Jean Guillou, “Colloques et répliques” (Augure) – 2
Dix colloques (dont un dans deux interprétations) et deux fois Répliques : voici le programme pas du tout riquiqui mais maousse costaud proposé par Augure en hommage au compositeur, pianiste et organiste Jean Guillou. Après les colloques 1 et 2 voire 2 bis, voici quelques notes d’impression sur les colloques 3 et 4.
Colloque n°3
Au début des années 1960, le patron du Monstre de Saint-Eustache écrit ce Troisième colloque (sans doute chronologiquement deuxième, d’après l’archéologue Vincent Crosnier), dont Augure a déniché une mystérieuse exécution datant de la « fin des années 1960 », qui a eu lieu on ne sait où, on ne sait pas vraiment quand, et on ne sait carrément pas par qui. Quatorze instrumentistes sont requis par l’opus 12 : harpe, hautbois, célesta, vibraphone, xylophone, timbales, quatre percussions confiées à deux zozos (tambour, grosse caisse, cymbales, cymbales suspendues, gong), quatre violoncelles et deux contrebasses sont requis, mais ni raton-laveur, ni orgue.
Les cordes très graves s’avancent les premières, bientôt spectralisées par les percussions et associées aux violoncelles. Le grain de l’enregistrement ajoute habilement à l’étrangeté que scandent les timbales et interrogent les brusques silences.
- Roulements,
- rebonds,
- résonances,
- notes tenues crescendo ou decrescendo,
- itération horizontale ou verticale de formules et
- motifs
tissent peu à peu une toile épaisse et énigmatique. Comme souvent dans l’écriture orchestrale de Jean Guillou, la pâte glisse vers un apaisement hypnotique qui se révèle être un lieu où la tempête fermente. Cependant, avec un instrumentarium aussi riche, il faut cinq minutes au hautbois pour se découvrir. Il bénéficie alors d’un solo de deux minutes débuté plus façon sirène de bateau que cor anglais de berger avant que
- le lyrisme,
- un vibrato envahissant et
- l’ivresse des cimes
ne l’aspirent et attirent à lui quelques comparses. Parmi ses potes de virée, Mme la Harpe, plusieurs percussions et des violoncelles entre vibration aiguë et pizzicati bientôt jazzy. Le projet jazz est une impression stylistique renforcée par l’emploi du vibraphone, qui rend quasi archétypale cette walking bass partagée (8’20). Au reste, l’idée doit plaire au compositeur car il la développe durant plus d’1’30 ce qui, chez lui, est super long ! Sans rival, le hautbois risque une nouvelle mélopée, harmonisée par la harpe, le vibraphone, le célesta, le tambour et le xylophone. Tout se passe comme si une respiration était chargée de jauger l’espace sonore et d’ausculter des possibles bifurcations musicales, le temps que les instruments et le compositeur cooptent une direction. Cela crée un suspense propice à l’écoute qu’investissent les percussionnistes. Les suivent les cordes graves à l’unisson voguant à leur tour vers l’aigu donc, pour des cordes graves, vers l’inaccessible… donc revenant in fine sur des tessitures plus graves comme l’homme revient – plus ou moins violemment – à puis dans la Terre après avoir tenté de dompter les étoiles.
Le xylophone sonne la fin de la récré. Le mouvement se précipite, comme quand il y a des travaux dans l’quartier. Des motifs reconnaissables irriguent l’ensemble des pupitres, au bel agencement perturbé par des accompagnements syncopés. Chacun y va de son trait ou de son commentaire, les percussions finissant par imposer leur puissance. Les cordes graves à l’unisson tentent de reprendre la main sous le regard sceptique du vibraphone et du hautbois, vaguement arbitré par la harpe. À nouveau, le hautbois propose une sortie de crise. L’ensemble des participants semblant avoir vécu une longue journée, nul ne proteste. Les cordes se font mélancoliques et presque langoureuses de tristesse, tirant avec majesté le rideau sur la nuit qui tombe. C’est dans cette nuit que les rejoignent in extremis leurs compères. La coda, logique et plus cliché que convenue, dissipe un chouïa le charme irréfragable de la nuit des cordes, mais point l’intérêt d’écoute suscité de bout en bout par cette curiosité séduisante.
Colloque n°4
Dans notre première notule, nous posions qu’il existe trois colloques pour orgue et piano. Voici donc le quatrième de ces trois colloques : il est pour piano, orgue et percussions. En effet, un mois avant le concert au Grossmünster dont était extraite la version principale du Deuxième colloque choisie par les intégralistes, Cherry Rhodes, à l’orgue, fricotait déjà avec Jean Guillou, en compagnie de George Kiteley et William Tsarones, chargés du xylophone, du vibraphone, du tom-tom, du tam-tam grave, des cymbales suspendues, du gong et des timbales. Au passage, l’enregistrement est un témoignage de la manière dont sonnait le massif Aeolian-Skinner Opus 230-A de l’époque, depuis remplacé par un orgue Fisk à 3 claviers, 60 jeux et 4000 tuyaux, construit en 2001 « à la façon d’Aristide Cavaillé-Coll », version tardive. L’Oberlin College où il est sis revendique plus de cinq cents étudiants en classe d’orgue, et pas moins de 26 instruments dont trois trois-claviers. L’art à l’américaine, en somme.
