Juliette, Salle Pleyel, 3 avril 2019
Tout commence triplement mal. Premièrement, de pénibles cris d’oiseaux en guise de bande-son d’attente ; deuxièmement, un usage très généreux de machines à fumée a envahi la salle – si c’est volontaire, moi pas comprendre ; troisièmement, en première partie, un médiocre orchestre de tango, où tel bandonéiste talentueux côtoie une violoniste joyeusement souriante en la personne d’Anne Lepape, une pianiste sans saveur et ouné sorte de Jean Dujardin surjouant le chanteur de tango argentin à s’en faire péter les zygomatiques.
C’est inutile, surcoté et non sans prétention (le remix des Hébrides mendelssohniens à la sauce maté laisse pour le moins perplexe), même si cela permet à Juliette de se faire zizir en chantant « Volver » puis « un tango c’est moi qui l’ai écrit », sur ce moment du premier rendez-vous « où l’on ne dit rien encore, il convient d’hésiter », l’affaire débouchant sur l’enflammée définition du tango comme cette musique « à l’unisson du frisson de la braise ». Disons que nous avons peu frissonné, même si cette pièce rapportée nous a mis sur des charbons ardents.
Ça commençait mal, donc, mais ça continue mieux quand le spectacle commence pour de bon. Juliette s’étonne de voir du public : elle est chez elle et espère passer une soirée pinard – ou peinard avec ses potes zicoss. Première chanson en douceur devant le fameux « piano noir ». L’arrivée des musiciens – qui, eux, ne voient pas le public mais un papier peint supermoche, merci – offre l’occasion à l’artiste de revendiquer ses lunettes (« À carreaux ») presque autant que Nana Mouskouri, puis de souligner qu’elle aime pô la chanson, sauf l’argent que ça lui rapporte en masse, ha-ha. En fait, elle ne l’aime pas d’une force qui la contraint à chanter en turc, ce que même Coluche ne faisait que sous la torture.
Ce détour, qui le vaut bien, ouvre un parcours passant par une chanson polyglotte (« je chante la langue que l’on parle dans les ports maritimes, gros cochons ») et s’achevant sur une chanson récurrente des concerts juliettiques, « Ce que j’oublierai », sur les migrants – en évitant toutefois la lourdeur d’une explicitation bonne-consciente. On apprécie ainsi tout ce qui rend indispensable ce poids lourd de la chanson française : la fantaisie, l’élégance de l’exécution même quand elle s’emberlificote un p’tit brin, la musicalité que soulignent les instrumentistes poly-activistes, et la richesse d’un répertoire multiple quoique ancré en priorité sur l’album le plus récent. Ceux qui le connaissent auront donc peu de surprise à entendre « Midi à ma porte », une des bonnes idées du dernier disque bien que la chanson ne soit pas la plus aboutie.
La mise en musique multiforme des textes est précieuse car, par bonheur, de même qu’elle n’aime pas la chanson, Juliette ne sait pas jouer du piano. En donne-t-elle l’impression ? Fad(i)aises ! « C’est juste que j’ai de la chance. Voilà pourquoi j’aime tant la musique française. Ravel, Debussy… La musique française se prête trrrès bien à mon hasard personnel. » Les obscènes « Bijoux de famille » rappellent le penchant de Juliette pour la grivoiserie, et résonne d’autant mieux que la chanson est balancée, bim, juste avant « Les corons » version intime, les zicoss étant alors expulsés pour aller chercher de quoi manger. Le moment d’émotion à peine terminé, l’atmosphère rebascule avec le retour du quatuor d’accompagnateurs. Les gars ont bien apporté le boirer, mais y aura pas de manger sauf si quelqu’un réussit, enfin, à tartiner de la bière.
S’ensuit un gag trop long – comme le sont beaucoup d’interchansons lors de ce récital – autour du concerto de Mozart dit « de Macha Béranger ». En rebondissant, jboïng-jboïng, sur feue l’émission d’écoute dans la nuit propulsée très tranquillement sur France Inter, la chanteuse enquille avec « Météo marine », issue du dernier album comme « Procrastination » (qui vient du latin procrastinatio, qui veut dire procrastination, alors que krocrastination désignerait le fait de laisser une bière au lendemain, mais c’est très rare chez les gens un tantinet civilisés). Après quelques bafouilles vite maîtrisées (« je suis troublée, mais je vais me détroubler », annonce la vedette) et une trop longue digression sur la glande, entre procrastination et endocrinologie, « Le petit vélo rouillé » remet le spectacle sur les bons rails.
Reste à enfoncer le clou. Avec vigueur. Car Juliette est une chanteuse engagée. Elle est féministe. Ou, plus exactement, elle est FÉMINISTE au point de porter moustache comme toute « éternelle pas féminine » qui se pousse du poil. Féministe, oui, au point aussi d’ouvrir la première série de bis par « C’est ça, l’ru(g)by ». L’heure avançant, il est temps de penser aux remerciements surtout sans oublier Claude Berry, ce à quoi s’astreint Juliette Binocle en recevant son prix conçu pour elle et, peut-être, par elle, ce qui lui permet, c’est malin, d’en être l’heureux récipient d’air – Dieu que c’est drôle, depuis la blague sur le « poids lourd », pas lu pire mais bref.
Une excellente idée de mise en spectacle se glisse alors : reprendre le concert à son commencement, avec l’intégralité du sketch liminaire avant de basculer dans un projet qui pourra intriguer les non-abstinents – il en reste, ouf – qui nous lisent peut-être. En effet, il s’agirait de penser la kroprastination, cette fois, comme l’effet retard de l’alcool : on picolerait comme un trou le soir, et l’on ne serait bourré que le lendemain. Si, là encore, le rythme aurait gagné à voir l’interchanson allégée, l’on se réjouit que « Le festin de Juliette » conclue cette série de bis, proposant de la sorte une profondeur de champ et d’inspiration qui dépasse largement celle du dernier disque. Le pasodoble « Francisco Alegre », salle allumée, couronne la prestation.
En conclusion, une prestation solide et généreuse, mais qui aurait à l’évidence pu être allégée de tunnels un brin fastidieux dans les sketchs, hachant le rythme et hypertrophiant parfois la bonne idée qui l’animait à la base. Reste un concert sérieux, maîtrisé et digne. N’y retrouve-t-on pas l’étincelle de folie qui animait l’époque des « lapins, lapins », évoquée autour des nouveaux bijoux et babioles ? L’on serait fort fat, eh oui, de bouder le plaisir que tant de chansons intelligentes, de science musicale et d’envie de s’amuser nous procure. Comme quoi, parfois, même quand tout commence triplement mal, tout peut finir avec le smile. (Mais juste parfois, hein, faut pas s’illusionner non plus, les gars.)