Jean Guillou, « Œuvres pour orgue », Augure
Le label Augure, consacré à l’édition d’un hénaurme best of Jean Guillou encore en construction, structure son catalogue autour de deux pôles. D’une part, la mise sur le marché des « grands récitals » de l’idole ; d’autre part, plus ponctuellement, l’enregistrement par le maître de telle ou telle composition. Le disque d’Œuvres pour orgues, enregistré par Jean Guillou en 2013, s’inscrit dans cette logique, inaugurée par Cantiliana en 2012 et qui fera l’objet d’une prochaine recension. Avantage des disques d’orgue, cette gravure est, en prime, l’occasion, pour ceux qui ont notamment loupé les trois disques Philips gravés autour de l’inauguration, de découvrir un instrument singulier, celui de la salle Scarlatti du conservatoire de Naples, une pièce Tamburini construite d’après les plans dudit Guillou et finalisée par Zanin, une bête de 4 claviers dont l’achèvement semble avoir été aussi complexe que son potentiel se révèle intéressant. L’accord est parfait ; et la prise de son de Gianni Ruggiero, assisté de Mauro Santinello avant le mixage de Jean-Claude Bénézech, est très appréciable. Voici donc une joyeuse occasion d’entendre des pièces iconiques (Suite pour Rameau) ou quasi contemporaines de l’enregistrement sous les doigts et semelles du maestro. C’est pourquoi, dans les lignes qui suivent, nous retracerons quelques souvenirs du voyage fait en leur compagnie et personnalisable à votre guise si vous souhaitez, à votre tour, accomplir un périple via, par exemple, cette agence de voyage qui vend le ticket à 10 €.
Regard (2010, 17’), seule composition d’un seul tenant ici gravée, s’ouvre sur un duo que perturbe l’arrivée d’un plein jeu puis d’une colère de fonds. L’éclatement du discours fait se percuter des accords en colère, ponctués par le retour du duo, dont la registration change sans cesse, contrastant avec la rudesse des accords graves et furieux. La notion de duo, volontiers tremblante, se double ainsi d’un discours, eh bien, je dirais : double, associant des envolées propulsées d’abord sur trois notes, ainsi que des grognements tentant de ramener les interrogations à la raison. « Gardez vos yeux dans vos poches cernées, les enfants ! » semble pester la norme, tandis que la pulsion vitale de curiosité s’y refuse. Cette tension avive la curiosité de l’auditeur : sans souci de le brosse-à-reluirer grâce à des mélodies charmeuses, le compositeur exploite un orgue fort riche pour qui sait le registrer afin de raconter une histoire. Jamais grisé par la puissance décibélistique, si si, toujours soucieux de contrastes, l’interprète offre au compositeur une tribune élégante pour un discours dont la fin en fade out est un dernier pied-de-nez aux habitudes tuttistes qui démangent parfois les organistes au moment de la péroraison. Au long de ce Regard, l’écriture est à la fois inventive (c’est varié), construite (la récurrence de structures reconnaissables, même quand elles se mélangent, crée l’unité diégétique nécessaire pour soutenir l’écoute pendant un gros quart d’heure) et pertinente pour un gros machin comme l’est un grand orgue. En conséquence, l’écoute ne souffre pas du divertissement : simplement entendu, Regard est ridicule, atomisé, in-signifiant ; écoutée, la pièce devient très intéressante à défaut de séduire tout auditeur – en somme, comme un regard qui, anodin, glisse sur les choses alors que, appuyé, il gagne parfois en profondeur et toujours en signification.
