Jean-Nicolas Diatkine, Salle Gaveau, 17 juin 2021
C’est l’événement annuel qu’attendent les fans et les curieux de l’énergumène : puisque la vraie vie reprend, elle charrie avec elle les récitals que cela implique, featuring le retour du C2AGdJND, le concert annuel à Gaveau de Jean-Nicolas Diatkine. Relancer de grandes machines si tôt après le déconfinement partiel des salles culturelles est important et courageux – comme l’est le choix de se projeter dans quelques mois, quand les démagogues sans vergogne qui nous gouvernent n’auront plus à contenter le petit peuple, lui réouvrant les bars tard pour accompagner un tournoi de foutebole… et préparer des élections à sa façon déboutonnée.
Entre ces deux bravoures, le musicien que nous interviouvâmes tantôt n’a pas choisi la moindre en invitant les mélomanes à braver la terreur distillée par les maudits au pouvoir. C’est donc grande joie de le retrouver la salle Gaveau, à la fois écrin et cocon où la musique jouit d’un cadre esthétique et point gigantesque.
1.
Schumann
Pour cette « reprise », Jean-Nicolas Diatkine n’a pas fait, ô surprise, dans le facile, le commun ou le prévisible, d’autant que le site de la salle annonçait un programme complètement différent ! Au programme réel, point de Mozart ou de Chopin, pas plus que d’Appassionnata de Beethoven mais, d’entrée, du lourd avec les Études symphoniques op. 13 de Robert Schumann, une pièce en dix-huit volets. Entame ambitieuse, puisque l’œuvre n’a rien ni de tape-à-l’œil, ni d’un earworm, mais attaque maligne car, par les dix-huit variations de couleurs annoncées, elle va permettre au pianiste de feuilleter les possibles du piano. Rien d’univoque, ici, en dépit de la colonne vertébrale qu’est le thème, énoncé selon une tension patente entre
- refus d’un exposé neutre et
- volonté de ne pas anticiper sur les déclinaisons à venir.
L’on ne tardera pas à le découvrir :
- exposer sans surligner,
- faire vibrer sans se laisser circonvenir par les émotions offertes au spectateur,
- placer la musique et non le show-off surexpressif,
tel sera le fil rouge de ce récital. Cela ne surprendra guère les diatkinologues : en bouddhiste convaincu, le pianiste est un farouche partisan de l’entre-deux et de l’équilibre, ce qui ne l’empêche pas de veiller à ne pas écraser l’émotion sous le poids de la tempérance. Les excès, le pathos, les grands écarts d’humeur, l’homme et le musicien semblent moins les rejeter que les intérioriser pour les exprimer. En clair (ou presque), s’il est un paradoxe de l’instrumentiste comme il en serait un du comédien, il consisterait à connaître les tourments, émois et pulsions sous-jacentes à une partition et à sa lecture, tout en les suggérant plutôt qu’en feignant de les vivre en direct.
Dès lors, craindra-t-on un exposé froid d’états d’âme disséqués façon entomologiste au gré des seize variations ? L’on sera rassuré avec célérité par la caractérisation que le virtuose cisèle dès les premiers chapitres du roman symphonique schumannien. Une variation se pourlèche les babines digitales en creusant la souplesse du tempo et la capacité de rebond offerte par des accents opportuns ; une autre, portée par la solennité de la main gauche, laisse s’envoler une main droite sachant respirer, tandis que les croisements de mains bien menés procurent l’énergie nécessaire en variant nuances et attaques ; une autre, malgré un médium qui ne semble pas uniment bien accordé, exploitant un Steinway bien réglé pour se goberger d’accords répétés en créant flux et reflux au gré de développements typiques de Schumann, donc faussement prévisibles. Soudain, voici que, à l’inverse, profitant d’une main droite vibrionnante, le thème investit graves et médiums, tandis que de précieuses suspensions semblent interroger l’évidence du ressassement ; puis voilà que des accords solides se répondent de droite et de gauche, sans craindre de renoncer à la pédale de sustain, comme si la franchise quasi brute de cette sculpture sonore devenait gage d’une légèreté paradoxale pour un passage parfois entendu, chez d’autres interprètes, plutôt martelé.
