Jean Guillou, Ombres et lumières (Augure) – 1/2

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L’événement chez Augure : huit nouvelles nuances de Schivo par Guillou

 

C’est l’histoire d’un mec, l’un des plus célèbres organistes de son temps, qui meurt en laissant des tonnes d’archives. C’est aussi l’histoire d’une association qui, sous la houlette de Giampiero del Nero et l’impulsion du duo Frédéric Brun – Vincent Crosnier, collecte, évalue, trie, hiérarchise, investigue, analyse, édite et publie presque régulièrement les plus marquantes desdites affiches. Et c’est une troisième histoire, celle du succès phonographique qui a accompagné la publication des Charpentes de Saint-Eustache, une série de huit improvisations à l’orgue autour d’œuvres du graveur Félix Schivo, dont nous avions rendu compte ici. Tout cela mélangé donne une quatrième histoire.
Alors que reparaît Les Charpentes de Saint-Eustache en version remastérisée, une nouveauté – nouvelle, elle – pointe le bout de sa galette : huit nouvelles improvisations sur des œuvres de Félix Schivo, dont deux pièces déjà commentées par l’orgue de Saint-Eustache, mais cette fois au piano. Les experts supputent qu’elles ont sans doute été fomentées pour et dans la maison de campagne de feu le galeriste Claude Bernard. Musique de salon, alors, craindront les snobs ? Ce serait méconnaître l’unicité de Jean Guillou, pas spécialement réputé pour écrire ou jouer des trucs mignons tout pleins afin de flatter brushings épars et violettes permanentes.
« Le marchand de masques » ouvre la fête avec tonicité. La percussivité du piano est multiple :

  • rugueuse,
  • feutrée,
  • progressive
  • contrastante.

Elle ouvre au musicien un champ de possibles encore

  • plus vaste,
  • plus efficient et
  • plus malléable

que l’orgue pour y tirer à notes réelles avec l’une de ses armes favorites – la répétition d’accords furibonds. Certes, l’artiste semble bien essayer de se débarrasser de cette inclination idiolectique (je tente…) en fomentant une échappée presque guillerette en dépit de son aspect plus mécanique que circassien ; las, le sparadrap de l’itération

  • compulsive,
  • rythmique et
  • motorique

retombe sur le nez de l’improvisateur. Ainsi fomente-t-il une atmosphère

  • grave,
  • lourde et
  • inquiétante car pas prête de se dissiper.

La dichotomie est béante mais insuffisante pour protéger l’échappée belle qui s’immisce parfois de la solide fureur des graves qui la submerge toujours. Ce premier hommage au mime Marceau – personnage qui a rendu Félix Schivo si prolixe – claudique ainsi sur deux jambes inégales que le musicien fait moins avancer que se battre l’une contre l’autre, suscitant une vive émotion musicale.
« La main et le papillon » développe l’inspiration mimique de Félix Schivo. Dans les aigus, un battement d’ailes assume la dimension programmatique du titre.

  • La pédalisation,
  • les brisures harmoniques et
  • les ruptures du discours

installent manière de suspense que l’usage de graves caverneux rend presque dramatique. Jean Guillou travaille ainsi la tension entre

  • la pulsion de liberté qui s’exprime dans les aigus,
  • une forme de fatalité malveillante qui ensuque les hommes non-ailés sur la terre, et
  • l’impossibilité de fusionner par le simple contact de la main avec la légèreté du papillon.

« La main et le papillon » pourrait être compris comme une astuce musicale et métaphorique pour penser voire rendre presque palpables les limites de l’homme mais aussi ses fantasmes aériens à la fois

  • douloureux (ils ne peuvent être réellement assouvis),
  • heureux (ils nous permettent de nous évader un instant, comme semble le suggérer la dernière pirouette de la main droite) et
  • d’autant plus douloureux qu’ils sont aussi heureux !

« La cage », troisième hommage schivien à Marceau prolonge le désir d’évasion que semble manifester l’improvisateur depuis le début. Cette fois, c’est dans les graves que cela se joue, avec une main gauche prise par la danse de saint Guy. La digitalité prodigieuse paraissant exprimer cette quête suffocante d’air se heurte

  • contre les barreaux des accords et des notes répétées,
  • contre le flou d’une pédalisation amplifiante où
    • le vif devient vain,
    • l’énergique s’étouffe et
    • la dynamique noie sa propre vitalité, et
  • contre les vapeurs des résonances que contrôlent des accents parfois octaviés pour plus de rudesse.

Le rush a beau parcourir l’ensemble du clavier, tout ramène l’espoir de fuite

  • à son point de départ,
  • à ses frontières sonores et
  • à sa rageuse inutilité

jusqu’à la violence de l’épuisement et de la renonciation. « Aubépine-arnica » s’aventure alors dans l’herbier du plasticien. Médiums et aigus contrastent avec la virulence de l’improvisation précédente. Ici, l’harmonie cherche

  • la plante dans la note,
  • le végétal dans l’audible,
  • le vivant dans le martelé.

Rien de compassé pour autant. Jean Guillou travaille à découvrir et son sujet et ce qu’il en peut exprimer. Une impression

  • de lâcher-prise,
  • de respiration,
  • de questionnement,
  • de construction en cours

se fait jour. Elle

  • dénarrativise l’improvisation,
  • l’aide à se déprendre de schèmes préfabriqués, et
  • paraît déconstruire l’intellectualisation systématique et parfois limitante

qui guide souvent l’improvisateur moyen, plus soucieux de proposer une cohérence évidente, cousue de fil blanc donc facile à décrypter par l’auditeur, que de jubiler de sa liberté – la liberté semble donc bien être un fil rouge réunissant les créations spontanées ici rassemblées.
Ce mix’n’match d’improvisations

  • jaillissantes,
  • méditatives ou
  • programmatiques,

associé à la concision des pistes (entre deux et six minutes) contribue, à mi-parcours, à rendre l’écoute passionnante… bien que l’on regrette qu’Augure n’ait pas mis sinon l’intégralité du moins une improvisation ou deux sur YouTube afin de permettre à chacun de se faire une idée de ce programme puissamment stimulant. Nous évoquerons la seconde partie de la set-list dans une prochaine notule – et ceux qui seraient impatients d’écouter avec leurs oreilles plutôt qu’avec leurs yeux peuvent satisfaire leur fringale en commandant un exemplaire ici pour quinze euros.

 

À suivre !