Julie Manet, musée Marmottan, 17 mars 2022 : épisode 1, « l’art de l’enfance »

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Berthe Morisot, « Julie rêveuse » (1894). Photo : Rozenn Douerin.

 

C’est l’histoire d’une double fille de. Julie est la fille d’Eugène Manet et de Berthe Morisot. L’exposition qui lui est consacrée au musée Marmottan ne pouvait donc être qu’une exposition multiple, tenant plus du pêle-mêle que du dévoilement d’une artiste. Ce côté foutraque, pas forcément bien géré (la transition entre les deux niveaux de l’exposition et la cohérence globale de la visite ne sont pas du tout convaincantes), fait écho aux multiples facettes de la dame, à la fois modèle, héritière, peintre, femme de peintre et figure du petit milieu des impressionnistes ayant réussi en bande et en famille.
L’enfance de Julie est donc le premier motif exploré par l’exposition. Nous examinerons, à travers un exemple précis, comment son évocation synthétise partiellement mais fermement une certaine idée, une certaine pratique et une singularité certaine de l’impressionnisme. Par la suite, afin d’éviter une évocation chronologique un peu planplan de notre visite dans une galerie d’un intérêt plus que remarquable, nous proposerons deux autres volets qui ouvriront des fenêtres, si si,

  • sur la représentation des animaux et sa portée symbolique, puis
  • sur la confrontation des types d’œuvres – dont certaines ne sont pas des œuvres – ici rassemblées.

1.
L’art de l’enfance

La peinture impressionniste est souvent un miroir que l’on promène le long d’un chemin – le sien.

  • Le bébé devient modèle ;
  • l’enfant devient sujet ; et
  • la famille devient peinture.

Un continuum secret se crée entre la vie et le pinceau, que traduit le va-et-vient

  • de couleurs,
  • de mouvements et
  • d’imprécision érigée en style.

Pour le saisir pleinement, nous nous concentrerons sur un tableau qui nous paraît s’y prêter et que nous reproduisons ci-dessous.

 

Berthe Morisot, « Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival » (1881). Photo : Rozenn Douerin.

 

a – Couleurs

Dans la galaxie Manet, la dominante chromatique n’est souvent qu’une intuition. Comme le bleu de la mer n’est qu’illusion optique, la couleur impressionniste ne naît et n’est presque que grâce aux couleurs qui ne sont pas elle. Elle semble apparaître en se distinguant des autres couleurs.
Du moins est-ce ce que nous laisse croire, dans un premier temps, la richesse de la palette de Berthe Morisot, qui saisit le visiteur quand il passe du projet de voir à celui de regarder. Par exemple, la robe de Julie, sur le tableau ci-dessus, est un peu plus rose que blanche et à peine plus verte ou grise que bleuâtre. La couleur joue sur le contraste et la friction entre les couleurs. Voilà une révélation secouante pour le visiteur qui croirait qu’une couleur n’existe que parce qu’elle est enveloppée de teintes dont elle se distingue. Au contraire, l’impressionnisme alla Morisot tend à prouver qu’une couleur n’existe que parce qu’elle est tressée avec d’autres couleurs. En ce sens, la couleur n’existe ni au singulier, ni au pluriel, mais selon un nouveau mode, esquissé par les impressionnistes mais qui reste à inventer par les grammairiens : le composite.

 

b – Mouvements

Dans de nombreux tableaux impressionnistes, la fixité semble se dérober. On croirait assister à une agitation moléculaire que représenteraient les traits de pinceau. Le continuum entre la vie et l’art, suggéré supra, est aussi un continuum de réalisation, en cela que le mouvement est connecté à l’invention des couleurs multiples, comme si les impressionnistes oubliaient la vitesse de la lumière pour développer un autre concept – la vitesse de la couleur.
Si le trait est mouvement, il est aussi surgissement d’une nouvelle irisation. La friction chromatique se nourrit de la vivacité des coups de pinceau et l’alimente à son tour. Par exemple, la redingote d’Eugène, ci-dessus, est traversée par une énergie furibonde, qui n’exprime ni la lassitude d’un papa ayant autre chose à faire qu’à servir de modèle à son épouse ou de nounou à sa gamine, ni le bouillonnement intérieur d’un peintre reconnu. L’énergie n’est que la traduction picturale de la matière. Elle est manière d’apocalypse, de révélation, de dévoilement d’une perception singulière de ce qui est.
D’ailleurs, cette décomposition-recomposition de la couleur n’est pas inintelligible voire inaccessible. Celui qui regarde, n’eût-il jamais touché un tube de peinture, distingue clairement une sorte de manteau marron. Cependant, l’art de Berthe Morisot permet au contemplateur de constater que l’unité de la couleur n’est qu’un mouvement oculaire voire une entourloupe cérébrale qui simplifie la réalité – littéralement : qui nous simplifie la vie, id est la rend plus vivable dans l’immanence plane d’un quotidien ensuquant. Un tableau ne simplifie pas la vie. Il ne la complique pas davantage. Il l’enrichit.
Dès lors, ce n’est pas tant que la fixité d’une couleur, d’un tissu ou d’un corps n’existe pas ; c’est qu’elle est illusion, création oculaire, fiction mentale dont la peinture dévoile le foisonnement sous-jacent, la dynamique masquée et la palpitante oscillation.

