Jean Guillou, Ombres et lumières (Augure) – 2/2
Le hasard ou une édition avisée faisant bien les choses, aux huit Charpentes de Saint-Eustache, improvisées sur orgue en s’inspirant des œuvres de Félix Schivo, répondent huit improvisations précipitées sur piano autour du même répertoire graphique – six inspirations reconstituées diffèrent, deux s’assimilent. Nous avons évoqué tantôt les quatre premières, passionnantes. Risquons-nous à présent dans les quatre dernières, à commencer par le « Nu couché ». Tout est
- grave d’abord,
- jazzy ensuite,
- extensible à l’aigu enfin,
comme si le nu couché de dos mettait un moment à révéler sa part fantasmatique que
- les nuances piano,
- les harmonies énigmatiques et
- les traits retors et récurrents
tentent de masquer. Il y a
- de l’érotisme,
- du sournois,
- du voyeurisme dans cet art-là,
en tout cas quelqu’un qui savoure un secret non assumé. Le grouillement des notes graves s’ouvrant aux autres registres fricote à cette aune (je tente). Accords et réponses répétées déploient l’idiome guilloutique, mais cette évidence se dérobe. L’improvisateur ne prend pas le désir à son compte. Chacun ses pulsions, que diable ! Une quête de respiration dans les aigus semble aspirer l’esquisse vers de plus hautes cimes, mais le grouillement est irrépressible. Tout au plus peut-on le suspendre un instant, suscitant l’expression pianistique
- du regret de ce qui n’est pas advenu,
- de l’onirisme de l’hypothèse sempervirens et
- de la tension entre ultragraves et suraigus consubstantielle à tout désir occidental conscientisé par
- la réflexion,
- la contemplation d’un nu ou
- la dégustation d’une musique non-écrite…
voire les trois à la fois. « Femme cousant » est la plus brève proposition de la galette. Le tictac de la machine à coudre (non proposée dans l’œuvre de Félix Schivo)
- s’impose,
- s’étend et
- se décline
de registres en registres. Les doigts déliés posent des questions auxquelles
- trilles,
- mouvements contraires et
- grognements motoriques
peinent à répondre – le souhaitent-ils seulement ? Coudre, c’est essayer
- de façonner l’espace,
- d’effacer le vide et
- de jeter un sur – autrement dit d’éloigner – le réel.
Ce n’est pas changer le monde, c’est rendre le monde changé, donc renvoyer à la disjonction relative entre substance et apparence. « La Passerelle vers la lumière étroite » est la première des deux gravures des Charpentes remises sur l’ouvrage de l’improvisateur. Avec elle, on entre dans
- l’ombre du profond,
- le mystère de l’inattendu,
- la tentation des abysses qui ne se dissout pas dans les ultragraves, ce serait trop simple.
Se manifestent ainsi, fugaces donc sexy,
- l’hypothèse d’un ailleurs (vite inaccessible),
- la fragilité des certitudes (dont témoigne l’extinction des espérances d’élévation par la répétition de vanité et les accords descendants), et
- l’illusion de l’après (dont Jean Guillou dessine un formidable portrait grâce à sa science de la pédalisation sculptant la résonance donc la matité).
La minicassette dénichée par les guilloutologues ébaubit – et nous ne sommes point payé, sinon par le disque, ce qui n’est pas rien, certes, pour nous extasier, alors imaginez ce que cela donnerait si y avait un budget « influenceur à la petite semelle plus que semaine » chez Augure…
- La tenue
- inventive,
- construite et cependant
- apparemment libre de l’improvisation,
- la vue d’ensemble id est la gestion de la narration, des contrastes et des motifs récurrents,
- la virtuosité technique tenant la tension globale
saisissent. Le pianiste n’hésite pas à poser le mystère de la lumière dans l’étroitesse de la nuance piano confinant
- au silence rapidement investi,
- au répétitif modulant,
- au chromatique précautionneux
tendant ces motifs et structures vers des aigus polymorphes qu’il
- triture posément, puis
- auxquels il s’accroche et
- semble se retenir jusqu’à tant que possible.
« Les Poutres tissent ombres et lumières » serait la dernière source d’inspiration de l’improvisateur, à en croire les éditeurs aussi scrupuleux qu’inventifs eux-mêmes. Tout part d’une énergie grave pour s’envoler sur des octaves promptes à se détériorer en conservant le motif énergique liminaire. Jean Guillou travaille un faux fugato substituant à la polyphonie stéréotypée
- la tonicité,
- l’interrogation et
- la tension entre
- pédalisation,
- recherche de la dissonance savoureuse et
- digitalité explosive.
Derrière le scriabinisme d’affichage,
- l’itération ultraguillouesque,
- la mutation
- d’intensités,
- d’attaques,
- de couleurs,
- l’investissement sélectif ou exhaustif du clavier avec la prédominance non exclusive de graves
dessinent une poétique non pas du clair-obscur, c’est mignon, le clair-obscur, mais
- de l’éblouissant et du fuligineux,
- du furieux et du plus-que-furieux,
- du dense (l’espace est plein de réalités sonores puissantes) et du délicieusement potentiel mais non actualisé (on croit imaginer certaines orientations que Jean Guillou a plus qu’habilement esquissées pour les abandonner et en choisir d’autres,
- moins évidentes,
- moins chargées,
- moins prévisibles).
Le finale fortissimo éblouit
- de noirceur,
- de colère répétitive et, surtout,
- d’impossibilité d’achever la proposition.
Cet aveu que, non,
- pas de grand BLAM,
- pas de decrescendo péteux,
- pas de dénouement satisfaisant
est sans doute le moment le plus émouvant du disque, dans la mesure où elle renvoie l’auditeur ébaubi à l’inachèvement d’un mec
- roué et foufou,
- porté aux nues et malmené in fine,
- apparemment éternel et décédé brutalement.
Chaque disque d’Augure,
- admirablement pensé par ses grands sachants,
- magiquement restauré par Jean-Claude Bénézech, et
- parfaitement réalisé par l’association portée par Giampiero del Nero
sonne comme l’harmonique d’un nouveau point d’orgue. C’est triste, quand on pense à ce qui ne sera pas ; c’est joyeux, quand on pense à ce qui aurait pu ne pas être et qui s’apparente à un formidable médius préalablement humecté avant d’être tendu vers la Faucheuse. A priori, cette vulgarité n’est pas prête de finir. Tiens-le-toi pour dit, garce !