Sitôt après, le balancement du ternaire s’efface devant l’excitation teintée de la clarté indispensable pour l’auditeur de ces divagations à la fois itératives et non dénuées de foucades. Au long des variations, l’on apprécie
- l’appétence du musicien pour le miroitement des nuances,
- l’art de la polyphonie appuyé sur une solidité digitale peu contestable et
- la différenciation des attaques.
Une variation nous plonge-t-elle dans un calme intrigant ? L’artiste creuse la veine des suspensions méditatives, pour elles-mêmes et pour mieux laisser exploser la tonicité de la variation suivante. Une variation semble-t-elle secouée de cahots et d’éclaboussures projetés par des guirlandes de notes ? L’interprète tâche d’associer les contraires : la rugosité du déchiquètement et la cohérence du propos. Une variation lui-permet-elle de restituer un délicat dialogue entre main droite et main gauche ? Il rend habilement la montée de la tension – en musique, la non-binarité refusant la dichotomie entre « fort » et « pas fort » est souvent du meilleur genre !
Musicien de l’entre-deux, Jean-Nicolas Diatkine semble à son meilleur quand il désamorce les paradoxes intenables, comme dans cette variation qui sautille joyeusement en dépit du mode mineur. Pour autant, le pianiste se pourlèche les saucisses lors de cette variation où le compositeur paraît chercher dans les suraigus l’expression d’une atmosphère marquée par une paix que l’on suppute précaire. Le vétilleux constatera que la partition est redoutable, et que certaines séries d’accords en deux en deux restent à la limite de l’exécutable ; or, c’est précisément dans cet affrontement avec les limites – du jeu, de la tension, de l’âme, peut-être, si l’on veut bien examiner un instant cet étrange concept – que le compositeur a tout l’air de triturer sa matière poétique autant que sa manière stylistique. Le laisse penser la construction de l’œuvre, sur laquelle Schumann est revenu un quart de siècle après la version originale : à l’à-coup virtuose répond une variation plus contemplative, sorte de symétrie discrète où la tension, cette fois, se devine en train de grouiller. Pour le pianiste de la suggestion qui a pris la scène ce soir-là, c’est du pain béni !
L’arrivée du majeur conclusif propose alors une sorte de synthèse, associant
- la vitalité des rythmes populaires à
- la subtilité de la musique savante.
Là où d’autres pianistes auraient tiré l’œuvre vers son finale rythmique, Jean-Nicolas Diatkine propose une exploration des esprits musicaux multiples concentrés dans cette grosse demi-heure. On dirait qu’il distribue la parole dans un groupe d’humains aux humeurs tourmentées, en appuyant cette thérapie sur un double refus : celui du spectaculaire caricatural, et celui de la mièvrerie sirupeuse. Sourd audiblement de cette impression un Schumann moins écrêté ou libéré de ses excès, noirs ou brièvement euphoriques, qu’un Robert approfondi et livré avec grâce au public.
2.
Liszt-mais-pas-que
Suit la transcription par Franz Liszt de « La mort d’amour d’Isolde » de Richard Wagner. Le thème, exprimé dans le registre médium, est encadré par l’orchestre d’ivoire aux deux extrémités. De ce moment émouvant et absurde (dans l’opéra, les morts anticipées de Tristan et d’Isolde sont parfaitement évitables, tout est affaire de mauvais timing, ce qui est souvent le cas chez nous autres, anthropoïdes), Jean-Nicolas Diatkine propose une version élémentale. On y entend
- la minéralité du leitmotiv, inébranlable ;
- la liquidité des notes courant sur le clavier ;
- l’éolien soufflant dans les bariolages tremblotant ;
- l’aspect tellurique, quasi terrien, de l’inéluctabilité de la fosse exprimée, précisément, par le feu protéiforme ravageant la fosse d’orchestre, avec ses graves et ses grondements célébrant la force stupide et transcendante de l’amour
– celui-ci devenant le cinquième élément, susceptible de sublimer nos existences mais jamais de vaincre le fatum au cœur du récit isoldien. Le pianiste raconte plus qu’il ne joue, en se fondant sur
- l’agilité permettant de distinguer les différents plans,
- la résonance jamais confuse et
- l’effacement maîtrisé (pour un musicien, il n’est presque rien de plus difficile que de donner à entendre son silence !).
