Jean-Luc Thellin joue Bach et Franck à La Madeleine, 13 novembre 2022

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Jean-Luc Thellin et son assistante à la Madeleine (Paris 8), juste avant son récital, le 13 novembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Ce devait être un récital dominical presque comme un autre, lançant sur Paris des tombereaux du coffret enregistré par Jean-Luc Thellin, incluant l’intégrale Franck + de sérieux bonus, le tout ayant été en sus interprété en une demi-journée à Liège récemment. Or, Olivier Périn, l’acolyte presque récemment nommé pour assister François-Henri Houbart, vénérable titulaire des grandes orgues de La Madeleine, a pimenté cette attente d’un scoupe en ouverture : le concertiste viendrait d’être nommé organiste de la cathédrale de Chartres, certes dépourvue pour quelques années de son mastodonte envoyé en restauration.
Détonant, mais rien d’étonnant : c’est la suite de la fameuse malédiction JLT. On peut le révéler, le musicien s’est vu d’abord privé de sa tribune de Notre-Dame de Vincennes pendant la réfection de l’intérieur de l’église. Ensuite, il s’est vu privé de la même tribune puisque des sagouins de bétépistes ont rendu la Bête, déjà mal en point, hors d’usage. Adieu, orgue Stolz façon petit Cavaillé-Coll ; bonjour, orgue-coffre Cattin (le premier du facteur !). Pour ajouter au soupçon de maraboutage qui pèse sur la tête de l’hurluberlu, signalons que le même JLT devait enregistrer l’essentiel de son coffret Franck à la Madeleine – in extremis, des travaux ont obligé le maudit à gagner Courbevoie. Il devait néanmoins donner ce récital dans cette bonne vieille Madeleine à la rentrée… mais l’orgue n’était pas en état, un sérieux accord devant être programmé au préalable. En dépit de ces précédents retentissants, le Landerneau des tuyaux ignore si le concertiste envisage de se faire exorciser chez l’un ou l’autre des docteurs spécialistes maliens de renommée internationale qui grenouillent à Montreuil ou à Paris 18 France Europe, lieux où, en attendant la clientèle liégeoise plus centrée sur l’organologie, ils  répar amour qui revi indra commune chienne dans les 24H et pc ou mac par téléfone même désespér et impuissance sexuel, sucé garanti (la promesse en vaut d’autres), péman pré résulta.
Avec la discrétion convenante chez ces autres gens-là, la nouvelle nomination a agité le public rassemblé pour l’événement, dans une église qui résiste paresseusement à la mode – devenue la norme – de l’écran plus ou moins géant sur lequel il est séant de retransmettre les prestations exécutées à l’abri des regards. Puis, l’émotion refluant en attendant le débrief d’après show, le récital du jour s’est avancé, articulé en trois actes ambitieux d’environ 15′ pièce.

 

Jean-Luc Thellin by Rozenn Douerin

 

En ouverture de bal, le triptyque BWV 564 de Johann Sebastian Bach, enregistré par l’artiste sur le troisième tome de son projet Bach. La toccata liminaire souffre évidemment de la confrontation entre le stylus phantasticus, virevoltant et impulsif, et l’énorme réverbération – écho – résonance de la Madeleine. Jean-Luc Thellin fait son possible, donc l’impossible, pour s’en dépatouiller. Dans son catalogue d’astuces malignes :

  • l’utilisation de silences opportuns,
  • le contraste des registres qui caractérise les changements de motifs,
  • la liberté d’énonciation qui prend en compte la bulle sonore
    • en détachant les séquences brèves et
    • en laissant la virtuosité roborative, j’ai jamais su ce que voulait dire ce mot mais je le trouve très sympa, tonifier les traits plus longs.

Résultat, le mouvement compense la folie vibrionnante qu’il ne peut avoir dans cette enceinte par une singularité qui oblige à l’écouter avec une attention renouvelée. Cette attitude auditive permet de se laisser impressionner par la franchise des forte, la précision des attaques et le soin apporté aux phrasés. Le son a beau être nimbé de flou, la fougue nous parvient et, avec elle, la satisfaction de découvrir que l’artiste ne retient pas ses doigts. En dépit de l’enjeu que constitue un Récital À La Madeleine, jamais négligeable, même pour un presque habitué, point de retenue timide : ça sonne, ça tonne, ça donne.
Dans l’adagio, les flûtes sont plus propices aux jeux de Jean-Luc Thellin. L’organiste est soucieux de dessiner la ligne mélodique sans sacrifier la pulsation obstinée de l’accompagnement. Respiration après le fourmillement du premier mouvement, la section centrale du triptyque est aussi l’occasion pour le coloriste de déployer un autre possible de l’instrument. La registration épurée plus qu’étique, efficiente plus que fonctionnelle fait que le joli est joli, pas gnangnan. La redoutable fugue est engagée sans crainte ; et, pourtant, elle n’a rien de mécanique. Jean-Luc Thellin y associe allant et souci de legato. Il en sourd un swing pour le moins piquant. Certains auraient-ils préféré une version plus scolaire, plus guindée, plus roide, dès lors plus vertigineuse ? Qu’ils aillent fureter ailleurs ; nous préférons cette exécution pensée qui privilégie la musique et renvoie à leurs chères études les purs effets wow, plus techniques que « phantastiques ». Cela n’empêche certes pas le frisson du wow de suinter du sentiment qui bat dans les veines de cette fugue : un sentiment

  • d’une évidence,
  • d’une fluidité et
  • d’une vitalité

curieusement naturelles… L’entrée des anches signale l’entame du grand crescendo qui mène à l’orgasme du tutti joué finaud. Le désir patent qu’a l’artiste d’avancer jusqu’à la coda, plus brillante que bruyante, n’est, lui, pas entamé le moins du monde. De longs applaudissements signalent que le public a bien kiffé.

