Kanae Endo, Musée Jacquemart-André, 4 février 2023
« Tout, tout, tout est relatif, comme disait Einstein qui était relativement pas con », chantait Wally. Frotté au récital incroyable d’Ali Hirèche, voilà le sentiment qu’inspire, à reculons, le concert techniquement remarquable et émotionnellement plutôt terne de Kanae Endo, venue pallier la défection sur blessure de notre cher Pierre Réach.
Elle entame son show, intégralement joué avec partitions digitales, par la Petite suite d’Alexander Borodine en sept mouvements. Ce choix audacieux et original s’ouvre sur « Au couvent », occasion pour l’artiste de prendre la mesure du son en travaillant aigus et graves avec un souci subtilement oxymorique de friction entre équilibre et contraste. Le concert commence avec une pièce qui n’a rien de clinquant, comme un clin de zeuye au topos réduisant le récital de piano à un projet acrobatique où des interprètes circassiens exécutent des numéros foufous pour ébouriffer moins les esgourdes que les chevelures des spectateurs.
L’Intermezzo, tube borodinien, laisse entrevoir le meilleur de l’interprète, que rien ne démentira par la suite :
- clarté des voix,
- liberté des rubato, et
- caractérisation des nuances dans un spectre très concentré et hostile au fracas.
Les deux mazurkas creusent ce travail entre liberté apparente et légèreté permise par une maîtrise admirable du clavier… d’autant que la technique de la pianiste se concentre non sur le show-off mais sur l’art de doser le poids des marteaux. La Rêverie ajoute à ce savoir-faire le travail sur la pédale de sustain, susceptible d’installer une atmosphère suspensive sans pour autant la noyer dans un flou consternant. La quasi barcarolle qu’est la Sérénade, via son rêve d’amour, associe ornementations et fausses irrégularités pour donner de l’allant à la mélodie bien borodinienne. Pendant le nocturne, c’est le drame : notre voisine japonaise, entrée avec sa flûte de champagne, se rend compte que le récipient est vide et revide. Peut-être par contamination, de notre côté, nous restons sceptique devant la proposition de Kanae Endo : l’intégralité de la Petite suite avait-elle vraiment sa place en concert ? Musique de l’introspection (le titre original était « Petit poème d’amour d’une jeune fille »), l’ensemble gagne sans doute à être écouté dans l’intimité ou à être injecté à petite dose dans un récital plus grandiose, comme l’a proposé au disque Jasmina Kulaglich dans son spectaculaire album Dumka (Calliope, 2021). Tel quel, en dépit d’une exécution attentive, il finit par sonner un brin hors de propos, littéralement obscène.
La deuxième partie – brève – du récital enchaîne deux gros morceaux « de musique française », telle que la caractérise l’artiste qui, avec une prudence et une frilosité coupables, s’est gardée de parler « musique russe » pour le premier opus. Le prélude « Ondine » de Claude Debussy ne cèle rien de l’essentiel :
- la difficulté de saisir ladite ondine,
- le plaisir du clapotis,
- l’attraction de la surprise,
- la gourmandise de l’incertitude tonale qui n’est pas sans lien avec l’insaisissabilité de la demoiselle, et
- l’ambivalence de la rhapsodie propre au prélude, associant
- jaillissement et fil conducteur,
- construction d’ensemble et éloge du fragment,
- création d’atmosphère et sens du détail.
Dans « La Vallée des cloches » extrait des Miroirs ravéliens, Kanae Endo déploie derechef sa sûreté digitale, son art de travailler spécifiquement les motifs, sa capacité à laisser résonner la suspension mystérieuse du discours et, donc, son métier assez solide pour faire entendre les richesses harmoniques de la pièce. Cependant, la concaténation des pièces nous laisse perplexe. Tout est bien fait, mais quelle est la direction choisie ? Que nous raconte ce concert ? Comment comprendre ces sauts à hue et à dia ?
La troisième partie du récital, bricolée en urgence, se concentre sur des valses et la tarentelle op. 43 de Frédéric Chopin. Une fois de plus, Kanae Endo semble éteindre toute critique.
- La précision et la netteté de la mélodie n’empêchent point la pulsation de prendre toute sa part.
- Les doigts sont déliés, les ornements sonnent juste.
- Le balancement ternaire est soigné sans être impersonnel et sans jamais sombrer dans la dramatisation façon romantique expressionniste.
- La main gauche sait être légère tout en refusant de s’effacer.
- La virtuosité, quand elle apparaît, malgré la modestie de l’interprète sonne
- moins technique que tonique,
- moins spectaculaire que judicieuse,
- moins sage que juste in fine.
Dans cette vision de Chopin, il y a
- de l’élégance,
- de la finesse, et, sans que l’on sache si c’est précieux dans ce répertoire,
- du savoir-vivre.
Partant, l’on devra éviter d’y chercher de la vie, de l’émotion, de la vibration. Même notre voisine nippone y renonce, qui continue de boire et reboire sa flûte vide. Nous, nous aurions aimé ne pas l’éviter. Nous aurions aimé léviter, sidérés par une maîtrise à toute épreuve, OK, mais envolés au sens goldmannien du terme par une vitalité, une énergie, une fougue, un emportement, même une fragilité qui nous aurait touchée. Les trois bis, généreux mais cadrés par la tablette, donnent cette même impression
- d’une technicienne adamantine,
- d’une musicienne experte,
- d’une artiste consommée, mais
- d’une interprète si empreinte
- de retenue,
- de justesse,
- de précision,
que le mélomane venu écouter une histoire et entendre battre un cœur se retrouve fort dépourvu quand la bise de la fin du concert est venue. Wally et Albert avaient raison : tout est relatif.