Joaquín Sabina, « Contra todo pronóstico », Pleyel, 23 septembre 2023 (1/2)
C’est un événement pour ses admirateurs – la salle est pleine à craquer d’hispanophones prêts à s’enflammer – et, à l’évidence, une date qui tient à cœur à l’artiste : avant un retour en Espagne puis une tournée en Amérique du Sud et même un crochet à New York, Joaquín Sabina s’est posé à Paris, ville-personnage qui revient régulièrement dans ses chansons. Caricaturé flatteusement-mais-pas-que-pour-lui comme le Dylan espagnol, le sexagénaire ne cache pas ses contradictions.
- Marqué par le temps, la maladie et la cigarette, il porte beau chapeau et costume.
- Porté par l’énergie et l’émotion que ses chansons parfois plus que quadragénaires offre à ses aficionados, il reste la plupart du temps assis sur une chaise.
- Réputé pour la malice et l’efficacité de ses textes, il assume sa passion pour le rock’n’roll et l’efficacité d’une bonne vieille rythmique des familles.
La nature de sa tournée reste indécise. Si la fragilité de son état de santé laisse imaginer – y compris à l’intéressé – que ce sera peut-être la dernière, la set-list, apparemment peu flexible, se dérobe à la substance même d’une tournée d’adieux, en mettant de côté des incunables d’antan comme « Calle Melancolía », « Que se llama soledad » et l’iconique « ¿Quién me ha robado el més de abril? ». Pas de « Ruido », non plus, de « Pirata cojo », de « Barbie superestar » pour prolonger « Princesa » et de « Medias negras » qui embrasaient le live Nos sobrán los motivos, vingt ans plus tôt ; pas de « Pongamos que hablo de Madrid », de « Ocupen su localidad », de « Que demasiao » ou de « Eh Sabina » qui pimpaient le double disque avec ViceVersa, vingt ans encore plus tôt. Les premiers disques, tels Inventario (1978) et Malas compañías (1980) sont passés sous silence – tant pis pour les savoureux « Pasándolo bien », « Circulos viciosos » ou « Gulliver », par exemple. Le chanteur n’exerce pas vraiment un droit d’inventaire, alla Diane Dufresne, ni un devoir de florilège, alla Robert Charlebois icitte ou là. Il a choisi d’associer quelques fredonneries d’obligation et des chansons d’époques variées, ce qui est a priori bon signe quant à son envie de « seguir supervivente ».
C’est même une surprise qui lance le spectacle : la chanson-titre de la tournée, « Contra todo pronóstico », est diffusée en play-back pour signaler le lancement du concert. On l’aurait évidemment préférée en direct, mais l’effet d’étonnement aurait été raté. En direct, le chanteur préfère se souvenir du temps où il prenait « uno de esos trenes que iban hacia el norte », quand la vie était « dure, différente et heureuse » (« Cuando era más joven », 1985). Soulignons que le souvenir travaille l’œuvre de l’artiste de long en large car
- il permet la résurrection d’émotions fortes ;
- il nourrit le spectacle et les paroles où apparaissent régulièrement des allusions à d’autres chansons ou à d’autres artistes (Brassens, Matisse et Baudelaire sont évoqués ce soir-là) ; et
- il offre l’occasion de jauger le présent voire l’avenir à une aune, réelle, difforme ou fantasmée – ce qui n’est pas contradictoire.
Après 45 ans de carrière, les souvenirs du chanteur fonctionnent de façon triplement spéculaire pour le public. Ils associent
- les souvenirs des spectateurs eux-mêmes (leurs émotions, leurs amours, leurs désespoirs…),
- les souvenirs liés aux chansons de Joaquín Sabina qui, elles-mêmes, évoquent
- les souvenirs sabiniens que les spectateurs ont vécu à leur manière, etc.
