L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 19/24
Second récital imaginaire proposé par le coffret Sylvie Carbonel que vient de mettre en vente Skarbo, enregistré en 1963 et 1980, le programme de musique française – cité en gros dans l’image supra – met plus qu’en appétit. En effet,
- cacher le composite sous l’unité peut donner un guide d’écoute, fût-il techniquement artificiel ;
- associer une série de quinze pièces pour la plupart peu connues offre une variété d’écoute stimulante ; et
- donner l’occasion, selon une astuce bien connue des programmateurs les plus audacieux, de découvrir des compositeurs moins joués que la superstar Debussy tout en rassurant l’auditeur avec des repères qu’il a, contribue à inciter à une écoute gourmande, confortable et sapide.
Ajoutons que parcourir dix-sept ans d’enregistrement devrait nous aider à appréhender non pas l’évolution d’un style (les compositeurs sont présentés par date de naissance, à l’exception de Messiaen, placé avant Georges Hugon alors qu’il est né quatre ans plus tard, les dates d’enregistrement s’en trouvant mélangées) mais différentes facettes d’une même interprète. Et l’affaire commence par de plaisantes miniatures tirées des 48 motifs ou esquisses op. 63 de Charles-Valentin Alkan, compositeur qui nous intéressera dans la présente notule. Le recueil associe
- le fonctionnel (l’essentiel des pièces vise à faire progresser le bon pianiste amateur, légion à l’époque, sur diverses techniques),
- le salonnard, sans « p », car les titres des morceaux sont tous évocateurs d’une plaisante musique programmatique, de la « Petite marche villageoise » à la « Pseudo-naïveté », et
- le ravissant tant Alkan, qu’il compose de grandes œuvres ou de rapides aquarelles, savait y faire, comme qu’on disait jadis et naguère.
Il est joyeux que de grands interprètes réhabilitent, fût-ce fugacement, ces traces d’une époque révolue dont les charmes tintinnabulent pourtant si bien à nos esgourdes encrassées
- de bruit,
- de pompe et
- d’emphase,
comme si le plaisir des mélomanes se devait limiter aux véritables chefffffffs-d’œuvre définitivement épinglés par Ceux Qui Savent À Notre Place. Contre toute évidence se faufile donc « Morituri te salutant » avec ses cinq dièses à la clef pour ce salut des futurs défunts en Si.
- La marche chromatique des triolets,
- la vibration des ultragraves,
- les jeux harmoniques,
- les changements de registre et
- la terrible régularité égrenée par des notes isolées ou lestées d’accords amplifiant la marche
dessinent l’inéluctabilité du destin que, fidèle à la manière esquissée par les huit disques précédents, Sylvie Carbonel rend sans pathos ni effets visant à dramatiser ce qui est déjà bien assez dramatique. « Innocenzia » répond aux cinq dièses par les cinq bémols de la tonalité de Ré bémol. Bien que la pièce soit bardée d’indications (« assez doucement », « amabilmente », « dolce e legato »), elle ne pèse que deux systèmes et se résume à soixante-quinze secondes de musique.
- Le balancement du 6/8,
- les rythmes pointés,
- les appogiatures et
- la délicatesse de l’interprétation
ne manquent pas de charme à la fois suranné et efficace, les deux épithètes se complétant plus que se frictionnant. Que diable ! serait-il pas plus que triste de ne limiter nos écoutes qu’aux plus sombres sonates noires tissant l’obscurité d’Alexandre Scriabine ?
La réponse est dans la question que pose la « Barcarolle » en sol mineur non pas la plus connue, extraite du Troisième recueil de chants op. 65, mais celle incluse dans l’op. 67.
- La précision de l’accompagnement,
- la clarté de la main droite et
- la qualité de la pédalisation auréolante mais non flouteuse (je tente)
rendent justice de l’inventivité de cette petite pièce
- (chromatismes,
- passage au mode majeur,
- savoureuses étrangetés harmoniques,
- effets dramatiques…)
et nourrissent l’intérêt jusqu’à l’inattendue tierce picarde conclusive. Et puis, voilà, vient le moment où, se gobergeât-on de délicatesse, de finesse et d’élégance, l’on n’y peut mais : l’on attend quand même de la pianiste qu’elle dégaine un truc un peu spectaculaire qui nous rappelle pourquoi, en dépit des apparences, elle n’est pas tout à fait humaine. Extrait des Douze études sur tous les tons mineurs op. 39, le Scherzo diabolico en sol mineur est là pour ça. Pas que, sans doute, mais aussi, très probablement. À ce jour, c’est d’ailleurs la vidéo du disque la plus regardée sur YouTube. Hasard ou réalité scientifique ?
La pièce est
- brillante,
- mutante,
- chantante autant que percussive et réciproquement.
Au long de ses moins de cinq minutes,
- notes tenues,
- bariolages opposés,
- ruptures haletantes et
- récurrences à suspense
alimentent l’effet wow de la célérité. Cette sensation est d’autant plus vive que l’interprète, apparemment insensible à la difficulté de gigoter les chipolatas, joue de toute sa palette instrumentale.
- Attaques,
- legato,
- tenue de la note ou effacement soudain,
- fondus de motifs ou opposition frontale
font d’une partition électrique un moment musical si sémillant que même les micros de Radio France choisissent d’accepter la saturation quand un triple forte marque le passage en majeur. Tant mieux. Ce côté entre punk et grunge sied à la partition. Il y a
- de la rage,
- du swing,
- de l’inattendu,
- du plaisamment répétitif, bref,
- de la vie et même, ce qui ne va pas de soi,
- de l’espoir manifesté par le retour in extremis du majeur (le mode, pas le doigt),
le tout supérieurement sublimé, derrière l’exercice de style, par le compositeur et sa porte-voix qui le prend amoureusement au sérieux.
Pour acheter le coffret (env. 35 €), c’est par exemple çà.
Pour écouter le disque en intégrale et gratuitement, c’est par exemple là.
Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
Le Cahier de musique de Jacques Desbrière
Franz Liszt – Totentanz
Franz Liszt – Sonate en si mineur
Franz Liszt – Deux harmonies poétiques et religieuses
De Bach à Granados – Un récital imaginaire
Ludwig van Beethoven – La Waldstein et plus
Carl Maria von Weber – Sonate pour flûte et piano
Wolfgang Amadeus Mozart – Troisième trio K.502 et plus
Frédéric Chopin – Trio en sol mineur
Johannes Brahms – Trio en Si
Robert Schumann – Humoreske op. 20
Johannes Brahms – Trio op.114
Arnold Schönberg – Drei Klavierstücke op. 11
À suivre !
Prochaine notule : Bizet + Debussy.