 

Berthe Morisot, « Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival » (1881), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

c – Imprécision

De même que la couleur est multiple et la fixité mouvement, de même la forme joue sur l’informe. L’effet de réalité prime sur la réalité. L’image paraît nette alors qu’elle est floue.
Sans doute cet art du trouble contribue-t-il grandement à la fascination qu’exercent les impressionnistes sur l’Occident. Grâce à la diversité de facture des peintres que l’on y a rattaché, ce courant se délecte souvent d’être à la jointure entre manière de réalisme et désir de déréalisation. De la sorte, elle interroge la notion de représentation. Lorsqu’un impressionniste représente l’enfance, via un enfant, un animal, un habit, un décor, un contexte voire une mère, il intègre dans son tableau la question de la construction de notre appréhension du monde. Comment avons-nous figé notre intelligence de la réalité ? Sommes-nous capables, à l’instar d’un enfant jonglant entre ses perceptions et la concrétude de ce qui l’entoure, de secouer, de défier, de remettre en cause et de reconfigurer ce que nous avons cru être évident et qui, parfois, n’est qu’apparence ?
L’art impressionniste matérialise notre inclination pour l’illusion et notre capacité spectaculaire à tomber dans les panneaux du probable, de l’arrangeant donc de l’approximatif. L’imprécision de la peinture n’est rien d’autre qu’une invitation à déconstruire les mécanismes qui lissent nos perceptions par paresse, pragmatisme ou bêtise (les trois options pouvant interagir). En effet, face à un tableau comme face au monde, notre première intention est d’aller à l’essentiel. Chemin faisant, nous prenons la mauvaise route. Ce que nous croyions être l’essentiel n’est qu’un piètre mirage, une image momentanée ou un vernis superficiel. Ainsi de la menotte de Julie, sur le tableau infra, qui est moins peinte qu’esquissée. Ainsi du pantalon d’Édouard, qui n’est pas uni mais taché de lumière. L’art n’est pas ce qui donne à voir mais ce qui apprend à voir autrement, semble nous suggérer Berthe Morisot. Si nous sommes capables de voir nettement ce qui est imprécis, ne devrions-nous pas apprendre à voir de façon créative ce qui nous paraît sûr, figé, marmoréen ?

 

Berthe Morisot, « Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival » (1881), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

En guise de conclusion provisoire, nous admettrons qu’un lecteur attentif ou courageux, l’un n’empêchant pas l’autre, aura pu constater que, pour rendre compte de cette exposition autour de Julie Manet, nous ne parlons pas que de Julie Manet, euphémisme. La raison n’en est point mystérieuse : la représentation de Julie Manet dépasse évidemment Julie Manet – c’est bien là son intérêt. Le tableau supra, singulièrement, nous paraît moins parler d’une scène de famille gnangnan à souhait qu’interroger notre perception. Sa composition en témoigne. Au centre, les personnages. Autour, un décor encore plus flou qu’eux. S’impose juste une mise au point sur les plus belles images de la vie : le flou est décidément une notion relative ! Le zoom focal proposé par l’artiste laisse imaginer le jardin et, ce faisant, propose à celui qui contemple le tableau un second travail visuel. Après la stabilisation de la représentation des personnages, un effort de reconstitution du jardin est exigé.
Nourrir l’imaginaire sans le réduire à un formalisme strict participe plus d’un art que d’une science. Formulons-le sans ambage – les tableaux rassemblés pour cette exposition fascinent parce que, souvent, ils sont

  • très mal peints (y a des traits partout),
  • très mal coloriés (ça déborde et c’est confus), et même
  • pas nets du tout.

Grâce à ces qualités majuscules, saisissent

  • la pertinence de la mise en scène,
  • la poésie des saynètes et
  • l’importance des sujets, si anodins voire – pire – mignons semblassent-ils.

Une telle contradiction contribue au trouble, partant, à l’intérêt des peintures représentant Julie Manet enfant. Histoire d’avoir autant raison que tort, un autre peintre aurait affirmé que ceci n’est pas Julie Manet. Bien née, celle-ci subsume le vivifiant paradoxe en apparaissant comme un catalyseur d’une puissance artistique qui l’embrasse, l’embrase, la dépasse et soulève notre enthousiasme.

 

À suivre !


En complément, compte-rendu de l’exposition Berthe Morisot du musée d’Orsay (septembre 2019)