L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 21/24
Onzième des Vingt regards sur l’enfant Jésus, la « Première communion de la Vierge » d’Olivier Messiaen considère que, « après l’annonciation, Marie adore Jésus en elle » en ces termes :
Mon Dieu, mon fils, mon Magnificat ! Mon amour sans bruit de paroles…
Les indications ne manquent pas pour accompagner le « thème de Dieu » : « Très lent » (mais avec des quadruples croches par paquets de douze), « intérieur » et « tendre ». Sylvie Carbonel y ajoute une once de délicatesse qui voisine avec l’imprévisibilité abondante de l’oiseau pimpant la récurrence du « thème de Dieu ».
- Gravité profonde,
- méticulosité nuancée et
- grâce déliée des traits ascendants comme descendants
précèdent la percussivité du magnificat.
- Tonicité variée des attaques,
- souplesse maîtrisée du tempo,
- capacité à prendre son temps sans déliter le propos et
- art de rendre presque tangible le mystère
quand bat « le cœur de l’enfant » et que le discours se suspend jusqu’au retour du thème liminaire tintent délicieusement à nos esgourdes.
Dans le troisième volume du Catalogue d’oiseaux se tapit « la chouette hulotte » aka strix aluco par les connaisseurs et les prétentieux. Son cri est
tantôt lugubre et douloureux, tantôt vague et inquiétant (…), tantôt vociféré dans l’épouvante comme un cri d’enfant assassiné.
Le choix de cette pièce est donc cohérent, même si la « Première communion » a été enregistrée en 1980 et les oiseaux en 1979 : si l’oiseau chantait dans le cœur de la Vierge, l’enfant assassiné qu’est le Christ chante dans le cri de la chouette. Pour nous rendre sensible cette circularité où l’oiseau, animal terrestre, symbolise schématiquement la tentation de l’homme de s’élever vers Dieu (tentation censée nous grandir mais pas nous empêcher de toujours nous poser sur notre branche…), Olivier Messiaen installe la nuit – une nuit
- fracassante,
- distordue,
- menaçante comme une gargouille.
Le son de casserole que rend le piano contribue curieusement à installer l’atmosphère pesante
- des ténèbres frappant en empoisonnant la forêt,
- de cris déchiquetant le silence,
- de ces moments étranges où l’on ne sait plus si l’on préfère le fracas flippant à l’absence terrifiante de bruits.
Comme l’aurait analysé Ricet Barrier, « ben c’est vachement pas gai ! » Les rapaces s’en mêlent – officiellement un hibou moyen-duc, une chouette chevêche et la fameuse chouette hulotte.
- À-coups du tempo,
- multiples formes de percussion,
- pédale incitant l’imaginaire à se repaître de longues et lugubres harmoniques
secouent une partition
- énergique,
- grondante et
- déchiquetée à souhait
où les jappements retentissants des oiseaux ajoutent à l’étrangeté « vague et terrifiante » que la virtuosité rythmique et digitale de Sylvie Carbonel rend néanmoins fort sapide. Tant mieux car, avec « l’alouette Lulu », qui succède à la chouette dans le Catalogue, on reste ensuqué dans la lenteur de la nuit. Cependant, cette fois, c’est le calme qui domine, avec un oiseau qui, « invisible, se rapproche, s’éloigne » et chante « deux en deux » des « descentes chromatiques et liquides ». Alentour, des arbres, des champs, du noir, la minuit. La pianiste
- travaille les accords nocturnes en insistant sur les octaves, comme pour mieux engoncer l’auditeur dans l’obscurité où il percevra mieux les cris de l’alouette,
- n’hésite pas à associer les charmes de la pédalisation floutante exigée par le compositeur et, quand la partition semble enfin sortir de sa léthargie, les contrastes ménagés par la partition
- (pulsation,
- attaque,
- intensité…) ;
- forge ses propres sonorités à partir
- des notes écrites et indubitables,
- des indications parfois satiesques (« comme un clavecin mêlé de gong ») invitant à une forme d’onirisme et
- des effets qu’elle obtient de son instrument, nonobstant le timbre disgracieux dont fait montre la bête soumise à ses volontés.
Un double dialogue se noue :
- un dialogue cosmique entre les motifs de la nuit et les interventions des oiseaux, et
- un dialogue ornithologique entre alouette et rossignol.
Cette démultiplication des échanges peut nourrir l’intérêt à une condition : que l’auditeur se déprenne de toute perspective narrative. Ici, les chants d’oiseaux viennent du silence et y retournent. Il n’y a pas d’histoire ou, plutôt, l’histoire racontée est qu’il n’y a pas d’histoire, tout juste de l’éphémère que la musique aspire à rendre persistant, pérenne voire transcendant. La pièce adopte donc une forme en arche qui laisse imaginer la cyclicité de la vie. Nous le savons bien que nous nous dépatouillions souvent pour l’oublier, nous
- naissons,
- nous ébattons,
- disparaissons.
Les chants d’oiseaux,
- attendus mais aléatoires,
- beaux mais difficilement déchiffrables,
- transposables au piano mais jamais vraisemblables,
méditent à leur manière terrestre et aérienne ce que médite la religion quand elle imagine que mettre au monde le Christ, c’est communier. Avec
- solennité,
- cahots et
- vitalité,
Sylvie Carbonel laisse poindre ici une compréhension
- intime,
- investie et
- personnelle
de ces pièces. Cet engagement
- intellectuel,
- artistique et
- sensible
touche en dépit de la rugosité des partitions mises sur le pupitre !
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Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
Le Cahier de musique de Jacques Desbrière
Franz Liszt – Totentanz
Franz Liszt – Sonate en si mineur
Franz Liszt – Deux harmonies poétiques et religieuses
De Bach à Granados – Un récital imaginaire
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Johannes Brahms – Trio op. 114
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Bizet et Debussy
À suivre !