Jean-Nicolas Diatkine, salle Gaveau, 16 décembre 2024 – 3/3
Liszt-Schubert ? Schubert-Liszt ? Mine de rien, Jean-Nicolas Diatkine revient de l’entracte en posant la grrrrrosse question de la transcription et, pour l’illustrer, envoie trois lieder de Franz transcrits pour piano par Franz…
… à commencer par « Auf dem Wasser zu singen » (À chanter sur l’eau), fomenté par Schubert à partir d’un poème de Friedrich Leopold de Stolberg, voire de Stolberg-Stolberg (mais pas de Stolberg-Stolberg-Stolberg, ce serait excessif), dédié à sa chère Agnès. Le texte dit, en gros, que la joie, c’est super, mais tout change, rien ne dure, et nous-même finirons par disparaître. Indifférent aux redoutables difficultés techniques de la transcription, l’artiste
- en assume le caractère décidé,
- y dispose un étagement sonore impressionnant de clarté (je sais, pour le coup, c’est pas super diaphane mais, sur le moment, c’était compréhensible, alors bon) et
- démontre un toucher polymorphe qui, grâce à un sens profond de la projection sonore, fait vibrer l’auditeur même à l’autre bout de la salle.
La sérénade du Chant du cygne lisztien rappelle, grâce à Ludwig Rellstab, que tout travail musical n’a qu’un but : séduire une fille pour qu’elle rende heureux le dragueur. Avec l’allure tranquille qui sied au lied transcrit, Jean-Nicolas Diatkine excelle
- à exprimer mesure et douceur,
- à faire chanter les échos octaviés et
- à caractériser les différents registres de son instrument sollicités par la partition.
Le troisième et dernier acte est constitué par « Marguerite au rouet », un classique de Jean-Nicolas Diatkine qu’il avait interprété dans la même salle en juin 2022 tout comme « Auf dem Wasser zu singen » (un combo classique qu’affrontait également Vittorio Forte en février 2022, par exemple), l’histoire d’une brave fille
- séduite,
- abandonnée et
- encore amoureuse.
Comme le résume l’interprète, ce poème de Johann Wolfgang von Goethe « finit mal, mais c’est quand même beau ». En dépit du foisonnement qu’exige la réduction (donc aussi l’augmentation) lisztienne, le pianiste
- préserve la netteté des voix,
- rend presque déchirante la lamentation de la fileuse, et
- assume le plaisir d’une narrativité de l’émotion (ça vibre) plus que de la diégèse (le ressassement tourne en rond mais cette itération participe de l’expressivité musicale).
Puis vient le grand moment Beethoven, en cette date anniversaire bien connue des fans de Schroeder, le virtuose du toy piano. Jean-Nicolas Diatkine a décidé de le célébrer avec la vingt-et-unième sonate, dite « Waldstein », du nom de son dédicataire. À son habitude volontiers synesthésique, l’interprète connecte l’œuvre à Iphinégie en Tauride d’Euripide, l’histoire d’une prêtresse prompte à tuer les étrangers. C’est cette proximité supposée qui l’a aidé, très jeune, à construire sa conception de la sonate en ayant l’impression de la reconnaître plus que de la découvrir. Voilà ce qu’il explique au public avant de conclure : « Bon, maintenant, je crois que c’est à moi. »
L’allegro con brio liminaire est
- tonique et maîtrisé,
- allant et nuancé,
- coloré et cependant tenu par une même énergie interprétative.
On sent la familiarité du musicien avec la partition.
- Les doigts sont sûrs,
- l’équilibre entre les mains est parfait, et
- la pédalisation démontre une habileté appréciable.
L’adagio molto, pleinement conçu comme une « introduzione », est
- calme,
- suspendu et
- interrogatif
en attendant l’émergence d’un thème que Jean-Nicolas Diatkine semble baigner dans un liquide amniotique (oui, là aussi, je sais, mais, sur le moment, ça m’évoquait ceci, alors bon) avant d’accoucher d’un rondo audacieusement enchaîné.
- Efficacité des traits et des accents,
- précision des octaves et des changements de modes,
- excellence de l’agencement entre les motifs et entre les nuances :
le résultat est délectable, d’autant que le pianiste ne passe jamais en force, préférant se couler dans une musique pourtant guère aisée à dompter. Tout se passe comme s’il essayait de nous faire entendre cette sonate de l’intérieur avant de lâcher les chevaux pour le galop final prestissimo dont le brio vaut un triomphe à l’artiste. Un bis s’impose, pour lequel Jean-Nicolas Diatkine dégaine l’Ave Maria de Schubert-Liszt, où la dextérité de l’interprète se hisse à la hauteur de l’habileté d’un arrangeur décomplexé. Ainsi se conclut, sous les ovations, un concert
- intelligent,
- généreux et
- plaisant.
Oui, plaisant, car, comme le rappelait Claude Debussy, la musique est là, d’abord, pour faire plaisir à celui qui l’écoute. Si certains compositeurs et interprètes ont tendance à l’oublier, grâce aux cieux, ce n’est certes pas le cas de Jean-Nicolas Diatkine.
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