Enfantines (2012, 16’), composée de six segments, s’ouvre sur une pièce faisant écho à Regard : un discours liminaire, sautillant, est opposé à une colère d’abord grave puis déchaînée. La deuxième pièce interroge davantage, sur deux claviers, la capacité d’imaginaire tapie dans le souffle flûté de l’orgue. On retrouve le détaché caractéristique du musicien au début de la troisième pièce, qui semble chercher sa route entre ligne tressautante appelée à réapparaître, grognements des graves et tenues tremblantes d’où émerge sporadiquement un cornet ou le commentaire ternaire de la bombarde. La quatrième pièce, plus courte, paraît prolonger la précédente, avec ses tenues tremblantes, accompagnées de trilles, et ses ponctuations rares à la pédale. C’est aussi le cas de la miniature qui lui succède, comme si le compositeur proposait davantage une esthétique unie qu’une variété plaisante – la fin en petit tutti en sus. La dernière pièce ressasse un motif descendant, à la logique déjà exploitée, et des accords irréguliers. Tout se passe comme si elle tentait de synthétiser les éléments du discours utilisés jusqu’à présent : dégringolades, accords brefs dans le grave, tenues tremblées, usage des anches et notamment de la trompette, pour permettre d’identifier un leitmotiv à l’aide de récurrences qui se consument dans une fin en tutti. (À noter que le compositeur propose une description de son œuvre sensiblement différente à celle que vous venez de parcourir, comme quoi, c’est bien aussi de lire ce que celui-qui-sait en dit.)
Suite pour Rameau (1979, 20’), commande dijonnaise, articule une suite de neuf miniatures inspirées par des titres du susnommé Jean-Phil’. On mentirait en prétendant avoir saisi partout en quoi elles ont quelque chose d’anacréontique, comme l’affirme pourtant le compositeur, si, par cette évocation du poète antique et de sa descendance artistique, l’on entend de façon schématique la présence d’une certaine tension érotique ; mais l’on veut bien subodorer, dans le choix des titres, une volonté de privilégier le sous-entendu, le behind the scenes, le mystère de l’Eros voire le plaisir de la recréation – toute œuvre n’est-elle pas manière de procréation ? – dont la danse, chérie par les amateurs de pensées impures, est un judicieux médium véhiculatoire. Dès lors, rien d’étonnant à ce que la première pièce soit un « rondeau », qui cherche sa v(o)ie entre des séries d’accords disjoints ou enchaînés. Une étrange arythmie secoue la pièce, réveillée paradoxalement par des séquences plus paisibles qu’encadrent des grondements furieux zébrés d’une noire énergie – mmm, je sais, « noire énergie », c’est bien pourri, mais je laisse quand même : s’autoénerver est parfois de salubrité intime. L’« air tendre pour la rose » est un duo balancé entre des fonds, accompagnant, et une sorte de cornet nasardisant que la fermeture de la boîte expressive éteint. « L’indiscrète », fragment le plus bref, est quasiment figuratif : on retrouve les accords répétés ou tenus et les voix graves qui tentent de contenir l’aigu farfouineur. La « gavotte » offre une danse de pantins, à la fois clairement balancée à quatre temps et sans cesse en déséquilibre.
Après que le ressassement et l’énergie ont souligné le caractère à la fois circulaire, donc enfermant, et joyeusement antinormé de la danse, « Le neveu de Rameau » parcourt à nouveau le clavier avec une voix aiguë rythmée à deux temps et sa réponse grave. Des motifs ascendants interrompent ce systématisme, puis se fondent dans le flux liminaire avant de déclencher l’ire de l’orgue et la conclusion sous forme de rush cacophonique. Les « tendres plaintes » jouent l’ambiguïté érotique par l’opposition entre la lourdeur des accords et les mélopées indécises que poussent les anches dans les aigus. Même registration, tiens donc, ô ironie, pour « L’ingénue » en duo composé, là encore, parfois ponctué par une pédale symbolisant, peut-être, soit le grondement du désir, soit le danger de l’ingénuité, l’un n’empêchant pas l’autre, yallah. Comme pour les « tendres plaintes », c’est à la voix ingénue qu’est dévolue la dernière phrase. « Diderot » surprend puisqu’elle se présente comme une pièce chiffrée de Rameau, ici incarnée dans la réalisation de l’interprète, toutefois revendiquée dans la note d’intention comme l’art de « mêler réalité et fiction créatrices ». Tout cela se finit par « La rebelle », une pièce associant traits et puissants accords, avec échos malicieux et « gouttes d’eau » à la main droite. L’usage sporadique de la bombarde fissure cette répartition de bon aloi. Il finit par déclencher des épisodes furieux, brisés par le retour du motif liminaire qui, autour du tourbillon de sa vélocité, cristallise deux accords conclusifs.
