Jean-Luc Thellin, Intégrale Bach 4, Organroxx
Aujourd’hui, nous comptons conter la suite de l’histoire d’une intégrale développée autour d’un label neuf, organophile et (trop ?) éclectique.
Indifférent à la concurrence mais ni ignorant des précédents marquants ou des actuels à forte résonance médiatique, ni inconscient devant la tâche ni les références, sans l’appui des grands médias mais avec celui de sa science musicale redoutable, Jean-Luc Thellin construit une proposition fondée autour de récitals – articulés autour d’orgues claqués par l’ex-manufacture Thomas – visant à constituer, in fine, une intégrale façon puzzle. Les connauds supputeront qu’il travaille avec un petit label parce qu’il n’a pas le niveau pour séduire Dolce Vita ; la réalité est que ce mec a
- une technique à toute épreuve,
- un incontestable souci de faire musique et
- une vision personnelle de son travail d’interprète qui balaye ce genre de billevesées.
Quant à nous, sur nos liens d’intérêt avec le zozo, l’on a déjà stipulé
- qu’il nous invitait parfois à le remplacer à l’orgue pour quelques cérémonies religieuses qu’il ne peut assurer ;
- qu’il nous a invité à l’assister lors de concerts à Saint-Louis de Vincennes ou à Notre-Dame de Paris (on a failli l’assister à la Madeleine, mais ç’aurait répandu le virus dans tout Paris, pensez) ;
- qu’il est venu jouer, seul ou en belle compagnie, lors du festival Komm, Bach! que nous organisons.
Toutefois, notre dépendance multifactorielle, hé-hé, ne nous a jamais empêché de dire ce que nous pensions à son endroit – de même que les labels nous envoyant leurs disques savent que, comme gage de l’honnêteté de nos enthousiasmes, nous ne renonçons pas à chroniquer les disques qui nous ont déçus, si ravi fussions-nous de les avoir reçus et découverts. Pour pouvoir dire que telle galette nous paraît géniale et bouleversante, faut-il aussi que nous puissions dire aussi pourquoi, as far as we are concerned, ça, c’est moins enthousiasmant.
Or, cette fois, dans le livret, Jean-Luc Thellin prévient ses auditeurs : à part, peut-être, sur la fin, on va pas mourir de rire avec la quatrième livraison de son intégrale de l’œuvre pour orgue de Johann Sebastian Bach. En effet, il compte bien profiter de ce que l’orgue Thomas du temple du Bouclier, à Strasbourg, a bons fonds pour explorer d’autres couleurs que les pleins jeux triomphaux et autres registres brillants susceptibles de faire clinquer le boss des instruments.
Pourtant, quand l’aventure commence via les Prélude et fugue BWV 548, pour mixtures, trompette de pédale et cymbale sont quand même au rendez-vous, nous indique la palpitante notice de registration. Tempo résolu et puissance donnent à l’introit la solennité attendue qu’agrémentent des trilles parfois rares (le fa dièse à 1’33, par ex.). L’interprète s’attache à rendre la tension qui anime la pièce, entre tentation de la légèreté à fanfreluches et assise d’une pédale aux liaisons travaillées. On apprécie la façon de
- poser les accords,
- dessiner la ligne de basse, et de
- laisser couler le flux des doubles croches et de maîtriser le discours sans être tenté ni par la précipitation pyrotechnique ni par la nonchalance pachydermique qu’une telle masse sonore laisserait craindre.
La fugue en C barré associe elle aussi groove et mesure sans renoncer aux facéties virtuoses exigées par la partition entre deux déploiements massifs de décibels. Il y a de la rigueur, dans cette interprétation ainsi qu’une volonté de volonté de bannir l’esbroufe du vocabulaire musical. Les amateurs de subjectivité triomphante iront piocher ailleurs une peccadille à leur goût. Jean-Luc Thellin n’émarge pas dans cette catégorie, ce qui lui permet de gérer avec une aisance sereine ce flux ininterrompu d’allant harmonique qui tient l’auditeur en haleine pendant 7’30.
