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La problématique

Jean-Nicolas Diatkine s’affiche dans le métro – bientôt le 3 avril, son concert annuel salle Gaveau ! Afin de nous faire regretter de ne pouvoir être présent, Laurent Worms nous a envoyé deux échantillons de ce grand pianiste qui, eût-il élevé des loups au su de la télé, il eût sans doute été plus connu. Nous avons applaudi à l’étonnant couplage Beethoven – Schumann écouté ce tantôt. À l’approche du concert parisien, il est séant de tremper quelque esgourde dans le second volume à nous être gracieusement parvenu.
De fait, en 2016, est paru, chez Parnasse éditions, un disque associant deux grosses pierres dans le répertoire dix-neuviémiste des pianistes. L’artiste s’en explique dans une notice pédagogique aussi brève que précieuse – son incise pour expliquer ce qu’est, l’air de rien si l’on peut dire, un lied, évoque les interventions parlées d’Yves Henry en récital. Dans ce court texte, non sans quelque bizarrerie (l’auteur s’excuse d’employer le terme « pianisme »… qui ne le hérisse plus dans la citation laudative insérée une page plus loin – et hop, il faut feindre avoir des goûts de pinailleur, même en un mot), Jean-Nicolas Diatkine expose d’emblée :

  • la spécificité des pièces (l’aspect lieder des impromptus D. 935, le gigantisme unifié de la Sonate) et
  • leur petite connexion, fors une certaine proximité chronologique (« la vénération que Schubert et Brahms portaient à Beethoven »).

Il est vrai que ces deux blocs peuvent paraître fort dissemblables sur le papier. Dès lors, singularité, différences et unité des œuvres : telles seront les questions qui, sporadiquement, nous pourront alpaguer çà et là au fil de cette écoute.

Les quatre impromptus op. 142

Le Premier impromptu (13′), en fa mineur, est annoncé Allegro moderato. Le pianiste suit l’indication à la lettre et à l’esprit, associant une réelle rigueur à une liberté légère donc bienvenue, par ex. dans l’introduction ou la respiration qui fait vivre les bariolages liminaires. De même, la limpidité du toucher n’est pas mollesse : les premiers temps des séries d’accords sont toniques, comme certains sforzendi dans le passage à mains croisées (3’42, 5′, etc.), ce qui révèle le groove de ces passages qui, sans cela, eussent pu paraître seulement mimi tout pleins, ce qui est bien mais pas très. Le retour du thème premier, triolets rubato et bariolage inclus, conclut à une modulation en majeur que le pianiste veille à ne pas spectaculariser, vlan : ceux qui attendent des fortissimi et des émotions exacerbées passeront leur chemin. Ici, l’artiste respecte l’unité de ton de la pièce sans la pimper grâce à des excès aguicheurs. Variété et unité, différences et cohérence – notre questionnement semble bien coller à l’interprétation de Jean-Nicolas Diatkine, faut bien se lancer des fleurs de temps en temps, non mais.
Le Deuxième impromptu (8′) est noté « Allegretto sempre ligato ». Il semble prolonger le fa mineur par un La bémol consonant. Plus profondément, il exige à la fois

  • de créer un son dans la profondeur du clavier susceptible d’envoûter, sinon d’hypnotiser l’auditeur dans cette pièce boursouflée de reprises ; et
  • de porter par une tension interne un discours résolument statique, dont la forme ABA, avec un trio en Ré bémol – teinté de Ré – en guise de B, renforce le côté obsessionnel.

Là encore, ceux qui attendent une pièce impressionnante voletteront vers la Troisième sonate. La force de Jean-Nicolas Diatkine est de renoncer à décaler la partition pour lui insuffler plus de brio qu’elle ne le permet. Il y a de l’ascétisme dans cet impromptu, mais la beauté du piano le rend, pour qui peut prendre le temps d’écouter, tout à fait gourmand.
Le Troisième impromptu (12′) est un Thème et variations indiqué Andante. En dépit de reprises dont on aura compris que leur nécessité ne nous convainquait pas toujours, le ton guilleret et la différenciation des p’tites saucisses dans l’interprétation rendent raison et de l’idée d’un impromptu-lied (avec clairement le thème d’un côté et l’accompagnement en dessous), et de la description d’une pièce « non virtuose », non qu’elle soit aisée à bien jouer mais plutôt qu’elle ne tricote pas, la qualité de l’interprétation se focalisant d’une part sur la nécessité de rendre clairement le lead, ha-ha, sans négliger l’harmonie, et d’autre part sur la capacité à proposer une belle sonorité, assez riche pour séduire l’oreille sur le temps long d’un p’tit quart d’heure. Là encore, on retrouve la question des différences et de la cohérence, à double titre :

  • différenciation des voix (mélodie – accompagnement) et cohérence du son ;
  • caractérisation des différentes parties (thème – variations) et unité de l’impromptu.