Dix Pièces furtives (1998, 15’) constituent la dernière composition au programme. Revendiquées comme « extrêmement simples », usant volontiers du tremblant comme pour souligner leur apparente modestie et leur filiation guillouistique, ces miniatures respectent, au long de leurs quatre-vingt-dix secondes en moyenne, une structure immuable : duo paisible (plages 17, 20, 22, 23), solo avec accompagnement (18), duo rythmique (19), duo progressant crescendo grâce à une mélodie à deux tons et une basse rythmique (21), duo à harmonisation répartie entre les deux mains (24), duel d’anches arbitré par la pédale et fini en plein jeu (25), et duo paisible qui, lui, finit par froncer les sourcils (26). L’ensemble forme un petit kaléidoscope d’une partie des goûts harmoniques et des formules d’écriture que le compositeur chérit.
L’improvisation finale (5’) prouve, réprouve et reprouve ces penchants, tant elle semble, d’abord, prolonger la composition précédente. Du reste, c’est cette continuité différenciée qui séduit dans le disque : c’est à la fois toujours du Guillou et jamais exactement le même Guillou. La diversité dans l’unité, l’unité dans la diversité – le dialogue liminaire de la dernière plage les illustre. Puis les saucisses s’agitent. Des traits zèbrent le clavier, alternant avec la tentation de l’accord provisoirement reposant. L’arrivée du tremblant sur les anches dans le médium est combattu par la pulsation arythmique de la main gauche et de la pédale. La répétition des accords annonce une envolée vers les ondulants, une nouvelle fois brisée par les fumerolles des anches aiguës opposées au grondement de l’accompagnement ou au déchaînement de l’orgue. La pulsation de la pédale anime un crescendo ondulant que la puissance des pleins jeux magnifie. Surgit alors un decrescendo où le tremblant généralisé préfigure, malgré que les derniers éclairs de flûte en aient, l’aspiration vers le silence.
En conclusion, on est de nouveau séduit par l’engagement d’un label non seulement à proposer un large aperçu du travail de son champion, mais à le proposer dans d’excellentes conditions : choix éditoriaux convaincants, prise de son soignée et livret riche – trilingue, incluant la composition de l’orgue, introduction du label et témoignage du compositeur. Certes, pour montrer que nous avons lu le contenant presque autant qu’écouté le contenu, ou peut-être pour montrer que, bien que ce disque nous ait été offert, nous écrivons ce qu’il nous paraît pertinent d’écrire, no matter what, ô courage culturel quand tu nous tiens, bref, nous pourrions signaler quelques bizarreries d’ortho-typo-mise en page, du genre : Enfantines est décrit en troisième place alors qu’il s’agit de la deuxième pièce (l’argument du « c’était plus pratique pour la mise en page » serait, bien entendu inopérant) ; on salue « madame le directreur » avec smartphone et appareil photo, souvenir donc d’un ancien temps d’il y a cinq ans ; il est mentionné un « Grand Plein-Jeux » au GO ; et, sur le fond, on aurait aimé savoir, par exemple, comment le choix de ces pièces s’était effectué : proximité des compositions confrontées à une pièce plus ancienne, souci d’enregistrer des œuvres peu ou mal enregistrées jusqu’ici (dire qu’elles « couvrent quarante ans » alors qu’il y en a une des années 1970 et 3 de 1998 à 2012 n’est pas tout à fait convaincant), etc. Moralité : même content, l’auditeur n’est jamais content. Et pourtant, guilloutophile ou curieux sans tabou trouvera dans ce disque de qualité de quoi picorer à loisir : une longue pièce, des pièces unitaires mais fractionnées, et une impro. Une seule restriction – ne pas espérer que ce disque entonne une jolie musique de fond. Voilà une heure vingt à écouter vraiment ; faute de quoi, l’on préfèrera, je sais pas, moi, une intégrale des sonates de Telemann pour flûte à bec alto, viole de gambe, clavecin et une bonne tisane coupée à l’eau purifiée.