Jean-Nicolas Diatkine joue Chopin, Musée Jacquemart-André, 12 février 2023 (1/2)
Certains ont la mine blasée et la satisfaction non plus seulement de savoir mais d’expliquer. Jean-Nicolas Diatkine, lui, a l’œil qui frise et l’air de ne pas y toucher. C’est comme ça. Pourtant, ce dimanche soir, c’est un homme pressé qui entre dans le salon de musique du palais-musée Jacquemart-André. Certes, il s’attarderait bien pour présenter les enjeux biographiques et musicologiques de son programme, mais « on n’a pas beaucoup de temps », regrette-t-il, bousculé par la tension entre un format de concert au musée traditionnellement proche de l’heure de musique et un programme qui, brut, pèse déjà 1 h 10 – la durée d’un disque charnu sans doute en préparation.
Son récital parisien, consacré à Frédéric Chopin, s’articule en diptyque. Le premier bloc est constitué par l’impressionnante Troisième sonate op. 58. Fidèle à sa patte, l’interprète y préfère
- le texte à l’émotivité,
- la précision du toucher à l’effet visuel, et
- le sens du phrasé au continuum simplificateur noyé dans un sustain sirupeux.
En effet, il s’agit de tenir à la fois l’unité du mouvement et la variété des dynamiques qui l’habitent. Aussi Jean-Nicolas Diatkine opte-t-il pour un Allegro maestoso concentrant les contrastes dans des nuances plus volontiers mezzo qu’exubérantes. Le spectre sonore resserré est idéal pour la spécificité de ce concert, alliant un quart de queue et un contexte acoustique plus intime que la salle Gaveau, coutumière au musicien. Trois intimités (celle de l’espace, du son et des nuances) semblent réinvestir la sonate par
- une clarté qui n’est point froideur,
- une honnêteté qui n’est point indifférence et
- une rigueur qui n’est point rugosité.
Dans cette perspective, le bref Scherzo molto vivace pourrait n’être qu’un exercice pyrotechnique moins adapté à l’exécutant. Jean-Nicolas Diatkine déjoue le piège en associant manière de sapience à la forfanterie de la « plaisanterie » consubstantielle à tout scherzo. Ne cédant pas à l’ivresse en dépit de l’effervescence digitale, le pianiste garde un quant-à-soi précieux pour faire musique des différences celées dans le flux de la miniature et des respirations distillant suspension et suspense.
L’ample Largo ne calme point notre bruyante voisine qui mâchonne, à défaut de tétine, la branche de ses lunettes. Cette paltoquette goûte-t-elle mieux, de la sorte, le souvenir paternel que Jean-Nicolas Diatkine lit dans ce mouvement ? L’exercice n’est pas indispensable pour savourer la tension que l’homme à la crinière blanche suscite.
- Tension plus que pathos, indéniablement,
- sobriété plus que sentimentalisme,
- fluidité de la modulation plus que surlignement des mutations,
- art de l’agogique plus que rude plaisir de la vigueur,
- science du toucher plutôt qu’extraversion de la percussion :
ainsi se présente l’affaire à nos esgourdes. Le Finale presto ma non tanto synthétise ces qualités dans un mouvement qui, lui-même, boucle le voyage musical passé par le si mineur liminaire, le Mi bémol du scherzo, le Si du largo pour aboutir aux irisations du finale, avec transition vers le si mineur, passages en Mi et en si mineur et conclusion en Si. Tant à chaque mouvement que plus globalement au niveau de l’ensemble de la sonate, Jean-Nicolas Diatkine semble avoir adopté la posture du guide qui conduit l’auditeur dans un voyage où les émotions deviennent des paysages, loin des collègues qui préfèrent électriser la partition et, vibrionnants, injecter des émotions ripolinées aux amateurs de grand huit.
Après le microscopique prologue, même la virtuosité nécessaire paraît intériorisée. On goûte non point une paix compotée dont émaneraient de soporifiques fragrances sucrées, façon stand forain de barbe à papa – gaufres – pommes d’amour – panini – kebab – huitres à emporter, mais une sapide cohérence qui déploie
- une ligne mélodique toujours précise,
- une belle mécanique ternaire et
- une association séduisante entre percussivité et digitalité.
Les bourgeois venus par erreur chercher
- de l’extraverti cabotin,
- du zozo bruyant, ou
- de l’échevelé confondant âme tourmentée et poses hystériques
en seront pour leurs frais. Jean-Nicolas Diatkine nage dans d’autres eaux. Sa proposition mélange virtuosité, émotion, savoir-faire, réflexion musicologique et une sorte de vision plus spirituelle que tellurique de ce Chopin-ci. Elle réussit le tour de force de ne pas gommer le principal objet de la musique – qui est ou devrait être moins de raconter la vie du compositeur ou de partager les états d’âme de son interprète que de faire vibrer l’auditeur – tout en liant les deux dimensions de l’interprétation : d’une part, la performance physique, technique, artisanale, en somme, et, d’autre part, l’art qui la transcende. De quoi mettre en appétit pour les quarante minutes qui s’annoncent via la seconde partie du diptyque : les vingt-quatre préludes.
À suivre !