C’est remarquable !
De Franz Liszt seul, Jean-Nicolas Diatkine choisit de donner la Deuxième ballade en si mineur, avec son prélude grondant et grave. L’éclair des aigus que l’interprète retient, lâche ou suspend avec gourmandise, contraste avec la brève tentation de la musique martiale pendant laquelle les doigts s’activent. Le concertiste s’amuse des échos entre les guirlandes de Wagner (transcrit en 1867) et les motifs de la ballade (écrite en 1854). Aussi l’auditeur s’étonne-t-il à son tour de cette proximité, avant d’être happé par l’exploration lisztienne d’une musique plus liquide (mais pas cool). L’interprète rend alors raison du triptyque lisztien associant
- insatisfaisante tranquillité,
- grondement partant graves et
- éclaircie apaisante.
Quelques croisements de mains pour plaquer des accords point aisés à réaliser – euphémisme – pimentent çà une feinte accalmie que le tonnerre vient bientôt zébrer… avant de se résorber, laissant place là à une certaine sérénité qui s’étiole en beauté jusqu’au piano final. Dans cette musique ultraromantique aussi, le virtuose tâche moyen de jouer du contraste des atmosphères non pour exacerber les extrêmes mais pour interroger les différentes facettes d’une même pièce, donc d’une même individualité. De la surenchère émotionnelle, l’on passe – et c’est heureux – à ce que Jean Bessière aurait appelé l’énigmaticité de l’humain, moins tranché, évident et décryptable qu’il n’y paraît.
Dès lors, l’auditeur peut soupçonner que l’approche de Jean-Nicolas Diatkine cèle une perspective anthropologique, au sens où il s’agit moins de ripoliner les émotions souvent aisées à stéréotyper dans une partition de Franz, que de scruter sous des angles multiples les facettes d’une même individualité – nous en mieux. Cette stratégie musicale que l’on soupçonne chez l’interprète permet, c’est un fait, d’humaniser le mythe Liszt et de rendre sa musique plus touchante sans lui ôter sa fougue ni son sens de la secousse profonde.
3.
Beethoven-et-plus
La Vingt-huitième sonate de Ludwig van Beethoven clôt le programme. Comme l’Appassionnata annoncée, cette œuvre a été enregistrée dans le dernier disque du zozo. Le livret explique qu’il a découvert l’opus 101 en 1984, sous les doigts de Joseph Villa. Le musicien eût-il été archéologue, la sonate 28 eût été ses ruines de Troie ; eût-il été alpiniste, elle eût été son mont Everest, id est à la fois un accomplissement et un « monde sans limite, un espace poétique aux territoires jusqu’alors inexplorés ».
Cet enthousiasme devant le langage beethovénien s’appuie aussi sur l’écho que l’exécutant trouve dans le propos du compositeur : le premier mouvement est marqué « assez vivant » (pas vivant, assez vivant) ; le troisième inclut un « adagio, ma non troppo » ; et le quatrième s’ouvre « vite, mais pas trop ». Le pianiste-équilibriste se délecte donc en cherchant le bon balancement entre le trouble et la passion, la colère et le tremblement intérieur, la fureur et la détresse incapacitante. Et cependant, loin de s’en tenir à un « en même temps » digne de la crétinerie de pharaons autoproclamés de la Pensée complexe, le pianiste sculpte les moments dans leur spécificité. Point de ligne médiane, ici : une vue d’ensemble accessible aux seuls musiciens
- techniquement assurés,
- doués d’une sensibilité réfléchie et
- accoutumés à labourer cette pièce.
