Jean-Nicolas Diatkine, Salle Gaveau, 4 décembre 2023 – 2 – Liszt
Monstrueuse, magistrale, géniale : même si elle porte le même nom générique de sonate que la Clair de Lune de Ludwig van Beethoven, la sonate en si mineur de Franz Liszt n’a pas grand-chose à voir avec sa consœur. Deux fois plus longue, elle a eu le bon goût d’effarer, d’écœurer voire de choquer la mièvre Clara Schumann, excellente compositrice transformée – parfois au prix de sévères contorsions – par les féministes de salon ou les musiciens en quête de subventions et les conférenciers d’opérette cherchant une programmation en une sainte plus ou moins n’y-touche précédant spirituellement, dans le panthéon bricolo-bricolette de la République actuelle, Marie Curie, Rosa Parks et autres Simone Veil. Cette « symphonie de Faust » pour piano à laquelle Jean-Nicolas Diatkine se sent presque ombilicalement associé par professeurs interposés est un bloc passionnant réservé aux pianistes d’un très haut niveau technique et d’une mâle endurance – conditions sine qua non et néanmoins insuffisantes – qui sont en sus des musiciens capables d’intelligence, de souffle et de cœur.
Pour Jean-Nicolas Diatkine, l’histoire est tracée : c’est celle de Faust, de Méphistophélès et de Marguerite-Gretchen. Sa conviction déteint sur son interprétation, qui saisit par sa netteté.
- Pas de flou romantisant,
- pas de modération atténuant la tension et la fragmentation et
- pas non plus de projection eschatologique substituant une généralisation universelle à un drame individuel.
Le musicien va raconter l’histoire d’un homme que le diable sauve pour mieux précipiter sa chute. Du moins entend-on ainsi son incipit à la pointe sèche qui, loin de désincarner le désespoir de Faust, le rend plus tranchant donc plus touchant. La patte diatkinienne est là : en dire moins pour en dire plus, ce qui fait écho à la personnalité publique de l’artiste ne s’exprimant qu’à la demande de l’autre. Logique que ce Liszt-là soit un Liszt libéré
- du pathos et non de l’émotion,
- des effets et non des vibrations,
- des mignardises et non des tremblements.
L’interprète concentre la puissance de cette musique dont on perçoit l’énergie à la fois contenue et bouillonnante. Cela rejoint l’impression que donne le musicien quand il commente les œuvres avant de les jouer : il a mille choses à dire et sait qu’en n’en choisissant que quelques-unes, son propos sera plus percutant, mieux reçu, davantage entendu, donnant envie d’en ouïr davantage. Les fortissimi ne sont pas légion, au début, car, à trop abuser des décibels, on en perdrait l’efficacité tellurique. Au lieu de cela, Jean-Nicolas Diatkine manie moult armes délicieusement efficaces en ménageant des
- surprises captivantes,
- silences ébaubissants,
- suspenses malins,
- récurrences de motifs jamais identiques,
- échos finement dessinés,
- différenciations fascinantes de plans sonores,
- trilles remarquables,
- traits enivrants,
- intensités variées et riches.
L’œuvre est passionnante dès lors que le conteur au piano a pris la peine d’en maîtriser le texte et de réfléchir à la manière dont il souhaite le dire. Alors, et alors seulement, la sonate, en apparence libérée de certains carcans propres au genre, ne constitue plus un faire-valoir de l’habile technicien des marteaux. Elle est, comme c’est le cas ce soir-là, une exploration fascinante des possibles pianistiques.
- Virtuosité concentrée,
- explosivité maîtrisée et
- musicalité éclatante
captent l’attention d’une salle bien garnie, des premiers aux derniers rangs en ces temps difficiles (au point que la salle avait invité dans l’après-midi les spectateurs du soir à venir plus tôt pour que Yann Moix ne donne pas sa conférence sur Louis Aragon devant des fauteuils vides…). L’artiste décline les passions à tous les modes musicaux : dans cette musique, il y a
- le lyrisme de l’espoir tendre,
- le rythme de la réalité secouée,
- l’agogique de l’inquiétude sourde ou poignante,
bref, la traduction, en musique, de force ingrédients qui, précipités dans le creuset mental, nourrissent les illusions de l’homme donc ses désillusions. Car, pour iconoclaste que soit cette « sonate », elle n’en puise pas moins aux sources traditionnelles de l’émotion et de l’écriture. Ainsi du fugato, lancé avec des doigts affutés, allants et pétillants. À l’évidence, la composition a eu le temps de maturer dans les caves de Jean-Nicolas Diatkine. Cette longue fermentation contribue probablement à l’excellence des mutations de caractère, à la tenue de l’unité en dépit des coutures faussement rhapsodiques et à une dextérité dans les passages les plus spectaculaires qui n’oublie jamais de n’être pas que circassienne.
- Brio,
- hauteur de vue,
- sens narratif et
- plaisir de faire sonner le piano comme Franz Liszt a appris à l’humanité qu’il était possible de le faire sonner
valent à l’interprète un triomphe plus que mérité, qui traduit manuellement les émotions musicales, autobiographiques et animales éprouvées par l’assistance au cours de cette demi-heure magistrale.
À suivre…