Julie Manet, musée Marmottan, 17 mars 2022 : épisode 2, “la part animale”

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Pierre-Auguste Renoir, « Julie Manet » ou « L’Enfant au chat » (1887), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Pour rendre compte de notre visite à l’exposition fomentée par le musée Marmottan autour de Julie Manet, nous avons choisi trois axes :

  • un sujet,
  • un symbole,
  • une forme.

2.
La part animale

Le premier axe s’est arrêté sur la place de l’enfance dans la galaxie liée à la double fille de – on le peut retrouver ici. Il nous a permis de penser le lien consubstantiel qui unit le genre pictural et l’enfance à la fin du dix-neuvième siècle. En effet, nous avons constaté que l’enfant était plus que l’enfant, dans la mesure où sa présence signifiait, en quelque sorte, l’enfantement d’un nouveau saisissement artistique du monde. Avant de nous intéresser à l’éventail de types d’œuvres exposées lors de l’événement, glissons de l’enfance à la part animale représentée dans les peintures rassemblées pour l’occasion, et constatons qu’elle investit trois pistes principales, l’animal pouvant être

  • un élément paysager,
  • une caractéristique sociale et
  • une allégorie du vivant.

a – Un élément paysager

Avant de ressortir du vivant, l’animal relève du topos. Dans un tableau impressionniste et pas uniquement, il participe de l’effet de réel. Ainsi, un paysage de lac humanisé sans présence de cygne ou de canard pêcherait sinon par abstraction, du moins par simplification excessive. En effet, loin d’être éphémère, le passage du volatile est constitutif de la scène de genre. Il fait partie intégrante d’une convention.
Or, subvertir une convention, par exemple grâce à une manière alternative de peindre, suppose de convoquer cette convention. Dans l’univers haut-bourgeois de Julie Manet, l’impressionnisme n’est jamais une révolution : c’est une subversion souple, une délicate transformation, une proposition apparemment plus insidieuse que radicale.

 

Berthe Morisot, « Au bord du lac » (1883), aperçu. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le tableau reproduit en partie supra le souligne. Conventionnel, disons même : convenu, le cygne est davantage caractérisé par sa matière et par le contexte que par sa définition spécifique.
Il est avant tout reconnaissable par le contexte aquatique, chichement représenté par de dynamiques coups de pinceaux à dominante bleue. Il est ensuite caractérisé par l’usage abondant de matière picturale blanche qui lui permet de ressortir sur le fond verdâtre et de gagner en verticalité. Son statisme et sa riche carnation l’imposent comme un accessoire que l’on reconnaît sans pour autant qu’il lui soit accordé une personnalité particulière.
Le doit-on préciser ? Tout animalisme est hors de propos : le cygne est consubstantiel au concept de lac, intégré à lui et donc nécessaire à l’existence picturale de ce type d’objet paysager. Le peintre procède avec un art dénué d’affect

  • à l’objectivation de cet être vivant,
  • à sa fixation dans un cliché et
  • à sa réduction à un objectif fonctionnel.

En quelque sorte, l’animal est un élément indispensable de l’illusion d’optique qui permet au peintre de laisser flotter l’impression de réalité. Cette réalité illusoire n’est rien d’autre que notre capacité à écraser les différences entre un objet précis et les objets approchants qui nous sont coutumiers, alors même que Berthe Morisot moins une réalité qu’une interprétation de la réalité. Aussi l’animal apparaît-il comme l’un des constituants précieux qui associent l’idée de la réalité et sa représentation impressionniste.

 

Édouard Manet, « Portrait de madame Manet ou la femme au chat » (1880), aperçu. Photo : Rozenn Douerin.

 

b – Une caractéristique sociale

De même que le cygne est consubstantiel au lac, le chat ne peut être lié qu’aux êtres inférieurs, tels que sont l’enfant – surtout la fille – et son prolongement guère évolué : la femme. C’est le paradoxe de la période impressionniste où quelques femmes ont, malgré beaucoup en général et tout en particulier, réussi à prouver leur savoir-faire et leur talent, sans se faire une place au soleil le plus vif et sans jamais remettre en cause la hiérarchisation masculiniste de la société… sans doute plus que dans l’espoir de se faire une place au soleil le plus vif que faute d’avoir imaginé qu’un monde moins univoque est possible !
Rien d’intrinsèquement woke ou de néo-féministe a posteriori dans cette remarque – pas trop l’esprit de la maison. Ce nonobstant, la représentation animale dans l’exposition des pièces tournant autour de Julie Manet le démontre : tel qu’il est représenté, et contrairement à ce qu’il a pu signifier jadis, notamment dans sa connotation princière, l’animal domestique est systématiquement associé à la caractérisation sociale d’une personne inférieure. Au mignonissime « Enfant au chat » de Renoir qui ouvrait cet aperçu, alliant un enfant à un doux félin, répond le tableau dont le titre fait sens : « Madame Manet ou la femme au chat ».

