Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz jouent Schumann et Brahms, Musée Jacquemart-André, 2 février 2025 – 2/3

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Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz le 2 février 2025 au musée Jacquemart-André (Paris 8). Une évocation d’après Rozenn Douerin.

 

La « seule œuvre vraiment pour piano et violoncelle » du catalogue schumannien, Estelle Revaz la connaît sur le bout des menottes. N’a-t-elle point mis au centre de son disque sur l’Inspiration populaire les Cinq pièces dans le ton populaire de Robert Schumann ? Ce soir de récital au musée Jacquemart-André, le cycle en cinq mouvements est à nouveau au centre de la set-list. Il s’ouvre sur « Vanitas vanitatum », un mouvement qui doit être joué « avec humour ». Aux spectateurs qui ont tous plus ou moins suçoté une flûte de champagne, Estelle Revaz propose d’être « bourrés ensemble comme un unijambiste qui a trop bu ». Le projet n’a pas l’air d’effrayer le public, pourtant chenu, même quand il se traduit musicalement par

  • un rythme très marqué,
  • des glissades savoureuses et
  • des répétitions aguichantes.

Le piano passe du statut d’accompagnateur discret à celui de moteur narratif, le violoncelle répondant à ses traits. On s’enivre donc du travail de Jean-Nicolas Diatkine et d’Estelle Revaz, avec son lot

  • d’hésitations savantes,
  • de fougue canaille et
  • de burlesques retournements de situation,

le tout exécuté avec ce qu’il faut

  • de distinction pour protéger le grotesque de la vulgarité,
  • d’engagement pour rehausser la (légère) drôlerie de finesses interprétatives bienvenues – car, d’inspiration populaire ou non, nous oyons – tatataaa – une fort belle partition, et
  • de musicalité pour ne pas réduire la pièce à un projet programmatique justifiable mais limitant.

Au piano plus foufou et percutant d’Anaïs Crestin, accompagnatrice habituelle d’Estelle Revaz, Jean-Nicolas Diatkine substitue

  • une retenue sémillante,
  • une légèreté affriolante et
  • une sorte de décalage qui fait la patte de l’interprète, en soliste comme en accompagnateur,

comme s’il était à la fois dans le feu de l’action et en observation, la performance consistant à faire de cette ambivalence la force singulière d’une interprétation sans jamais la rendre

  • froide,
  • rigide ou
  • terrrrriblement sage, autrement dit ennuyeuse.

Le mouvement suivant, à jouer « lentement », permet

  • au violoncelle de s’épancher,
  • au piano de balancer avec délicatesse donc sans mièvrerie, et
  • à la mélodie de froufouter à son aise, habillée d’un accompagnement simple.

En vivifiant la qualité d’écoute, la modulation permet de mieux percevoir

  • le travail commun sur les piani,
  • la construction d’un son où chaque musicien trouve sa place variable, et
  • une agogique qui, loin de se réduire à une série de ralentis, semble
    • intériorisée,
    • intégrée dans la respiration musicale et, en dépit d’un temps de répétition que l’on sait avoir été court,
    • presque intuitive à l’aune de ce qui peut être perçu (donc à l’aune de l’essentiel).

Le troisième mouvement doit être joué « pas vite, avec beaucoup de sonorité ». La partition exploite joyeusement

  • les plaisirs de l’itération,
  • les richesses de l’harmonisation et
  • les variations de registres dont les artistes font leur miel.

Pour autant, rien de surchargé. Le tempérament volontiers volcanique d’Estelle Revaz et la placidité profonde de Jean-Nicolas Diatkine trouvent dans cette œuvre de Robert Schumann un creuset où fondre – sans les confondre, haha – leurs personnalités artistiques.

  • Le simple est beau et non pataud,
  • le virtuose est fluide et non show-off,
  • les contrastes sont intenses et non vulgaires, et
  • les arabesques du piano savent être envolantes – et hop – sans être uniquement frivoles, de même que ses staccati savent être bondissants sans se contenter d’être désinvoltes.

Le quatrième mouvement est annoncé « pas trop vite ». L’indication est assez souple pour permettre aux artistes d’envoyer du boudin tout en conservant l’esprit exigé par le compositeur. Le résultat me rappelle – j’en demande pardon par avance aux lecteurs les plus assidus qui ont déjà dû subir ce souvenir de guerre – ma professeur de piano qui me reprenait sans cesse dans les parties intenses en fulminant : « Forte, ça ne veut pas dire bruyant ! La musique, ce n’est jamais du bruit ou un concours de décibels, comment pouvez-vous croire ça ? » Même si cette dame et moi n’avons pas toujours été en bons termes, euphémisme, je dois à l’honnêteté de reconnaitre que, parmi d’autres, cette conviction qui l’animait m’a beaucoup marqué. En l’espèce, puisque ce n’est pas de moi qu’est censée parler cette notule, l’on devine que les interprètes, au talent et au savoir-faire incomparables à celui d’un amateur d’antan, sont aussi convaincus que la vitesse n’est pas qu’une question de record ou de battements par minute. Pour Revaz et Diatkine, la vitesse, c’est une illusion fondée, entre autres, sur

  • la construction du rythme (ainsi du marquage des temps forts versus les temps faibles),
  • la caractérisation des atmosphères (la répartition de l’intensité dans la mesure permettant de distinguer tonicité et précipitation), et
  • l’efficacité des synchronisations – singulièrement des unissons communs.

Le dernier mouvement, « fort et marqué », assume ce curieux mélange de l’inspiration populaire et de l’écriture schumannienne. Les auditeurs, suspendus aux musiciens, s’y gobergent

  • de la liberté qui émane des interprètes,
  • de leur capacité d’écoute mutuelle qui, pourtant, n’a jamais l’air de les brider, au contraire, ainsi que
  • de la précision
    • des breaks (qui est cependant moins spectaculaire que très fine musicalement),
    • des changements de couleurs, et
    • des parallélismes d’une grande beauté.

De quoi mettre en appétit avant le « plat de résistance » du jour, selon l’expression d’Estelle Revaz : l’impressionnante première sonate de Brahms, qui fera l’objet prochainement de l’ultime notule consacrée à ce récital.