Au simple bariolage de la première variation en forme de mise en doigts, la deuxième substitue, sur un même rythme, des guirlandes d’abord à main droite puis,  en dialogue, à main gauche. La troisième variation associe nouvelle tonalité (si bémol mineur) et nouveau rythme (arrivée du ternaire avec un reste sporadique de binaire à gauche). L’artiste y rend avec grâce la dimension schubertienne de bouillonnement sans cesse contraint, contrairement aux épanchements chopiniens, préparant la voie à la quatrième variation en Sol bémol où la force du rythme pointé, alterné aux deux mains, pique l’intérêt de l’auditeur. Retour au rythme et à la tonalité liminaires avec la cinquième variation où s’agitent les petits doigts d’abord à droite ensuite à gauche, avant qu’une coda più lento ne conclue l’épisode par le rappel du thème, réénoncé avec gravité. En gardant une même dynamique et une même maîtrise sonore pour l’accompagnement, Jean-Nicolas Diatkine parvient à traduire la particularité de chaque développement sans surinterpréter le texte, ce qui est évidemment pertinent dans ce genre de pièce.
Le Quatrième impromptu (7’30) en fa mineur est un Allegro scherzando qui part sur un motif ternaire à la fois lancinant et bancal – oui, bancal grâce aux appogiatures et à un accompagnement quasi binaire. Le gigotage digital exigé par les envolées de la main droite n’a point de secret pour l’interprète, qui aborde avec une sérénité agréable la partie qui s’ouvre par des gammes explorant les autours de La bémol – nan, pas « alentour », carrément ça sonne mieux, « les autours », y a un côté rapace, tout ça tout ça. Délicatesse et légèreté finissent par unir les deux mains pour des gammes parallèles où l’artiste parvient à faire poindre la vie sous le systématisme par

  • la dilatation légère et limitée du tempo,
  • le changement d’intensité et
  • la fameuse technique du grand 8, qui consiste à se suspendre en haut d’une fusée avant de rebasculer de l’autre côté (piste 4, 3’12).

Il y a de l’énergie dans cette partie sans guère d’intérêt harmonique, comme si le compositeur laissait juste quelques bribes au pianiste pour qu’il fasse moins des notes que sa musique. Cette tension entre suspension, virtuosité, balancement rythmique régulier et accélérations dont le Più presto final témoigne, avec unissons octaviés et inversés, d’une part, et, d’autre part, dernière descente vertigineuse exploitant la quasi intégralité du clavier. Dans cette œuvre qui exige beaucoup du musicien, plus encore artistiquement que techniquement, Jean-Nicolas Diatkine se signale par une association séduisante couplant probité textuelle, sensibilité musicale et vue d’ensemble – un triumvirat nécessaire pour restituer et l’unité des impromptus, et leur spécificité.


La Troisième Sonate

La troisième sonate pour piano de Johannes Brahms est son cinquième opus. Cela dit à la fois la jeunesse du compositeur et sa passion liminaire pour une telle forme, ici articulée en cinq mouvements. L’Allegro maestoso (10′) permettra aux passionnés de virtuosité de se goberger. Nous sommes de ceux-là. Ou plutôt, il est évident que, en tant que pianiste médiocre, je ne joue pas un disque, faut pas raconter de balabalas, sans challenger le zozo sur l’air du, en substance : « Vas-y, puisque soi-disant t’es si fort, montre-nous ce que tu as dans tes poches, jeune impétrant. » Jean-Nicolas Diatkine n’est pas du genre à se déboutonner devant de tels défis. Sauf que sa façon de relever le pari est double :

  • d’une part, techniquement, comme tout artiste qui se balade, il concentre son explosivité dans l’énergie plus que dans la démonstration perpétuelle ;
  • d’autre part, il rappelle que la virtuosité ne consiste pas seulement à jouer vite des trucs compliqués, elle permet aussi de jouer joliment des passages paraissant simples.