Le Vivace alla marcia du deuxième mouvement l’illustre, qui avance avec décision tout en sachant se poser. Sous les pattounettes de l’interprète,
- allure n’est pas précipitation ;
- tonicité n’est pas brutalité ;
- énergie n’est pas vacarme.
La forme ABA renforce cette idée d’équilibre articulée ici autour de trilles et d’un passage central plus méditatif, cependant que l’on goûte itou l’efficacité
- des rythmes pointés,
- des nuances et
- des différences d’attaque
– signe que le concertiste ne faiblit pas ! Au contraire, il parvient à faire sonner un Adagio ma non troppo où le recueillement prime. Jean-Nicolas Diatkine manifeste une qualité essentielle pour un musicien : il n’a pas peur du silence. Pas peur non plus de la respiration qui dure sans jamais s’enfler façon résonance minaudante. Le virtuose n’a pas davantage peur de la note qui se fait attendre. Cette retenue bien pensée a du charme car l’artiste n’a pas peur pour autant
- de l’accent qui pimente,
- de l’accord qui claque,
- du crescendo qui, eh bien, croît,
- des atmosphères qui se frictionnent,
- des notes qui filochent et
- des forte vraiment forts.
La fugue finale parachève cette incarnation palpitante, car la polyphonie y demeure toujours d’une grande lisibilité, sans langueur, et les ornementations swinguent. Voilà un moment qui sautille, se tortille, pulse, se remet en cause et dessine un allegro vraiment allègre.
Certes, ce soir-là, la salle aurait pu accueillir encore quelques spectateurs qui n’auraient sans doute pas passé un mauvais moment. Milite pour cette supputation le triomphe remporté par l’interprète, bien supérieur à la politesse élémentaire qui consiste à rappeler le monsieur-sur-scène parce que, chez les gens bien, madame, ça se fait. Voilà donc notre Jean-Nicolas ravi d’être contraint de revenir pour offrir à son auditoire galvanisé un Sonnet de Pétraque de Franz Liszt (le n°104, extrait de la Deuxième année de pèlerinage), rien que ça. Sous les doigts du maître,
- l’indécision apparente se mue en délicatesse ;
- la virtuosité suscite l’émotion ; enfin,
- suspension et résolution se mêlent pour évoquer « le doux concert » des pleurs de Laure, ces miracles qui font s’arrêter le monde.
Selon toute vraisemblance, il y a de ce défi dans le sacerdoce musical de Jean-Nicolas Diatkine, pour qui musique et vraie vie ne sont qu’une même entité : l’homme paraît vouloir jouer pour que tout se taise et ne restent plus que la musique voire, qui sait ? la paix de l’âme – en lui comme chez ses auditeurs.
Le déluge d’applaudissements pousse l’artiste trempé par tant de brava à oser un second come-back. Un peu à l’instar de Michel Petrucciani revenant sur scène et annonçant, tandis qu’il se réinstalle sur la banquette : « I think I remember one more », l’artiste offre un second bis : la Mélodie hongroise en si mineur D817 de Franz Schubert. Les changements d’éclairage offerts par l’alternance majeur / mineur et les évolutions rythmiques creusent le sillon de l’oscillation, comme une synthèse poétique du style et de la patte de Jean-Nicolas Diatkine. La conclusion est plus que bienvenue, ce dont témoigne une dernière fois l’enthousiasme du public que le programme roboratif ici proposé a, c’est une évidence, (re)boosté. Qualité supplémentaire, que l’on doit attribuer à cette proposition forte, personnelle et à la hauteur de la singularité d’un pianiste à la fois dans et hors des cadres. Entre deux. Unique, donc. Comme la plupart d’entre nous, mais avec la capacité à le partager avec autrui, ce qui nous réjouit !