Plus mystique, la piste suivante est un choral de Leipzig, « Schmücke dich, o liebe Seele » (BWV 654). Le texte utilisé pour la cantate du même nom stipule : « Pare-toi, ô chère âme ; quitte le sombre gouffre du péché et viens dans la lumière éclatante » pour accueillir le Seigneur. Sur un accompagnement d’une redoutable richesse, la mélodie est confiée à la main droite. La pièce, recueillie et splendide, ne pardonne aucun relâchement de concentration de l’interprète. Cette version propose une rectitude méditative fondée sur un solide principal de huit, force qui va et ne se désunit ni à découvert ni en second rideau. Le soin apporté aux relances et à l’ornementation pare, en effet, la partition d’une aura seyante. Une prise de son précise des différents plans sertit pertinemment cette œuvre magnifique.
Les Prélude et fugue BWV 535 s’ouvrent posément avant que ne s’agitent les saucisses. Dans la forêt de triples croches, Jean-Luc Thellin distingue le prélude du prélude (si, si), libre, et le bariolage, régulier. C’est aussi l’option tonale qu’il prend dans la fin de la descente (douze mesures avant la fin, fa# deux fois puis deux fois mi, quand d’autres privilégient la descente d’un demi-ton jusqu’au ré suivant), assurant de la sorte une stabilité des paliers en cohérence avec la fermeté ici privilégiée. La mixture du grand orgue sonne soudain pour lancer le tube qu’est la redoutable fugue, ici volontiers ornée. L’œuvre est exécutée avec le brio exigé ; et l’on se réjouit que les claviers répondent fort bien à l’exercice tonique auquel ils sont soumis, coda incluse, avec une association petite triple croche pointée – quadruple pour finir avec esprit.
La Fantaisie en Do (BWV 570) s’apparente à une méditation à quatre voix qui permet d’entendre la Viole de gambe et le Gemshorn de l’orgue. Jean-Luc Thellin n’hésite pas à booster certaines relances (la sol fa #, vers 1’25, par ex.), à les orner d’un trille bienvenu ou, au contraire, à poser certaines minicadences (2’15) sans doute pour désamorcer toute crainte de transformer cette introspection musicale en mélopée lénifiante. De la sorte, une fois de plus, on apprécie le dosage fin entre respect rigoureux du texte et investissement du musicien dans l’interprétation.
Les trois « Allein Gott in der Höh sei Ehr » (BWV 662 à 664) de Leipzig déploient un thème affirmant, que, maintenant que Dieu nous a donné son accord, on n’a plus qu’à le remercier car « aucun dommage ne peut plus nous atteindre » – on apprécie que le musicien ait inclus le texte du choral à son livret, c’est un détail qui n’en est pas un, d’autant que l’éditeur n’a pas souillé le texte, cette fois, d’une vilaine faute de frappe contrairement au « par moi, mon âme » de tantôt.
Le BWV 662 en La se caractérise par une ornementation d’une fascinante complexité (jusqu’à la dernière note !), dans l’accompagnement comme dans le solo, qu’une pédale soutient sans faillir. Plus d’allant anime le BWV 663, une partition en trio id est où la main droite, la main gauche et les pattounettes sur le pédalier sont d’égale importance. L’organiste n’hésite pas à y travailler sa registration jusqu’à frotter contre les autres registres une quinte revigorante. C’est techniquement impressionnant et musicalement louable. Le BWV 664, le plus connu des trois, insuffle du 2 pieds (c’est-à-dire des sons aigus) dans ce monde de solennité. Après le La du premier (trois dièses symboles de la Trinité), le Sol du deuxième (« la tonalité du soleil »), revoici un La et une partition en trio réservée aux virtuoses, car il faut non seulement jouer les parties en toute indépendance mais aussi construire un système de questions-réponses et d’unité-dans-la-diversité, le tout à un tempo allant sans le moindre temps mort.
