L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 1/24

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C’était un temps déraisonnable : quand un pianiste se mettait à table, il n’était pas toujours obligé de ressasser la même musique – disons de se spécialiser, même si ce verbe est parfois un euphémisme cocasse pour ne pas dire « se limiter ». En témoigne ce florilège des enregistrements de Sylvie Carbonel, où Beethoven côtoie Schönberg, Frédéric Chopin Alain Louvier et Weber Prokofiev. Tantôt reproduction d’albums parus (c’est le cas des deux premiers disques), tantôt compilation d’enregistrements INA, les dix galettes proposées fixent une image peinte de 1964 à 1997 et présente en guise d’apéritif l’œuvre complet pour piano de Modeste Moussorgsky, soit dix-sept pièces diverses suivies des Tableaux d’une expositionle disque à l’unité est disponible pour une quinzaine d’euros.
Après une introduction en Si bémol 7, la Polka porte-enseigne en Mi bémol sautille comme il se doit. La pianiste y déploie, outre l’habileté digitale et la tonicité des réflexes requise, des qualités que la prise de son résolument mate de Xavier Escabasse refuse d’embellir :

  • clarté du propos,
  • sens du rythme qui danse et, surtout,
  • association entre des accents qui n’ont pas peur – euphémisme – de fracasser le clavier et légèreté des doigts, qu’ils fassent scintiller la mélodie ou qu’ils glissent leurs babillements entre lead et accompagnement.

 

 

Suivent trois Souvenirs d’enfance. « Nania et moi » gambade en dépoyant

  • souplesse du tempo,
  • variété de toucher et
  • finesse de la pédalisation.

« Première punition » court comme il sied pour échapper à l’inéluctable, ce qui n’est rien d’autre qu’une définition de la vie – mais, ici, en plus dynamique. Le troisième souvenir, une composition posthume en si mineur, s’offre un Lento cantabile en guise de prélude, où la gravité de longues tenues laisse miroiter l’enfance dans les accords descendant des registres aigus vers le médium. Un Allegretto quasi andante poursuit cette répartition entre un registre très aigu et une basse obstinée.

  • La variabilité du tempo,
  • les mutations de registre,
  • la modulation en Sol puis en mi mineur,
  • la simplicité revendiquée d’une écriture osant les bousculades d’accords triple forte mais respectant la tradition ABminiA avec la tierce picarde qui va bien

offrent à cette pièce une aura de mystère un rien bancal qui pourrait bien constituer la majeure partie de son charme. Les dièses sont lâchés avec l’Impromptu passionné en Fa dièse qui s’immisce dans nos esgourdes sur un andantino amoroso pianissimo que Sylvie Carbonel prend sans traîner, ce qui bénéficie

  • au balancement,
  • aux effets d’écho et
  • aux surprises harmoniques semées dans la partition jusqu’à la lente coda.

 

 

Que la passion invoquée par le titre soit plus intérieure que grandiloquente, cela ne la rend pas moins poignante, au contraire. Le Scherzo en ut dièse mineur (et non en si mineur, comme indiqué sur la vidéo) se présente, lui, avec un allegro assai e staccato plus extraverti – l’on en profite pour apprécier le soin apporté à l’agencement des miniatures.

  • Rusticité des sforzendi,
  • différenciation des voix dans les accords enchaînés,
  • légèreté dans les triolets et
  • bonne idée de ne pas faire la seconde reprise

séduisent. Le trio en La puis en Fa puis re-en La, bien sûr, est joué avec délicatesse mais non mignardise :

  • les accents,
  • les contre-temps groovy,
  • les martellements sonores et non bruyants

ramènent dans les bras de la partie initiale avec un brio plus joyeux qu’extraverti.

 

 

On retombe en jeune âge avec « Une plaisanterie d’enfant » avec

  • les aigus topiques,
  • la légèreté des petits doigts qui se courent après,
  • l’énergie sautillante,
  • les foucades accentuées,
  • les mutations thymiques donc modulantes et
  • les précipitations insouciantes donc la virtuosité des deux mains

correspondent allègrement au programme annoncé. « Au village » se revendique comme « quasi fantasia ». Une monodie larghetto en si mineur, qu’orne peu à peu son accompagnement, ouvre le bal. Un grandioso en Si majeur dissimulé lui succède. L’interprète doit y « marquer le chant », stipule le compositeur. Sans doute pour aviver le contraste en ajustant le tempo, Sylvie Cardonel fait fi de l’indication « meno mosso » et pare la partition de la solennité attendue. La plaisanterie pétillante de l’Allegretto scherzoso, qui amorce la conversion au Sol majeur, est elle aussi marquée « non troppo allegro », mais que serait un excès d’allégresse ? La pianiste ne risque pas de se poser la question. Elle préfère piquer ses croches staccato à fond les ballons. Mieux, toute à l’ivresse de sa bonne farce, elle trouve le moyen d’accélérer avant le ralentissement qui annonce le passage « a tempo non agitato (alla zingara) »… et à un point de montage un peu raté, admettons-le (1’25). On découvre alors le versan gitan de la mélodie, avec

  • sa modalité particulière,
  • sa liberté rythmique et
  • sa mélancolie finale conduisant au retour du premier tempo jusqu’à l’accélération finale.

Les doigts de l’interprète s’envolent dans la cavalcade qui s’achève sur un trille et un ploum (pardon pour ce terme de musicologie appliquée, un rien jargonnant, je le confesse) guillerets. Merci pour la visite, et à tantôt pour la suite de la promenade !


Pour écouter l’intégralité de ce disque sans plus attendre, c’est .