Katharina Ruckgaber, “Love and let die” (Solo Musica) – 2/3
On va pas s’mentir : on progresse. On a commencé en baignant dans l’amour ; l’objectif de ce disque semble être de basculer dans la pulsion de mort ; il est donc temps d’avancer vers une ambiance plus death metal, espère-t-on.
« Vorwuf”, qui ouvre la troisième partie, est une bonne occasion. Le « reproche » de Herman Hesse, mis en musique par Othmar Schoeck, est la complainte d’une nana qui trouve que son mec a bien rigolé pendant la soirée, mais qu’il ne lui a pas adressé la phrase – tendre, sans doute – que madame attendait. Le reproche est feulé, sur un superbe accompagnement de piano qui traduit le non-dit et la colère masqués dans un premier temps par la joliesse de la voix de la soprano. Encore un lied magnifique, jusque dans sa résolution à suspense, mis en valeur par une track-list décidément palpitante.
On franchit un step dans la colère avec « Als Luise die Briefe ihres ungetreuen Liebhabers verbrannte » (« Quand Louise brûla les lettres d’un amant infidèle »), sur un poème de Gabriele von Baumberg musiqué alors que Wolfgang Amadeus Mozart venait de commencer son Don Giovanni – Eros et Thanatos, comme vous vous aimez de haine ! La narratrice module cependant cette flamme. Elle brûle les serments dont elle subodore qu’ils ne lui étaient point destinés, tout en espérant que l’amour de son auteur brûlera toujours en elle. C’est un concept mais j’imagine que, si les filles étaient simples, elles perdraient beaucoup de leurs attraits. Avec un accompagnateur jouissant de tous les atouts d’un piano moderne (et d’une technique superlative), Katharina Ruckgaber joue avec art ce mélange
- de déception,
- de colère et
- d’amûûûr éperdu qui persiste malgré tout.
La « mélodie à refrain » schubertienne, publiée l’année de sa mort, « Die Manner sind méchant » (« Les hommes sont méchants ») est enchaînée sans pause. Le texte de Johann Gabriel Seidl narre la contrition de la narratrice ayant surpris au crépuscule son galant batifolant verbalement, labialement et manuellement avec une autre qu’elle. En la mineur et dans le balancement du 6/8, le lied exprime lui aussi un mélange sainement délétère
- de repentance convenue,
- de vexation profonde et
- de fascination pour la liberté qui, en dépit du texte, laisse entendre que l’on y reprendra la fraîche damoiselle – tant mieux.
En se repaissant des remords de la narratrice, l’auditeur en profite pour saluer
- la souplesse de la voix,
- la précision du texte jusqu’aux dernières consonnes, et
- la perfection de l’accompagnement.
« Wer rief dich denn?”, texte italien traduit en allemand par Paul Heyse, renvoie le joli cœur auprès de la dulcinée qu’il préfère plutôt que de lui laisser lutiner la narratrice faute de mieux. La musique de Hugo Wolf a beau être mesurée, par
- son tonus,
- ses sautes,
- ses accélérations (mesures à 2/4 glissées entre des mesures à 4/4) et
- sa concision sans appel,
elle souligne la liberté dédaigneuse donc colère de la narratrice.
La même voix porte la douleur d’un homme traduite par Paul Heyse dans « Am Sonntag Morgen”. En vrai mec, le type à qui l’on rapporte que sa nana fricote avec autrui se bidonne en public puis, une fois seul, chougne à la mort. Ce maudit dimanche matin, sautille pourtant gentiment en Sol jusqu’à ce que la révélation de la trahison fasse tout capoter :
- une fois la porte refermée, la voix s’embrase de douleur ;
- un 3/4 se glisse dans les mesures à deux temps ; et
- l’affaire, bien embarquée en majeur, se clôt en mi mineur.
La désespérance et la rage ne sont pas qu’affaire de verbe et de tripes : elles impactent la musique et se nourrissent de ses vibrations. « Vergiftet sind meine Lieder”, le second lied de Franz Liszt proposé dans ce récital, sur un texte de Heinrich Heine, le démontre, qui prend sa source dans une colère de mâle, de celui qui porte en son sein moult serpents et sa prime bien-aimée. Katharina Ruckgaber porte avec force donc justesse cette colère
- ambiguë,
- trouble et
- nourrie par un piano complice.
La quatrième partie s’ouvre sur une ambiance cabaret avec « Mach’s Dir bequem Lotte » où le narrateur de Georg Kreisler, issu d’une faille de tueurs, invite Lotte, par le truchement d’une soprano, à se mettre à l’aise puisque, de toute façon, elle est entrée dans une demeure (en un mot) insonorisée.
- L’expressivité fine de la cantatrice,
- l’adaptabilité du jeu de Jan Philip Schulze,
- la capacité des artistes à passer d’un style à l’autre
sont plus que délectables : frissonnantes, éblouissantes, sublimes tant, malgré la barrière de la langue, tout sonne juste, approfondi et musical. L’heure est au macabre, et ce ne sera certes pas contredit par « Am Ufer » (« Sur le rivage ») de Richard Dehmel, ici mis en musique par Anton Webern après avoir eu les honneurs, entre autres, de M. Strauss en personne, qui semble décrire l’échouement d’un cadavre ensanglanté dont l’âme « boit la lumière éternelle » d’une étoile. Bah, Katharina Ruckgaber nous avait prévenus : ça commence mignon mais le but du voyage, c’est la mort, le meurtre, la fascinante pulsion de destruction. D’où une pièce à la fois
- clapotante,
- incertaine et
- plus doucereuse qu’horrifiante.
La demi-teinte sied fort au macabre – le timbre de mezzo adoptée par la chanteuse en fait la preuve avec astuce. Profitons-en pour rester au fond de l’eau avec la « Ballade von ertrunkenen Mädchen » (de la jeune fille noyée) de Bertold Brecht et Kurt Weill, récit de la décomposition d’un corps blafard « que même Dieu oubliait », transformant la jeune fille en « charogne dans la rivière au milieu des charognes ». Les deux musiciens se font conteurs bruts et brutaux. La soprano hésite avec gourmandise entre parlando et goualante. C’est supérieurement pensé, joué et exécuté. Vivent la mort et l’égalité !
À suivre !
Pour écouter gratuitement l’intégralité du disque, c’est ici.
Pour acheter le disque, il paraît que c’est autorisé, c’est par exemple là pour environ 10 €.