 

Jean-Luc Thellin en répétition aux grandes orgues de Notre-Dame. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Sans transition, Jean-Luc Thellin monte à l’assaut du Troisième choral de César Franck. Après une œuvre de jeunesse, la « dernière composition » du pater seraphicus. Pourtant, comme l’indique l’incipit pris bille en tête, point de séraphisme ici, plutôt

  • des doigts déliés,
  • une juste registration,
  • des cuts parfaits car habillant les silences de musique.

Voilà qui s’annonce sous les meilleurs auspices ! Les couleurs variées des registrations font miroiter les mâchonnements de motifs, triturés jusqu’à plus soif par le compositeur.  Les effets de boîte expressive sont maîtrisés. Ils donnent du souffle sans ripoliner les nuances. Il est patent que le zozo maîtrise l’orgue de François-Henri Houbart, qui a accepté d’être le directeur artistique de la partie « française » de l’enregistrement Franck by JLT. L’illustre son renoncement à rutiler – ce serait, présentement, hors de propos. D’extrêmes, nuls. Au point que certains changements de jeux paraissent moins fonctionnels que poétiques. Comme en remerciement, l’instrument répond avec cette majesté rêche qui le rend si précieux dans le répertoire franckiste.

  • L’harmonisation caractéristique,
  • l’agogique sous-tendue par l’écriture (qui implique souplesse mais surtout pas rubato) et
  • le sens du développement de César Franck

trouvent en Jean-Luc Thellin un porte-voix aussi roué que convaincu. Sa vision globale et de la pièce et de l’ensemble des pièces pour orgue lui permet de caractériser les différents passages sans morceler le discours. Les plans des trios sont ciselés. Les conversations entre claviers sont à la fois intelligibles et entremêlées. Nuances et respirations tombent tel un tissu bien coupé sur un joli cuissot, y en a, et l’assistante à la tribune fait son possible pour contribuer sans à-coups à la palette sonore. Les effets de crescendo – decrescendo sont exécutés avec scrupule, rendant perceptibles les diastoles et systoles qui permettent à la partition de battre et de palpiter. On salue un mélange particulièrement pertinent

  • de compacité / cohérence,
  • de malléabilité / contrastes et, presque étonnamment,
  • d’aérien.

Une performance aussi pénétrée de franckisme et emplie d’une virtuosité très musicale mérite, semble-t-il, une quête – il faut des sous, pour la paroisse, Johnny est loin…

 

Depuis les corridors de la Madeleine. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avant de fuir le récital, l’évêque-curé de la Madeleine offre à l’assistance un petit discours fort pertinent, rappelant que « l’orgue fait intégralement partie de la liturgie catholique ». En effet, « non seulement il accompagne la liturgie et les chants mais il nous accompagne spirituellement ». Pas sûr cependant que ce soit le projet principal ou annexe des Variations symphoniques, ici présentées dans une redoutable transcription de Jörg Abbing. Le prologue profite du spectre

  • de jeux,
  • de dynamiques,
  • de phrasés et
  • de tenues

que permet l’orgue (y a pas que le piano !). La stratification sonore guide l’auditeur dans les méandres où se lovent orchestre et clavier. La partition est ardue ? Son interprétation en dénoue la complexité sans en celer la richesse. L’aisance jamais dégingandée de l’interprète lui donne une apparence de richesse évidente. La différenciation des nuances piano et mezzo forte contribue à l’intérêt vivifiant de l’écoute.

  • Les jeux cristallins,
  • les registrations tonifiées par les anches,
  • les variations d’intensité et
  • l’allant du tempo

rendent raison d’une partition dont

  • les couleurs,
  • les harmonies et
  • la pulsation

paraissent muter presque en continu. Faisant fi des vacheries que l’on croit deviner çà et là et re-çà aussi, Jean-Luc Thellin tire le meilleur d’une composition qui, ainsi arrangée, offre un voyage prenant dans l’orgue de la Madeleine – un concert d’orgue est d’abord un hommage à l’instrument particulier qui y est joué –  et dans l’imaginaire du spectateur. Pour l’un d’eux, des échos des fête foraine semblent dialoguer avec le rag-time et le rugissement d’une vieille locomotive à vapeur. La musicologie n’y peut mais. En général, c’est bon signe, parce que c’est signe que la musique a gagné, et on n’en connaît pas de meilleurs.