Jean-Nicolas Diatkine, “Live à Gaveau” (Solo musica) – 2/3
Sommet – pas unique, évidemment, mais très sommital quand même – du répertoire du dix-neuvième siècle pianistique, l’impressionnante sonate en si mineur de Franz Liszt a récemment connu de nombreuses interprétations prenant, chacune à sa façon, le défi à bras-le-corps. Parmi elles, quelques-unes, incluant celle de Jean-Nicolas Diatkine, ont été croquées sur ce site. La revoici, fixée sur disque, sous les doigts d’un pianiste axant son propos sur la narrativité du drame de Faust – selon lui, chaque motif récurrent est comme un personnage (Faust lui-même, Marguerite, etc.) et la demi-heure de musique est une longue histoire grave et secouante qu’il conte à ses auditeurs.
En guise de « il était une fois », un prélude, lento assai, dont les unissons s’ancrent profondément dans les profondeurs du piano. Le musicien n’y surjoue pas la tension dramatique, préférant, par
- le tempo,
- les dynamiques et
- les choix de pédalisation,
avancer vers l’allegro energico qui s’annonce. Là encore, le conteur la joue finaude en préférant
- le suspense au vacarme,
- l’intrigant au pétaradant, et
- l’irrégularité du surgissement à l’univocité du terrifiant.
Se déploient
- doigts déliés,
- poignets souples et
- conduite fermement tenue non pas en dépit de la virtuosité mais comme en contrepoint à cette exigence vertigineuse.
D’impressionnantes séries d’octaves conduisent à la première grande modulation et la nourrissent jusqu’au grandioso en Ré et à trois temps. Avec art, Jean-Nicolas Diatkine souligne la tension entre
- lyrisme,
- fragmentation et
- mutations chromatiques des leitmotivs.
En guise de développement, Franz Liszt s’amuse à jouer, derrière une apparence quasi rhapsodique, sur l’itération
- de séquences identifiables dont il modifie la couleur,
- de ruptures que leur répétition apparente à des à-coups laissant présager une explosion longtemps suspendue, et
- de contrastes récurrents, tantôt progressifs et tantôt brusques voire brutaux.
La partition
- regorge d’irisations drapant de moire les thèmes mâchés et remâchés,
- multiplie les changements de registres donnant une ampleur époustouflante à l’instrument et
- associe de nombreux types d’écriture (plus ou moins mesurée, percussive, spectaculaire).
L’interprète doit donc associer
- brio hors du commun,
- familiarité avec un matériau plus que dense pour qu’il sonne et ne se contente pas de bruiter,
- science de la musicalité pour danser en écho de la narration.
Force est d’admettre que l’on est ébaubi par la capacité de Jean-Nicolas Diatkine à faire sonner les voltes
- de tonalité,
- de caractère et
- d’intensité…
… le tout en concert, sans filet de sécurité. Un andante sostenuto et un quasi adagio peinent à apaiser durablement la situation, ce dont témoignent les incessantes mutations de nuances, de registres, de tonalités, de phrasés et de mesures.
C’est
- musicalement puissant,
- techniquement improbable
- et intérieurement magnifique,
voilà.
La maîtrise
- du tempo,
- de la construction narrative et, évidemment,
- du clavier
sidère assez pour embarquer le spectateur dans une aventure qui, certes, sur notre exemplaire, ne correspond pas aux pistes indiquées, mais, franchement, on s’en tampiponne le bibobéchon : cette erreur d’édition n’impacte en rien la lecture et notre désir de savoir la suite comme si, au lieu d’écouter Faust by Liszt, on était aux basques de la plus catchy des séries du monde interstellaire.
L’allegro energico en fugue (techniquement : des voix vont s’enchevêtrer, mais aussi accidentelle : on passe de six dièses à cinq bémols) éblouit à son tour.
- Efficience formidable du staccato,
- clarté improbable de la polyphonie,
- habileté des modulations – qui revient au compositeur et à l’interprète capable d’en faire sentir l’inéluctable logique pas si logique que ça,
- variété des attaques,
- énergie de la virtuosité et des contretemps,
- perfection de la maîtrise des registres :
la réécoute du concert auquel on a assisté
- revigore,
- réjouit et
- élève.
Le più mosso qui suit pourrait n’être qu’une démonstration insolente de savoir-faire s’il ne se teintait
- de poésie (l’attention aux suspensions !),
- de dramaturgie (l’improbable cohérence des changements de caractère !) et
- de l’aura qu’a le piano quand il devient plus grand que lui-même.
Le retour en majeur et son sublime aboutissement entre
- binaire,
- ternaire et
- liberté des traits
(donc les trois à la fois) est d’une netteté et d’une émotion à tomber. Tout est accompli avec
- finesse,
- intention et
- compréhension holistique donc personnelle de la partition.
La strette puis le presto puis le prestissimo stupéfient et émeuvent tout autant,
- techniques,
- grandioses et
- résonants
qu’ils sont. L’andante sostenuto tente de calmer l’histoire. En vain, protestent l’allegro moderato (et, en fond, l’excellent écho du métro, parfait comme l’était l’orage, lors du concert 2021 de JND). L’interprète excelle à
- associer l’inassociable,
- rendre cohérent l’irréductible,
- surplomber le diffus
Le lento assai boucle la boucle. Même si nous aimerions nous laisser éblouir par l’illusoire espérance de l’enciellement esquissé par les accords de la main droite, ne nous attend que le si le plus grave du piano. Désespérant donc magnifique.
À suivre !
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