L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 23/24
Jusqu’au bout, ce florilège de Sylvie Carbonel nous aura dérouté – ce qui, après deux mois de compagnonnage par notules interposées, n’est pas un mince compliment. Le dixième volume ne rassemble-t-il pas deux sonates pour violoncelle enregistrées en juin 1981, plutôt qu’une apothéose soliste que semble, d’ailleurs, suggérer la partition visible sur la photographie curieusement choisie pour illustrer le volume ? Peut-être est-ce une manière de proclamer que, même pour une soliste accomplie, l’accomplissement est aussi susceptible de se trouver dans le partage de l’espace sonore avec d’autres collègues, nombreux ou uniques !
La première sonate au programme, qui fera l’objet de la présente notule, est la la (si) mineur op. 36 d’Edvard Grieg. Seule œuvre originalement écrite par le compositeur pour le violoncelle (il a aussi transcrit un bout de sa sonate pour violon, instrument pour lequel il a aussi transcrit sa sonate pour violoncelle comme ça, tout le monde est content), elle était destinée au premier chef à son frère John, dont il se susurre qu’il aurait contribué à peaufiner l’idiomatisme de sa partie. L’affaire s’ouvre sur un Allegro agitato à deux temps.
- À main droite, des triolets qui créent un effet d’entraînement harmonieux ;
- à main gauche, des basses sur les temps faibles pour ajouter du groove ;
- au violoncelle, le lead.
On est aussitôt happé par
- l’instabilité rythmique,
- la célérité de la main droite,
- les changements de registre du violoncelle,
- les cahots du discours et
- la confrontation des deux instruments en présence.
Aucune marge de sécurité, aucun calcul, aucune retenue pour cet enregistrement de concert : le match est lancé dès le coup d’envoi… et s’éclaire bientôt d’une phase d’observation plus tactique. Le charme de la partition, lustré par des interprètes en flammes, continue alors de se dévoiler à travers, notamment,
- un lyrisme tendu,
- un allant associant le ternaire au binaire dans un continuum très efficace, et
- une impressionnante variété
- de confrontations et complémentarités
- (mélodie au violoncelle avec accompagnement,
- dialogue,
- imitations,
- solo piano…),
- de couleurs
- (brillance du vibrato,
- éclats sanguins des moments « con fuoco »,
- luxuriance des cantabile…) et
- de matières
- (rugosité des accords,
- fluidité des arpèges,
- solidité du silence après un passage « strepitoso »,
- incandescence de la brève simili cadence…).
- de confrontations et complémentarités
En dépit de la complexité du mouvement, ou grâce à elle, peut-être,
- les intensités varient,
- les synchronisations qui relancent la partie sont assurées, et
- la modulation provisoire en majeur s’auréole d’une accalmie solaire à souhait.
Dès lors, le travail sur
- les attaques,
- les intentions et
- les respirations
impressionne d’autant plus qu’il s’accompagne d’une générosité immédiate propre aux concerts les plus intenses : il s’agit moins d’être pyrotechnique que d’être dans la chair de la partition. Cette confiance dans un savoir-faire époustouflant et dans une œuvre qui sait en tirer le meilleur fait mouche.
S’ensuit un Andante molto tranquillo en Fa qu’introduit le piano. Le violoncelle reprend la mélodie qu’habillent
- de fines nuances,
- un joli passage en ternaire et
- d’audacieuses modulations.
La tranquillité du mouvement vole alors en éclats si bien que, peu à peu, se savourent à la fois
- la capacité des interprètes à changer d’humeur progressivement ou brusquement,
- leur manière de faire sonner le motif obsédant des trois la en noires suivis d’un triolet de croches et
- leur art de fluidifier ces évolutions dans un même mouvement,
comme si, en réalité, il n’y avait pas d’opposition entre les états d’esprit évoqués par le compositeur mais une saine complémentarité – en reflet de la complémentarité du premier mouvement où turbulences et apaisements lyriques alternaient puis s’emmêlaient avant de devenir inextricables.
Un Allegro promptement « molto e marcato » de quelque dix minutes en la mineur conclut la sonate. Cette fois, le chant du violoncelle ouvre tranquillement la partie avant que le piano ne lance la pulsation et que l’assaut ne s’engage. Sylvie Carbonel et Hervé Derrien rivalisent de maestria pour lustrer, dans ce qu’ils jouent,
- l’enivrante légèreté des staccati,
- l’efficience du combo legato – accents – rebonds,
- la précision des échanges entre les complices et
- la science du développement que déploie Edvard Grieg
- (modification de la vitesse mais pas forcément du tempo,
- complémentarité des rôles joués par l’un et l’autre instruments,
- changements habiles de tonalité et de mode…).
Tout cela est réjouissant en diable et bientôt pimpé par un passage tendu dont
- des modulations roboratives, si si,
- des échanges sans concession ressemblant bel et bien à une sérieuse engueulade,
- et des efforts manifestes entre les deux belligérants
- (silences,
- nuances piano,
- limitation du nombre de notes par mesure)
tentent de dénouer les fils. Cependant, c’est le retour
- à la vitesse,
- à la tonicité et
- au leitmotiv
qui paraît le moyen le plus efficace pour recoller les morceaux. En témoigne l’arrivée d’un La éclairant le thème d’une tranquillité auxquels les pizzicati du violoncelle épargnent la mollesse. Comme boostée par ces retrouvailles entre les Oreste et Pylade du jour, l’énergie ne tarde point à agiter à nouveau les petits marteaux puis les cordes du violoncelle
- (trilles,
- traits,
- tenues vibrantes).
Une interprétation impressionnante, empreinte
- de vie,
- d’envie et
- d’une vision de la musique de chambre
où la synchronisation rythmique, préalable indispensable, et la définition d’une dynamique commune autorisent le fight, la réconciliation, le défi, l’émotion, la fragilité de l’instant, bref, une vibration partagée qui n’est
- ni dénuée de pertinence musicologique,
- ni libérée d’exigence musicale, mais, grâce à ces nutriments,
- apte à s’ouvrir aux possibles du son.
Ainsi, la musique, comme débarrassée des contingences techniques grâce
- au talent,
- au travail et
- au savoir-faire des musiciens,
devient apte à communiquer à l’auditeur aussi bien du kif (ben oui, ça compte, on ne vient pas au concert ou on n’écoute pas un disque que pour se convaincre de sa supériorité socioculturelle) qu’une étincelle ouvrant brièvement la vie à un peu plus qu’elle-même. Vivement la prochaine notule, que nous savourions la Sonate en Ut de Sergueï Prokofiev !
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feat. notamment Sylvie Carbonel et Hervé Derrien, c’est par exemple là.
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Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
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À suivre !