Dès la cinquième piste, l’auditeur peut ainsi apprécier la maîtrise pianistique signifiée par les accords graves de la main gauche, d’une douceur stupéfiante. Ce qui doit exploser explose, ce qui doit habiller nimbe : c’est pertinent et séduisant, car l’interprète associe la rigueur à la liberté dont témoignent les ruptures de ton, la modulation aux cinq bémols et la mesure à 5/4. C’est d’autant plus important que, dans ce mouvement, Johannes Brahms joue à fond la variation d’atmosphères qui semble structurer ce disque – et, pour cela, il trouve en Jean-Nicolas Diatkine un passeur impressionnant de malléabilité – si ça s’dit, sinon aussi, tant pis – et de conviction : ces dix minutes liminaires sont palpitantes.
L’Andante espressivo (11′), pièce rapportée à cet ultime volet des « trois sonates », doit chanter le love de deux amoureux dont les cœurs battent au même beat sous la Lune. Car, oui, Johannes ne fut point toujours le barbu qui fout les choukoutounses sur son portrait désormais officiel. Lui aussi connut le désir poétisé de l’autre – comme chante Jean Dubois en évoquant certains amateurs d’art, tonton Yoyo cherchait parfois de l’œil la voisine « en pure poésie ». Le mouvement part sur une bluette descendant puis montant l’échelle de l’émotion, entre aigus libérés et pesanteur terrestre que les graves ne tardent pas à tarder d’imposer. Un Poco più lento en Ré bémol et en 4/16 tâche alors de faire la part des choses entre idylle et chair. Le jeu à la fois délicat et émotif du pianiste donne cohérence et sens aux évolutions du mouvement (passages en 3/8, avec 9/16 à la main gauche, puis retour en 2/4 avec 12/16 à la main gauche). Cet arc, qui va du simple développement à l’instabilité émotive, aboutit à un Andante molto puis à un Adagio en 3/4 qui illustrent l’art de Jean-Nicolas Diatkine de donner sens au divers sans lui retirer son unité – bref, de rendre accessible la complexité d’une partition et, surtout, d’une pensée musicale.
Le Scherzo (4’30), marqué Allegro energico, remet en effet un soupçon d’énergie dans ce monde esthétisé. Comme le savent les physiciens, l’énergie n’est pas seulement la vitesse : elle se construit aussi sur la frustration, la tension et la retenue, conditions nécessaires au surgissement – ça, c’est plutôt les musiciens qui l’expérimentent, et pas que dans leur vie personnelle. La forme ABA glisse ainsi un Trio en Ré bémol au milieu du scherzo. Les nuances, les contrastes et le toucher de l’interprète rendent presque intéressant ce qui, sans cela, ne serait que fort joli – ce qui n’est pas si pire, reconnaissons-le à l’ère des choix de so-called art urbain financés avec vulgarité, au sens bühlérien, par l’administration de l’ordure qui règne à la mairie de Paris avec la complicité de tous les profiteurs qui lui sont débiteurs et craignent, peut-être, que d’autres profiteurs portés par quelque élection, ne dénoncent les avantages vulgaires dont ils furent attributaires, bref. L’Intermezzo (3’45), zébré Andante molto, propose, sous couvert d’un intertexte beethovénien, une « rétrospection » en si bémol mineur. Le pianiste en rend moins la nostalgie que l’ambiguïté du souvenir obsédant (triolets de triples croches, tenue de la pédale de sustain, élargissement opportun du tempo), entre joie des beaux moments, effroi du temps qui passe et désespérance de ce qui devient, chaque jour, moins accessible – en témoigne le bruit parasite avant le dernier énoncé de la gamme en duo, piste 8, 5′.
Le Finale (7’30) en fa mineur et en 6/8, tamponné Allegro moderato ma rubato, expose deux thèmes en 1’30 – un majeur, un mineur. Semblant hésiter entre les deux, il opte pour une articulation en ABA qui débourriche sur une section en Ré bémol qui s’effiloche. S’ensuit un passage oscillant entre sautillements et dégringolade. Le retour du thème liminaire tente de remettre tout ça d’équerre. Jean-Nicolas Diatkine excelle à rendre cette oscillation ce battement, cette incertitude rejoignant notre questionnement sur unité et dissociation, qu’illustre le passage majeur à 6/8… écrit à 4/4. La péroraison ne peut être que Presto – et les nullosses qui voulaient défier le virtuose peuvent s’accrocher. Les petits doigts qui frétillent tout en veillant à nuancer… ou pas : les cinq accords finaux sont cognés avec la tonicité requise. Il n’est plus temps de barguigner, que force reste à la musique !

La conclusion

Ne le cachons point : ce second voyage en compagnie du guide Diatkine est une grande joie. Peut-être déjà parce qu’il n’est pas toujours jubilatoire – les impromptus choisis pour lancer le bal exigent de pratiquer une écoute attentive afin d’en apprécier l’intériorité. Bonne idée ! Cette exigence décentre l’auditeur, le replace dans un contexte sollicitant, loin de disques immédiatement wow. La prise de son, co-revendiquée par Martin Sauer et Christian Lahondès au studio berlinois de Teldex, contribue à captiver autant qu’à capter l’auditeur de bonne volonté. Singularité, différences et unités des pièces présentées semblent se fondre dans un même projet propre au musicien donc partiellement mystérieux quoique potentiellement devinable – pfff, même moi, en relisant ça, j’ai été hyperdéçu tant je croyais que ce serait clair alors que, vous avez raison, c’est amèrement trop pfff.
Le Schubert introverti et vibrant, le Brahms éruptif et tenu paraissent être deux formes d’expression d’une même pulsion de vie, ambiguë, incertaine, trouée d’interrogations dubitatives ou existentielles, mais fondée sur une envie de partage qui ne peut passer que par une communion dans l’excellence double : ravissement et partialité des compositions, qualité et hypothèses de l’interprétation. Bref, voici un beau disque qui, à défaut de rendre intelligent (chacun son travail), pousse à réfléchir. Un peu c’est pareil, mais pas trop, ouf.


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