Jean Guillou, « Confrontation », Augure (2/2 : Liszt)
Après la microconfrontation entre deux pièces plus ou moins de Bach (la chaconne busonienne et le diptyque BWV 582), Jean Guillou se proposait de gravir deux hénaurmes montagnes au cours du même concert, cette fois du côté de Franz Liszt. Il s’agit de la Sonate en si mineur pour piano et de la Fantaisie et fugue sur Ad nos, ad salutarem undam. Ainsi s’articulait la seconde partie de ce récital monstrueux en trois microconfrontations et une macroconfrontation :
- entre deux pièces de Bach ;
- entre deux pièces de Liszt ;
- entre piano et orgue ; et
- entre Bach et Liszt, forcément.
Il n’est d’ailleurs point vain de rappeler les deux acceptions de la confrontation, qui peut être comparaison ou débat. Dans tous les cas, il s’agit d’une mise en présence et non d’un affrontement – le contresens mérite d’être écarté, d’autant que le programme qui arrive n’a point besoin de sensationnalisme, étant bien assez sensationnel en lui-même.
Première sur le pupitre (du piano), la mystérieuse sonate d’une demi-heure, écrite en un bloc compact mais composite, commence avec la gravité requise et la liberté de tempo si guilloutique, l’esprit l’emportant volontiers sur le métronome quand l’interprète le juge pertinent. La virtuosité qui jaillit de ce prologue semble partagée entre
- une volonté de laisser planer l’inquiétante étrangeté de la claudication liminaire,
- le désir de rendre le texte dans ses moindres détails (staccato sur les croches de la main droite) et
- une patente jubilation de jouer les geysers de doubles croches sans mignardiser, et hop.
Le swing des octaves parallèles et la virulence des accords répétés ne grèvent pas le souci de musicalité dont témoignent notamment
- les effets de crescendo / decrescendo,
- la valorisation des caractéristiques rythmiques ou mélodiques des différentes voix,
- la capacité à faire sonner le piano dans son unité ou sur trois plans bien découpés,
- et la caractérisation des différentes atmosphères, entre « grandioso » et « dolce con grazia ».
La malice dite de Méphistophélès rendue par les notes répétées avec leurs appogiatures côtoie ainsi avec talent les passages « cantando espressivo » et les passages de pure digitalité (autour de 7′) que Jean Guillou s’approprie sans en occulter la lisibilité thématique. Ça joue vite et tonique ; ça sait faire du bruit et de la poésie, surprendre et conduire la ligne en dépit des mutations d’esprit et de tonalité. Bref, la narrativité énigmatique du colosse se déploie avec une exigence et une gourmandise bienvenues.
Le bref Andante sostenuto en Si majeur offre une respiration schumanienne (l’œuvre était dédiée à Robert), que le Quasi adagio prolonge avant qu’une bouffée d’émotions ne le dissolve en exploitant une large partie du piano, croisements de mains inclus. L’apaisement que constituent les guirlandes chromatiques donne à entendre un musicien soucieux de faire vibrer la partition, même dans ses moments faciles… fût-ce au détriment de la lettre : ainsi, au « molto eguale » du texte, Jean Guillou préfère un « molto eguale mais bon pas que vu qu’un rubato, ça peut l’faire quand c’est bien mené » et, au ouï du résultat, on ne l’en peut blâmer.
Le retour du motif descendant entendu dans le prologue précède un Allegro energico qui constitue, en réalité, la fugue annonçant la dernière partie du monument (restent dix minutes à jouer tout de même !). Jean Guillou l’attaque bille en tête, avec cette sorte de précipitation provocatrice qu’il affectionnait et qui faisait frémir d’admiration ses nombreux adulateurs. C’est en effet impressionnant techniquement, et cela respecte l’esprit « energico » et « agitato » : après s’être extasié sur les moyens spectaculaires de l’instrumentiste, l’on pourra, au choix voire simultanément,
- se laisser éblouir par une volonté d’aller au bout de la radicalité lisztienne en assumant tête baissée la spécificité des caractères contrastés proposés dans cette sonate, ou,
- par moments, s’interroger sur la pertinence d’une interprétation en apnée, que Liszt-le-showman n’aurait sans doute pas reniée mais qui, au disque, permet surtout d’entendre une des caractéristiques de Jean Guillou au mieux de sa forme – profiter de sa maîtrise instrumentale pour en faire, comme disaient les musicologues inconnus, « vachement beaucoup », voire, peut-être, un peu trop au sens où la partition s’efface devant la performance et la musique devant le brio.
