L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 22/24

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Verso du neuvième épisode du florilège Sylvie Carbonel fomenté par Skarbo

 

Hétéroclite et stimulante : la dernière partie du neuvième disque inclus dans le best of Sylvie Carbonel associe Georges Hugon (1904-1980) et Alain Louvier (né en 1945) sous les doigts de la pianiste. Visiblement, de ce volet, l’éditeur n’a en partie cure, oubliant de mentionner sur le dos de couverture supra l’année d’enregistrement des Études pour agresseurs (1978) dont le compositeur estime pourtant sur son site qu’elles ont fait un max pour sa notoriété (au passage, « Études » avec un « é » cap, c’est mieux – comme j’aurais dit à mes étudiants en édition, « c’est pas parce qu’Élisabeth Borne et Éric Woerth sont élus qu’il faut appeler l’ASSEMBLÉE NATIONALE la CHAMBRE DES DEPUTES », bien).
Avant cela, voici les Eaux-Fortes de Georges Hugon, des œuvres programmatiques au sens où chacune est précédée par un texte introductif. Le livret consternant et frappé de coupes affligeantes (Olivier Messiaen « l’a chaleureusement félicitée pour la beauté de son inteMessiaen qui était aussi un grand ornithologue », par ex.), n’évoque ni les deux extraits joués par l’artiste, ni même le compositeur. Plutôt que de lire, ce qui est entre insultant et condescendant, que Bizet « n’a pas écrit que Carmen”, précision essentielle pour celui qui achèterait le florilège en dix volumes de Sylvie Carbonel, on eût préféré être instruit de l’inspiration du compositeur.

 

 

Pas de quoi nous empêcher de partir à l’assaut d’« Ariel », auréolé du son vintage d’il y a soixante ans.

  • Virtuosité digitale,
  • variété du toucher,
  • souplesse d’un piano nuancé et capable d’exploser

rendent raison d’une partition

  • harmoniquement captivante,
  • narrativement mystérieuse et
  • intérieurement parcourue de pulsions palpitantes.

 

 

« L’innocent » sautille à deux voix.

  • Légèreté des marteaux,
  • liberté brillante,
  • mutations de couleurs presque permanente

    • (suspensions pédalisées,
    • accents,
    • enrichissements harmoniques,
    • variations rythmiques)

exigent plus que beaucoup de l’interprète mais ravissent l’auditeur tant ces pages se révèlent

  • inventives dans le traitement du motif liminaire moins mélodique que tonique,
  • astucieuses dans le développement à rebondissement, et
  • captivantes dans leur écriture faussement dégingandée et jazzy.

 

 

Changement de projet avec les trois Études pour agresseurs d’Alain Louvier enregistrées par Sylvie Carbonel en 1978. Le compositeur s’en explique dans une partition laissée ici même à la libre disposition

  • des curieux,
  • des mélomanes et
  • des pianistes.

 

Ces études ont été conçues pour aguerrir le pianiste aux nouvelles techniques d’attaque (« d’agression ») du clavier. Le but recherché n’est pas la violence gratuite mais une plus grande plénitude sonore de l’instrument. L’exécutant devra plus se soucier des effets de résonnance et des différents phrasés et touchers que du rythme (…). Il recherchera l’effet dynamique et les contrastes par l’emploi systématiques des pédales.

 

La partition de la deuxième étude est en quadichromie :

  • doigts en noir,
  • paumes en bleu,
  • poings en rouge,
  • avant-bras en vert.

En sus,

  • les indications de nuances et de phrasé sont en orange,
  • les annotations en brun et
  • la pédalisation en rose (pour
    • mettre la pédale,
    • l’enlever à moitié,
    • la relever
      • d’un coup ou
      • par paliers).

Le pianiste peut être invité à jouer

  • avec la paume à plat ou agitée,
  • avec le bras
    • parallèle au clavier,
    • en travers ou
    • glissant des touches noires sur les blanches, et
  • avec le poing
    • à plat ou
    • à l’envers (« avec l’os »).

Bref, cette étude lâche sur le clavier treize agresseurs, en sus des petons :

  • dix doigts,
  • deux bras,
  • une paume,

ça fait bien treize, pas de stress, j’ai recompté avec ma calculette. Dans la pièce,

  • la note perd sa valeur pour devenir son,
  • la ligne se floute pour devenir suggestion trempée dans les différents registres de l’instrument,
  • la percussion est moins violence qu’éclatement quasi jubilatoire,
  • bref, la musique moins musique que questionnement de la musique.

Plutôt que nous offrir une étude de cas (centrée sur une technique d’approche du clavier) ou un exposé démonstratif voire didactique de méthodes pour jouer du piano, le compositeur semble nous inviter

  • dans les coulisses de l’interprétation,
  • dans le garage du musicien et
  • dans les entrailles de la fabrication du son.

 

 

La cinquième étude convoque douze agresseurs :

  • les chipolatas,
  • le poing (qui pourra être vif mais non violent) et
  • la paume.

La magie de l’exploratrice Carbonel fonctionne et envoie la capsule du testeur de Louvier sur orbite.