Dès lors, le souvenir n’est rien d’autre que l’expérience concrète du temps qui passe et la lutte que nous menons, un moment, pour éviter qu’il ne nous efface. On retrouve ces aspects dans « Sintiéndolo mucho » (2022) où celui qui « a toujours voulu vieillir sans dignité » continue de s’appuyer sur ses affinités artistiques, au premier rang desquelles Joan Manuel Serrat, afin de retrouver l’envie de chanter (le public s’embrase à ce passage), en précisant : « Si amour et réalité ne vont pas ensemble, je brûle mes vaisseaux… et je le regrette beaucoup. » Le souvenir est une astuce pour
- remâcher le passé pour en profiter a posteriori,
- épicer le vécu avec des regrets et des « si », et
- réécrire ce qui advint avec une sincérité de mauvaise foi (ou l’inverse).
Celui qui, quoiqu’il ne croie pas à la réincarnation, aurait bien aimé revenir sur Terre en pirate borgne, a ainsi signé une saisissante chanson à la fois autobiographique et exobiographique, où il stipule : « Si tu me racontes ce que j’ai vécu, je nierai tout » (« Lo niego todo », 2017).
Car la duplicité du réel, autre nom du souvenir, est au cœur de l’œuvre de Sabina, ainsi que le rappelle « Mentiras piadosas » (1990), arrangé entre rock de supérette et variétoche efficace. Le narrateur y « dessine le monde tel qu’il est » à celle qui lui préfère de « pieux mensonges ». Même principe pour le narrateur qui aime descendre à la gare d’Atocha pour rester à Madrid mais reconnaît que « le train d’hier s’éloigne et le temps s’enfuit »… et conclut non pas que la mort approche mais qu’il est un « survivant, bon sang de bonsoir », toujours prêt à chanter pour célébrer cette nouvelle (« Lágrimas de marmol », 2017).
En dépit d’arrangements basiques et cependant confus à l’occasion (trop de guitares, pas assez de complémentarité grattes / clavier), malgré un groove orchestral souvent plus lourdaud que séduisant (on encaisse la simplicité du batteur, moins la pauvreté de pulsation de la bassiste), Joaquín Sabina trahit la constance de son inspiration quand il demande au « voyageur qui retourne vers le Nord » non pas de dire à la fille aux bas noirs qu’il lui a écrit un blues ou un son, mais qu’il se sent aussi sec qu’une Kawasaki dans un tableau du Greco, en d’autres termes qu’elle lui manque « cuando aprieta el frío » (1988). Car, chez Sabina, l’amour est structurellement dual, que ce soit
- l’amour que l’on n’a pas donc pour lequel on était fait,
- l’amour que l’on a donc qui nous indiffère ou nous répugne,
- l’amour que l’on n’a plus donc que l’on se remémore, et
- l’amour que l’on espère, fût-ce en l’inventant, donc qui, bientôt, ne sera plus.
Le désir de l’autre sort renforcé de cette insaisissabilité de l’Eros, point culminant de l’aspiration sabinienne. Moins Sabina capte le désir de l’autre, plus il le poursuit. Plus il l’attrape, plus il préfère le fuir de peur d’être asséché. Le désir est décidément d’autant plus insaisissable qu’il ne peut être satisfait puisque, dès lors qu’il est satisfait, il disparaît. Les chansons de Joaquín Sabina illustrent cette quête d’une altérité plus désirable que soi-même. Les musiques intègrent des influences mélodiques ou rythmiques non espagnoles ; les paroles se métissent de textes allogènes, qu’ils aient été chantés par Sabina lui-même ou par d’autres comme Chavela Vargas (qu’il chante « no para llorar su muerte [2012] pero celebrar su vida ») dans « Por el bulevar de los sueños rotos » (1994).
La chanson est un souffre-douleur, c’est-à-dire un objet médian grâce auquel « les amertumes ne sont plus si amères », pour le chanteur comme pour ceux qui l’écoutent. Intensité des sentiments et fragilité des corps n’étant point incompatibles, au contraire, à ce stade du concert, Joaquín Sabina a sans doute besoin de refaire le plein. Il file donc en coulisses et laisse son guitariste chanter « Llueve sobre mojado » (1998). C’est l’occasion pour nous aussi de faire une pause dans ce compte-rendu et de remettre la suite à prochainement !
À suivre…