 

Édouard Manet, « La Vierge au lapin » (1854), aperçu. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’animal peint n’est pas un outil d’oppression des femmes, alléluia ; en revanche, il est un marqueur qui nourrit l’étrange animalisation des personnes du sexe, qui semblent naturellement liées à ce qui est censé constituer la partie inférieure des êtres vivants. La femme impressionniste est un enfant ou une épouse, ce qui est quasi similaire, a minima une entité assez limitée pour communiquer et trouver contentement avec les animaux – ce qui n’est pas flatteur, euphémisme, quand parler avec des humains, c’est-à-dire avec des types à chapeau et moustache, serait censé être un aboutissement.
Se matérialise ainsi l’idée de la domestication de la femme. L’animal en est un marqueur, symbolique ou non. En apparence, la femme domestique l’animal ; en réalité, l’homme domestique la femme. Ce vase communicant de la domination est illustré par la magnifique copie du Titien par Manet, réalisée au Louvre où l’on sait que les filles de peintre avaient pour mission de trouver époux. Ainsi, par sa diversité et sa résonance, la représentation de l’animal inscrit la puissance sociale de la peinture, par-delà l’artisanat d’exception et les intuitions résolument géniales des grands noms. La révolution impressionniste participe aussi à une reproduction de la soumission sociale des inférieurs – animaux, personnes du sexe ou non-bourgeois, ce qui constitue tout de même l’essentiel de la société, heureusement.

 

Julie Manet, « Nature morte au faisan » (après 1900). Photo : Rozenn Douerin.

 

c- Une allégorie du vivant

L’animal, dans la peinture de l’environnement de Julie Manet, est fortement intégré au système social (a) et à la hiérarchisation qui en découle (b). La peinture a beau être un art, c’est aussi, qui le contestera ? un outil visant à fossiliser la structure de la société. Ce n’est pas un hasard si les soi-disant plus gros collectionneurs – disons : spéculateurs – d’art en France sont, disons, les plus gros spéculateurs tout court. Aussi l’animal ne saurait-il être un motif neutre dans le monde merveilleux de l’humain, fût-il transcendantal. Il n’est rien de plus, donc rien de moins, que la traduction de l’humain.
La « Nature morte au faisan » de Julie Manet intègre la mort dans l’habitat humain. Le chien qui la sollicite au bois est celui qui lui a été offert pour contrebalancer la mort d’un être cher. Comme le piano et la musique, l’animal synthétise les deux pans de la vie, l’infans en tant que non-parole réputée et la mort. Dans l’admirable technique déployée par Julie et son entourage, il y a cette espérance de fixer le fugace et, pour les mâles, de figer éternellement une manière de domination que nul ne conteste, quel que soit son sexe. De la sorte, la peinture impressionniste, singulièrement quand elle fixe un animal, participe d’une volonté de vitrifier la stratification du pouvoir social.

 

Julie Manet, « Jeune fille au chien » (1898), aperçu. Photo : Rozenn Douerin.

 

Néanmoins, la peinture impressionniste devient moins impressionnante que touchante quand elle se risque à l’impromptu. Le tableau supra en témoigne, dont le peintre dit : « Comme Jeanne Michelin [la jeune modèle] ne revient pas, pour emberlificoter les choses, j’y ajoute Laërtes [le lévrier]. » Dans la pose s’inscrit la conscience que l’animal est aussi utilisé à contre-projet. D’ordinaire, le chien est le signe d’une situation maîtrisée – la main de Jeanne l’exprime avec justesse. Toutefois, ici, il est un surgissement d’une presque-liberté. Elle s’appelle « emberlificotage » mais elle est tout sauf anodine. Elle est spontanéité. Elle est mouvement. Elle est contradiction.
Les coups de pinceau ceinturant Jeanne frictionnent sinon jurent contre la fatalité. Jeanne s’en va. Quelles qu’en soient les raisons, la gamine se libère de son rôle prestigieux et soumis de modèle. « Elle ne reviendra pas » stipule le peintre. Et l’artiste le signifie dans cette tension entre

  • le mouvement du chien, docile et dynamique, et
  • celui la fille, fataliste mais sur le départ.

Pour le peintre, c’est l’occasion – consciente ou non – de poser une posture. Compliquer l’évidence picturale, c’est aussi compliquer l’évidence sociale. Insidieusement, Julie Manet interroge sa position dans la hiérarchie Manet. Ce faisant, elle interroge nos propres positions dans nos hiérarchies spécifiques. Quand nous introduisons des laërtes soi-disant pour emberlificoter les choses, ne tentons-nous pas, à notre aune, de remettre en cause des hiérarchisations tenues pour acquises ? Par-delà l’éloge de la richesse et du goût bourgeois, tout à fait coquet, respectable voire sacrément enviable, hélas, cette exposition nous touche par, admettons-le, la virtuosité des artistes présentés et par ce que, sous son couvert d’auto-congratulation, cette virtuosité a d’introspectif donc de corrosif. A priori, c’est aussi ce que le troisième volet de notre promenade dans ses allées racontera…