  • L’exploration des registres aigus et médiums,
  • le malaxage du son
    • (attaques,
    • résonances,
    • récurrences,
    • contrastes),
  • le surgissement de séquences ébouriffantes,
  • le soin apporté à l’exécution (dont témoigne par ex. la durée, supérieure d’1′ à celle indiquée par le compositeur peut-être
    • pour revendiquer une part de liberté d’interprétation dans une partition presque aussi réglementée que la fiscalité française ou les tutoriels susceptibles d’aider à ouvrir le blister d’un disque de François Valéry sans devoir aller chercher un couteau pointu à la cuisine alors que l’on était bien installé dans le vieux fauteuil jouxtant le gramophone et son frère le lecteur laser,
    • pour valoriser les saisissants contrastes entre passages virtuoses et passages intériorisés,
    • pour ne pas galvauder l’expectative dans laquelle se trouve l’auditeur devant une pièce qu’il est invité à appréhender dans l’instant, sans pouvoir prédire ce qui va advenir la seconde suivante, ou
    • pour rendre au mieux la multiplicité des effets suggérés sans sombrer dans l’embrouillamini de la précipitation) et
  • l’imprévisibilité pour le moins coquette du propos

permettent à l’interprète de faire passer l’œuvre du statut de « musique pour musicien » à celui de musique.

 

 

C’est bien ce dont il semble s’agir ici : non pas

  • proposer une musique expérimentale,
  • bidouiller des processus pour remplir le vide sonore ou
  • fabriquer une légitimité à la création en l’enduisant d’un onguent technique, pragmatique et verbeux.

Plus simplement et de manière plus intéressante, le défi d’Alain Louvier paraît être

  • d’étudier des possibles,
  • de rejeter l’évidence (on joue du clavier avec les doigts, point à la ligne),
  • de repousser les limites (on ne frappe pas les touches, on ne mélange pas les techniques, on ne laisse pas la manière de jouer primer sur la mélodie ou l’harmonie),
  • d’interroger les non-dits (sait-on ce qui serait susceptible d’advenir musicalement si l’on se risquait à chambouler les conventions ?).

La septième étude pousse le vice exploratoire à double titre. D’une part, comme la quatrième, elle nécessite

 

l’emploi de gants, de peau, si possible, permettant le glissando avec le poignet et protégeant les poings dans les attaques ++.

 

D’autre part, spécifiquement cette fois, le compositeur est formel : « Les doigts ne doivent pas toucher le piano avec leurs extrémités. » Dès lors, les agresseurs sont moins nombreux. Pour la dernière étude, seuls six s’attaquent au clavier :

  • deux paumes,
  • deux poings,
  • deux bras.

L’interprète

  • plonge dans les abysses des graves,
  • souffle et pétarade dans les aigus, et
  • travaille les intervalles où les sons se dérobent, s’étoffent, se floutent, se transforment, s’évadent

    • (glissendi aller-retour,
    • claquements de pédale visant parfois à faire résonner les cordes,
    • clusters pédalisés sur des temps « extrêmement longs », etc.).

En chemin, elle pose une question qui va au-delà de la technique : celle de l’événement en musique. D’ordinaire, la composition d’une composition (ha, ha) associe

  • un flux
    • (mélodique,
    • rythmique et
    • harmonique),
  • des silences ou, a minima, des respirations, et
  • des événements permettant l’évolution du propos
    • (modulation tonale,
    • changement de mode,
    • break…).

Ici, tout se passe comme si, en interrogeant la manière de jouer, Alain Louvier et sa porte-voix interrogeaient aussi notre manière d’écouter. En effet, écouter une des Études pour agresseurs, c’est ne jamais savoir ce qui va se passer, ni en matière de logique musicale, ni en matière de technique de jeu. En d’autres termes, c’est réapprendre le goût de la musique qui n’est pas seulement la dégustation de friandises mille fois savourées par le passé, mais la découverte d’un art d’arranger le son pour nous émouvoir.

  • Esquisser d’autres possibles,
  • fracturer un instant le mur du convenu que nous reboucherons bientôt pour nous rassurer,
  • ouvrir l’horizon presque malgré nous,

cela contribue aussi à

  • nous ouvrir,
  • nous réapproprier la musique, qu’elle soit Radioclassicisante ou ircamique), et
  • réenchanter quelque peu cette musique que nous finissons, nous mélomanes revendiqués, sans nous en rendre compte, par trouver banal, normal, habituel.

Dès lors, le mix’n’match du coffret Sylvie Carbonel, s’il rend de facto hommage au large répertoire de l’artiste (qui est autant une performance qu’une volonté, même si l’on imagine que certaines explorations ont été dictées par les obligations estudiantines au temps du Conservatoire, lesquelles ne doivent pas toutes être mauvaises puisqu’elles peuvent parfois révéler des champs que les programmateurs ne donneront jamais l’occasion de labourer), a aussi cette puissante faculté de nous remettre en question non pas en plus de nous séduire mais parce qu’il nous séduit. Heureusement, il reste un dernier disque pour prolonger notre enthousiasme !


Pour acheter le coffret (env. 35 €), c’est par exemple çà.
Pour écouter le disque en intégrale et gratuitement, c’est par exemple .

Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky

Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
Le Cahier de musique de Jacques Desbrière

Franz Liszt – Totentanz
Franz Liszt – Sonate en si mineur
Franz Liszt – Deux harmonies poétiques et religieuses

De Bach à Granados – Un récital imaginaire

Ludwig van Beethoven – La Waldstein et plus
Carl Maria von Weber – Sonate pour flûte et piano

Wolfgang Amadeus Mozart – Troisième trio K.502 et plus
Frédéric Chopin – Trio en sol mineur

Johannes Brahms – Trio en Si
Robert Schumann – Humoreske op. 20

Johannes Brahms – Trio op. 114
Arnold Schönberg – Drei Klavierstücke op. 11

Charles-Valentin Alkan – Deux Motifs et +
Bizet et Debussy
Olivier Messiaen


À suivre !