait le rythme cardiaque ou dilatait les poumons de la partition. Un unisson persistant signe à la fois l’aboutissement et la fin de l’éclaircie, les interprètes veillant à articuler cette quasi forme en arche (inquiétude – épanouissement – synthèse des deux atmosphères où l’aspect solaire se réduit peu à peu) de manière non-univoque, c’est-à-dire en offrant à l’auditeur l’ambiguïté des couleurs ici posées sur la palette de Sergueï Prokofiev.
Un Moderato animato s’impose alors avec une mesure à deux temps (largement extensibles à trois !). Là encore, le violoncelle lance la machine qui connaît de savoureux ratés.
- Les mesures bougent,
- le tempo fluctue,
- le moteur
- s’emballe ici,
- cahote là,
- rugit ailleurs…
Un Andante tente d’y mettre bon ordre en laissant le piano quelque peu s’épancher sous la ligne du violoncelle. Les effets
- d’écho,
- d’attente et
- de suspension
- (tenues,
- silences,
- agogique)
offrent un espace de liberté d’interprétation, au-delà de l’exécution des notes, qui permet de goûter
- la sûreté technique,
- la sensibilité musicale et
- la complicité artistique qui lie les deux musiciens.
Un Andante grave renoue alors avec
- la gravité liminaire,
- la tension entre répétitions et quête mélodique,
- la recherche d’unissons et
- l’impression d’avoir aperçu le soleil juste avant que d’étranges nuages ne le rejettent dans les coulisses.
À nouveau, le violoncelle essaye d’en remettre un coup en lançant l’Allegro moderato. Bien vite cependant,
- accords répétés,
- traits,
- bariolages vigoureux
dessinent, en revenant au calme, l’inutilité de ces tentatives d’échapper à la fatalité terrestre. Le deuxième mouvement, un Moderato en Fa et 4/4, est amorcé par les accords
- répétés,
- légers et
- sautillants
du piano. Une volonté de danser ensemble se fait jour, le violoncelle alternant entre arabesques vives de l’archet et pizzicati qui semblent claquer du talon. S’insère alors un Andante dolce ternaire en Si bémol.
- Le lyrisme dépouillé,
- le tempo tranquille,
- le chromatisme maîtrisé et
- le vibrato généreux du violoncelle
amorcent une séquence solaire qui, soudain, s’évapore avec le retour du Moderato en Fa précédent. On se remet à danser avec le même entrain mais, dans l’antre de Sergueï Prokofiev, rien n’est longtemps stable. Traîne ici une vague inquiétude, comme si le compositeur cherchait à rapprocher les deux pôles de l’histoire, à l’instar des pizzicati du violoncelle
- dépassant les trois octaves,
- embrassant les registres et
- ponctuant cette promenade mouvementée.
Le troisième mouvement s’affaire sur un Allegro ma non troppo en Ut bientôt pris dans un tournoiement de modulations. Le rôle moteur du piano, l’énergie des accords répétés et des contretemps, les échos et imitations lustrent une partition dont l’apparence presque rhapsodique séduit.
- Les métriques mutantes,
- les changements de rôles entre les partenaires, et
- les réjouissances des leitmotives ou refrains
permettent à l’auditeur de ne jamais relâcher l’attention. Les interprètes font leur miel du large spectre
- de couleurs,
- d’atmosphères et
- de dynamiques
convoquées ici, concluant
- la sonate,
- le disque et
- le coffret
sur un concentré musical particulièrement stimulant – hommage
- au métier,
- à la carrière et
- à l’engagement
de Sylvie Carbonel, et salut également au vaste répertoire
- orchestral,
- soliste et
- chambriste
parcouru par Hervé Derrien, mort en 2023. Après tout, musiciens ou auditeurs, qu’importe le détail de ce que nous vécûmes, crûmes ou fûmes :
De broussailles en ténèbres
Seul résiste
Le feu sacré
(Andrée Chedid, « Le feu sacré » [2003], in : Mon beau navire ô ma moire. Un siècle de poésie française (Gallimard, 1911-2011), Gallimard, « Poésie », 2011, p. 44).
Ce qu’offrait ce coffret (et allez donc, c’est pas mon père !), sauvé de la pénombre éditoriale et des archives, brille à présent pour les amateurs de musique
- grande,
- polymorphe et
- troussée avec art !
Pour acheter le coffret (env. 35 €), c’est par exemple çà.
Pour retrouver plus de musique de chambre (Mozart et Chopin),
feat. notamment Sylvie Carbonel et Hervé Derrien, c’est par exemple là.
Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Modeste Moussorgsky – Dix-sept pièces – 1
Modeste Moussorgsky – Dix-sept pièces – 2
Modeste Moussorgsky – Tableaux d’une exposition
Emmanuel Chabrier – Dix pièces pittoresques – 1
Emmanuel Chabrier – Dix pièces pittoresques – 2
Jacques Desbrière – Le Cahier de musique
Franz Liszt – Totentanz
Franz Liszt – Sonate en si mineur
Franz Liszt – Deux harmonies poétiques et religieuses
De Bach à Granados – Un récital imaginaire
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Carl Maria von Weber – Sonate pour flûte et piano
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Robert Schumann – Humoreske op. 20
Johannes Brahms – Trio op. 114
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Charles-Valentin Alkan – Deux Motifs et +
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Georges Hugon et Alain Louvier