- L’attention portée à l’ornementation sporadique,
- les signes d’un enregistrement revendiquant son ancrage dans le vivant et l’engagé plutôt que dans le lisse du surpatché et
- la tenue d’ensemble de cette pièce exceptionnelle
dit assez la qualité de ce qui se joue dans cette intégrale en construction.
Le Concerto BWV 974 « d’après Alessandro Marcello » est un tube des rganiss, notamment de ceux qui doivent jouer du Bach lors d’un récital et pensent à un truc où pas trop se fouler. Il s’inscrit dans la tradition des transcriptions italianisantes que Bach a pratiqué (ce concerto surnage parmi une série de quinze autres, notamment grâce à son troublant deuxième mouvement). Manualiter (en clair : sans pédale), il est idéalement dimensionné pour un instrument à deux claviers comme celui du Templier de Strasbourg. Hyperplus fastoche que les autres pièces au programme, faut l’dire, il permet d’examiner ce qui différencie un virtuose d’un médiocre pianoteur sur une pièce accessible au second. Par exemple, on ne peut que saluer
- la régularité (donc l’énergie du mouvement)…
- … ou l’irrégularité lors des cadences et des séquences de triples dans le deuxième mouvement,
- la précision des ornements avec enrichissement à la tierce comme sur la reprise du premier segment du troisième mouvement…
- … ou des non-ornements comme sur le premier mi de cinq mesures avant la fin du premier mouvement, à 2’47, ou sur le mi du deuxième mouvement à 2’15,
- le sens de la respiration (ainsi du juste petit moment de break à 2’34, dans le premier mouvement),
- l’art de poser sans ralentir comme dans l’attente de résolution douze mesures avant la fin du deuxième mouvement, ainsi que
- les astuces séduisantes qui rendent lisibles les ensembles.
L’absence de dernière reprise du troisième mouvement est évidemment un plus pour
- éviter les redites,
- garder une dynamique ternaire logique, et
- permettre d’aborder d’emblée ce passage avec les enrichissements bienvenus.
On termine ce disque en puissance avec la Toccata et fugue « dorienne » BWV 538, un hénaurme tube du répertoire, réservé pour le coup aux maîtres de l’instrument ou aux rigolos qui veulent se ridiculiser en s’y confrontant (on en connaît).
Le prélude dit « toccata » est pris bille en tête. Jean-Luc Thellin lâche alors les étalons sans perdre le sens de la mesure, double performance.
- Netteté des doubles,
- précision des séquences virtuoses,
- sens du détaché et du legato,
- souffle pour « tenir » sur l’ensemble du mouvement :
tout y est, comme si l’artiste avait gardé sa libération jubilatoire pour la fin. La fugue – peut-être pas la plus difficile du répertoire, malgré ses cinq voix sporadiques, mais la plus longue et certainement pas la moins exigeante – est prise avec franchise et audace sans forfanterie pour autant. Le feeling est carré et cependant habité par
- les respirations,
- l’aisance technique et
- les ornements qui vont bien.
On apprécie une registration longtemps mesurée, qui permet d’apprécier et la musique et l’orgue, avant que des jeux ad hoc soulignent la dimension triomphale du chef-d’œuvre – où le souci de lisibilité demeure, comme en témoigne, par ex., la respiration à 6’17.
En conclusion, ce disque n’est pas « moins accessible » ou moins palpitant que les précédents. Au contraire, il constitue un récital
- logiquement et musicalement pensé,
- supérieurement et personnellement exécuté, et
- généreusement produit avec 1 h 17 de grande musique au programme.
Une nouvelle pierre précieuse dans le jardin du facteur Thellin, en train de construire son château entre reconnaissances officielles et voie singulière.
Pour découvrir les épisodes précédents, c’est ici, çà et même là.
Pour rejoindre l’aventure sur la page néerlandophone du label, c’est ici.