N’empêche, pour un live d’il y a cinquante ans, ça ébouriffe, ça secoue, ça vertige pendant trois bonnes minutes, jusqu’au passage en Si, qui revient à de plus tendres idées en reprenant le leitmotiv tendre proposé plus tôt. Cependant, les doubles croches ne tardent pas à noircir la partition pour débarouler sur une Stretta quasi presto où l’heure n’est pas à la mollesse. Un presto puis un prestissimo servent de bouquet final… ou presque. Une prime triple forte prépare la coda récapitulative, entre Andante et Lento assai. De quoi permettre à Johannes Brahms de finir le somme qui lui servit de critique musicale lors de l’écoute de l’œuvre. En conclusion, une interprétation techniquement impressionnante et musicalement très engagée.
Dernier volume de la tétralogie du concert, la Fantaisie et fugue sur le choral Ad nos, ad salutarem undam. Dans sa notice, Vincent Crosnier
- admet que le thème ait pu provenir du Prophète de Meyerbeer,
- postule que Liszt se fichait du contenu de l’opéra et
- souligne que, l’intérêt musicologique, c’est de voir un titre aussi sage chapeauter une œuvre aussi échevelée.
Confrontation, toujours, mais incitation anabaptistique, c’est pas rien, au Salut, puisque le texte du choral de Scribe + Meyerbeer dit :
Iterum venite, miseri!
Ad nos venite, populi!
Venez à nouveau, vous les ploucs !
Venez à nous, les grouillots !
En dépit de vibrations gâchant un brin le plaisir, l‘introduction, solennelle et d’un tempo plus libre que strictement métré, se nourrit d’un crescendo – decrescendo efficace. La partie manualiter semble partiellement renforcée à la pédale, ce qui n’est pas du plus heureux effet. De même, l’irrégularité du trait de pédale (mesures 66 sqq) relève de la foucade de l’interprète, dont on pourra apprécier l’inventivité libre ou regretter la curieuse fantaisie.
Un passage plus emporté et registré avec audace et variété conduit à un tutti sur trilles de pédale puis à une accélération déployant la dextérité d’un interprète à son aise dans ce grand souffle irrégulier. Entre manualiter et double pédale, la partition s’enfonce dans les profondeurs chromatiques. Puis un récitatif sur les anches (avec tremblant pour partie) ne cache rien de la méditation curieuse se jouant ici – récitatif dont les fragmentations paraissent permettre des patchs plus ou moins discrets (8’45).
C’est alors qu’un adagio énonce derechef le thème, bousculé par l’arythmie choisie par l’interprète. La registration soigneuse et volontaire habille le discours avec, peut-être, un excès de falbalas mais, c’est patent, avec itou une volonté joyeuse de profiter des possibilités généreuses de l’orgue de Saint-Eustache, sans négliger fonds et jeux de détail feat. les cromornes. On mentirait en prétendant avoir trouvé cette exécution particulièrement séduisante, toute brillante dans l’esprit et dans la technique qu’elle soit. Trouve néanmoins grâce à nos esgourdes snob le soin porté au choix des jeux – fussent-ils étrangement répartis (nous sommes à nouveau perplexe quant au rôle envahissant de la pédale autour des mesures 441 sqq).
Puissant, l’Allegro deciso surgit en tutti – trop pour la capacité de prise de son de l’époque, mais on subodore l’esprit sous-jacent. S’enquille la fugue, que Jean Guillou prend à son habitude à fond de train dès le redoutable épisode manualiter – pardon, allegro con moto. Il y a du brio et plus que de l’audace dans cet allant live, même si une chatte peinerait parfois à y retrouver ses petits – quelle idée de les y perdre, aussi ! Le Vivace molto, d’manualiter puis investi par la pédale, est extraverti comme il sied à l’interprète. Certes, la registration égrillarde et la prise de son sans finesse peuvent désarçonner ; les coups de grisou d’un Jean Guillou possédé peuvent itou décontenancer jusqu’au bout de ce passage extraterrestre, mais c’est le lot d’un disque du maestro en feu :
- les passionnés seront sur le flanc ;
- les mélomanes et amateurs se demanderont comment le monsieur fait pour jouer ainsi ; et
- les sceptiques auront de fortes chances de rester sceptiques tant l’interprète semble parfois profiter de sa maîtrise technique et de son statut de vedette pour surinterpréter, jusque dans les accélérations bizarres de l’adagio final.
En conclusion, ce disque hors norme
- témoigne d’un musicien bigame, entre orgue et piano, auquel personne sans doute ne tenait le menton ;
- contient des pépites comme l’inattendue Sonate pour piano de Liszt ; et
- inclut des pistes qui permettent d’interroger la notion subjective d’interprétation, ses séductions et ses limites, comme ce baroque Ad nos qui, à défaut de nous convaincre, dans notre fatuité honnête, n’a pas manqué de nous secouer.
On a connu pire critique à l’endroit d’un disque d’hommage !