Spécifiquement, le Quatrième colloque se décapsule au piano sur une formule chérie du compositeur : des notes répétées sous lesquelles puis sur lesquelles se déplie à l’unisson le grand orgue. Un déchaînement de notes et de décibels unit les protagonistes jusqu’à ce que piano et orgue aboient. La reprise partielle de la séquence est interrompue par la colère de l’orgue, du piano, du xylophone et des percussions à peau.
- Tensions et apaisements,
- fureur et nuances piano,
- colère des graves pianistiques et stridence des aigus organistiques,
- traits et résonances,
- tenues étales et bouillonnement explosif
zèbrent la partition.
- Les effets de synchronisation,
- le spectre des nuances et
- la largeur de la prise de son
contribuent au vif intérêt que suscite l’écoute de ce colloque. La variété de la registration ajoute au mystère de ce match de catch dont la scénarisation serait, ab initio, plus quantique que hollywoodienne. La contemplation nasillarde de l’orgue est épinglée par des notes isolées mais rugueuses claquées au piano. Les fauves s’observent. La prolongation de cette séquence, opposée aux striures initiales, ajoute bien entendu au charme d’un passage que l’on imagine volontiers grognon, les sourcils froncés. Un bref silence suffit aux marteaux pour ruminer ouvertement ses fusées ascendantes. L’orgue, optant pour un épouvantable son d’accordéon (typique, on veut bien n’en pas douter, mais épouvantable comme tout ce qui s’approche de l’accordéon), fait acte de présence tandis que les percussions scandent un rythme inquiétant qui débouche sur d’inévitables provocations mutuelles, remarquablement synchronisées. Des accords répétés du piano, un trait d’anche, et l’on sent que ces deux instruments-là ne partiront pas en vacances ensemble – c’est plutôt une bonne nouvelle pour les organisateurs parce que, question transport, on n’ose imaginer le défi.
L’orgue ne tarde pas à exprimer avec virtuosité son ire, que ses compagnons accompagnent de rodomontades limitées. Bientôt, le vibraphone glisse son trémolo sirupeux auquel répond celui de l’orgue sur de jolis aigus. Le piano ronge son frein en silence avant de faufiler d’énigmatiques sentences. Le compositeur profite de la séquence apaisée pour explorer non seulement les sonorités des instruments en présence mais aussi leur mélange. L’explosion inévitable qui suit l’attentisme feint engage enfin pour de bon le fight. Ça cogne, ça aboie, ça se foudroie du regard, ça roule des dorsaux, ça promet que l’autre ne perd rien pour attendre à travers des notes répétées, ça compte bien ne pas se laisser impressionner
- en faisant vrombir les marteaux,
- en dépoussiérant les tuyaux et
- en laissant vibrer le métal.
Une accalmie, le temps de souffler ? Le trémolo de l’orgue glisse derechef du sucre dans l’explosif. C’est l’erreur fatale. Fallait pas, mec, fallait pas.
Alors que le contentieux semblait se dissoudre, le piano surgit et envoie un face buster digne de Triple H dans la grande gueule de l’orgue. Stupéfait, celui-ci vacille, semble reculer sous la violence de ce genou, mais ce n’était qu’une feinte ! D’une volte incroyable de vigueur, il envoie à son tour un spinning back fist dans la face de son adversaire trop confiant. Jean Guillou est sonné. Les acolytes des vedettes ont beau se chicoter, les cadors attirent toute l’attention des spectateurs. Les deux adversaires sont dans les choux, ils ne sont plus lucides, c’est une situation extrêmement périlleuse. Il n’y a plus de place pour la tactique. Les lutteurs sont en pilote automatique. Les signes ne trompent pas. Les ennemis jurés ont le souffle court et les veines apparentes. La sueur les inonde. En mode survie, chacun se concentre sur sa technique préférée.
Le piano joue sur la répétition des coups d’une violence sanguinaire, quand l’orgue, super résistant, tente de masquer ses préparatifs. C’est pourtant clair, le monstre va tenter une Roman Reigns : on sent venir le Superman punch… Oh la la, la vista du piano a évité le pire. N’empêche, c’est passé à ça ! Indestructibles apparemment, le gringalet et le colosse semblent de force égale. Pourtant, ça claque, ça saute, ça strangule, ça délivre, ça envoie, le public est en feu. Il n’y aura pas de match nul, pas de prisonnier, pas de pitié. Dans un sursaut de rage, l’orgue tente un battering ram, c’est bien vu ! Sauf que le piano esquive et l’orgue trébuche, emporté par son élan et sa fatigue. Ni une, ni deux, Jean Guillou grimpe sur les cordes. Il est fou ! Malgré son physique de crevette, il va tenter un splash ! Ce type est un malade ! Il faut l’arrêter ! Hélas, l’orgue peine à se relever. Pour le piano, la tentation est trop forte. Le monstre peut-il être vaincu ? Par tous les diables, si Jean Guillou saute, le choc va être épouvantable, et… et… oh, non, la sécurité et Alex Riley interviennent, c’est fini, il faudra revenir une prochaine fois pour connaître l’issue du fight !
Chic, six autres matchs de catch plus un et demi nous attendent. Ladies and gentlemen, get ready to rrrrrrrrumble!
À suivre !
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