Jean-Nicolas Diatkine, Salle Gaveau, 4 décembre 2023 – 3 – Chopin

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Jean-Nicolas Diatkine à la salle Gaveau, le 2 juin 2022. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après Beethoven et Liszt, l’ultime tiers-temps du concert 2023 de Jean-Nicolas Diatkine à la salle Gaveau est directement inspiré de son nouveau disque, où les préludes côtoient la Troisième sonate op. 58. Dans le programme, c’est celle-ci qui succède à la sonate de Franz L.
L’ouverture de l’Allegro maestoso liminaire assume son ambiguïté : elle est à la fois décidée et hésitante. Le compositeur semble chercher la route à suivre. C’est un lyrisme joliment tenu qui l’emporte et s’enlumine d’un toucher – je tente l’expression – solidement ancré dans le clavier. Le piano se pare de couleurs changeantes, devient même caméléon polymorphe sous les doigts de Jean-Noël Diatkine. Nous voici on the road with Frédéric. Avec lui,

  • nous faseyons sur un fleuve intranquille ;
  • nous partageons la versatilité d’un compagnon de voyage aux émotions fluctuantes ; et
  • nous goûtons le plaisir des redites qui ne sont pas des répétitions de motifs mais des reformulations d’un vécu commun, comme des private jokes itératives dont l’énoncé n’est jamais le même, par le texte ou par l’intention.

 

 

Le bref Scherzo molto vivace accélère le voyage avec la même inclination pour l’ambiguïté. Une sorte d’ivresse fait tanguer notre navire.

  • Ivresse de la ductilité liquide liminaire ;
  • ivresse de la sombre mutation qui conduit à la partie centrale ; et
  • ivresse du retour à la jubilation initiale, avec
    • ses accents,
    • ses nuances et
    • son impressionnant déploiement digital.

Le voyage liquide devient aérien avec le vaste Largo qui suit. En effet, Jean-Noël Diatkine y lit une « marche funèbre tournée vers le ciel », qui fait donc écho non seulement à la marche de la Deuxième sonate mais aussi au premier mouvement de la Clair de Lune selon JND. L’artiste y fait résonner

  • la solidité des basses,
  • le balancement du rythme pointé
  • et les étincelles pailletées de la mélodie, promptes à scintiller à chaque suspension de mouvement.

Un bon concertiste jouant autant pour le premier que pour le dernier rang, il faut aussi saluer la capacité de projection du musicien puisque, du fond de la salle, dans les hauteurs, on goûte parfaitement

  • l’onctuosité de la méditation,
  • l’habileté des breaks et reprises, ainsi que
  • l’investissement du temps long (pour la tenue d’un mouvement d’une dizaine de minutes et pour le travail sur les fins de son, qu’elles soient
    • nettes,
    • tenues ou
    • filées en fade-out).

 

 

Le Finale secoue l’auditoire comme il sied.

  • Dextérité des petites saucisses,
  • sens du swing,
  • jubilation du mouvement lui aussi ambigu puisqu’il est perpétuel et éphémère :

les ingrédients requis sont là, la sauce prend et l’on savoure avec gourmandise la fin du voyage, rythmée par

  • les accents efficaces,
  • les phrasés convaincants,
  • les modulations semblant naturelles et
  • le motorisme propulsant notre bâtiment vers le port.

Tout cela nous est livré sans volonté d’incendier le navire en voulant frimer aux entournures, plutôt comme si l’on partageait avec l’artiste un moment de liesse contre la mort (la tarentelle musicale tâchant de nous guérir de la tarentule médiocrisante et délétère qui condamne parfois nos existences). Cela vaut à l’artiste le premier de ses trois triomphes – car on n’en est plus au stade des brava. Les applaudissements ne crépitent pas, ils claironnent, ils vrombissent, ils dépoussièrent les pauvres tuyaux de l’orgue et réveillent sans doute le quartier pourtant pas très fréquenté à cette heure presque avancée. Jean-Nicolas Diatkine doit dégainer son premier triple bis – en l’espèce les trois premiers préludes de Chopin, dont l’intégrale est l’autre objet de son dernier disque. On salue

  • la virtuosité légère du premier,
  • l’art de la fausse improvisation réinventé dans le deuxième et
  • le plaisir de la frénésie que nimbe habilement une subtile pédalisation dans le troisième.

Les spectateurs lui accordent un deuxième triomphe, avec les oreilles et la queue si bien que, par respect pour l’ordre public, JND doit dégainer le quatrième prélude, tube des pianistes amateurs ici magnifié par

  • des nuances fascinantes,
  • une agogique qui semble consubstantielle au texte et
  • un toucher qui fait litière
    • de la mièvrerie,
    • de la dureté et
    • de l’uniformité qui est, parfois, comme chacun sait, l’autre nom de la mort lentement asphyxiante.

 

 

À la vérité, le troisième triomphe, toujours aussi éclatant, sera suivi par un quatrième, plus discret, quand l’artiste viendra saluer son public et dédicacer ses disques, suscitant un engouement presque virulent tant les fans, anciens ou nouveaux, ont hâte d’avoir leur dédicace, leur conseil (« quel livre vous me conseilleriez sur l’Histoire de la musique ? ») ou leur petit moment personnel en face à face avec l’extraterrestre. Au revoir chaleureux, flatteur et mérité pour un pianiste qui a su

  • manigancer un programme cinq étoiles,
  • l’interpréter magistralement et personnellement, et
  • embarquer ses auditeurs dans une aventure
    • grande,
    • belle et
    • ambitieuse.

Dans un monde où petitesse, mesquinerie et abrutissement ont meilleure presse, cette audace et cette réussite nous aident à repartir avec l’énergie des « pays de la mappemonde » qui sont

 

prêts à porter dans leur valise
tout le poids de la mélancolie, cette chrysalide
sur les ailes de laquelle un jour
ils achèveront leur voyage.
(Nelly Sachs, Exode et métamorphose (et autres poèmes), trad. Mireille Gansel [1999-2002], Gallimard, « Poésie », 2023, p. 217)

 

Certes, ce n’est pas forcément le but principal d’un récital de piano, mais il arrive que c’en soit un effet secondaire bienvenu.


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