Jean Guillou, Bach : les sonates en trio, Augure

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Dans le fonds sans fond que le label Augure met à disposition des mélomanes et des guilloumaniaques (si, vendre un disque 10 €, hors frais d’envoi, c’est quasi mettre à disposition – lien d’achat en fin d’article), voici l’un des disques les plus paradoxaux. Il s’appuie sur l’une des partitions les plus célèbres de l’un des compositeurs les plus célèbres joué par feu l’un des organistes les plus célèbres en France et en Italie ; mais il est enregistré en public, excusez du peu, sur un orgue moderne (le Kleuker de l’Alpe-d’Huez designé par Jean Marol selon une conception de Jean Guillou) et à une époque floue – sans doute la fin des années 1980. Quand on imagine le nombre de fois que feu le roi de Saint-Eustache a dû se les fader, ces six sonates, on subodore combien les experts passionnés qui agitent Augure ont dû apprécier cette version-ci, et cela renforce tant l’appétit que l’exigence snob de l’écoutant. À cette excitation s’ajoute une pique pour notre curiosité : quel Jean Guillou va-t-on ouïr – le foufou qui n’en fait qu’à sa tête, ou le passionné respectueux du texte ?
Pour nos lecteurs non organologues, ça existe, précisons que les Six sonates en trio sont un exercice redouté par tous les interprètes. En six fois trois mouvements, elles exigent une indépendance totale des deux mains et des petits petons (le trio est constitué d’une main droite, d’une main gauche et d’une pédale, chacune jouant une ligne à une voix, chacune ayant à peu près égale importance), sans possibilité de se raccrocher aux branches car, en plus de jouer les notes, il faut faire de la musique. Si l’on parvient à cet exploit technique et quasi spirituel, le résultat est aussi palpitant que proprement vertigineux ; si l’on s’en tient aux notes, ce qui est déjà un exploit, l’écoute devient vite fastidieuse ; si l’on commet la moindre bourdasse, ça s’entend et les so-called connaisseurs, s’entreregardant, laissent leurs yeux entonner l’hymne satisfait du : « Mouais, t’as vu ? Lui aussi, il galère… ». Ou elle aussi, for what I care. Bref, cette suite est l’Alpe-d’Huez du cycliste – sauf que là, contrairement au bridge, le dopage hormonal ne sert de rien.
L’assaut lancé sur la Première sonate dévoile instantanément trois caractéristiques du récitaliste en forme, et hop : un jeu sautillant ; un tempo vif ; et ces petites irrégularités voulues dans l’énoncé du thème qui font, souvent, la marque de fabrique guilloutienne. De fait, l’allègre Allegro ne traîne pas en chemin, quoi que l’interprète veille à bien détacher le groove ascendant de la pédale. C’est d’autant plus précieux, a posteriori, que la prise de son correcte mais vintage floute quelque peu le contour des jeux de détail ici choisis. Dans l’Adagio, on soupçonne les étranges chamades, associées au tremblant si guilloutique, de prendre en charge la main droite, proposant, au contraire du premier mouvement, une distinction nette entre les deux claviers. Même si l’anche n’est pas très flattée par le disque, elle n’obère guère le travail de legato ainsi que le souci de rendre vivante la mesure en laissant respirer les énoncés du thème dans, peu ou prou, le cadre imparti. L’Allegro plaira aux amateurs de sensations fortes : ça gigote de la chipolata sans pour autant précipiter le tempo à l’abattoir. Sans doute trouve-t-on ici l’interprète à son meilleur. Vitesse, précision, toucher renforçant la lisibilité du propos, absence d’extravagances, voilà qui rend justice à l’organiste si souvent critiqué, parfois à raison, pour les foucades et les imprécisions dont certains magistrats de la musique se demandaient, à l’occasion de tel récital moins abouti que l’un des milliers d’autres, si elles n’étaient pas opportunément synonymes. Voilà, au contraire, un beau témoignage de ce que peut être la virtuosité pas tempérée.
La Deuxième sonate se profile sous l’aspect d’un Vivace de la même eau que le mouvement précédent. C’est à la fois impressionnant et appréciable car l’artiste n’oublie jamais de respirer pour donner ampleur et lisibilité à sa version. Les tremolos marquent le retour du mouvement lent, en l’espèce un Largo où les sonorités de l’anche principale, tremblante, pourront, à l’écoute, agacer, sans tout à fait gâcher l’intérêt d’un mouvement moins marqué par quelques hésitations à la pédale guettées avec avidité par l’auditeur vicieux (2’15, par ex.) que par un souci de phraser soit en continu, soit par d’opportuns deux par deux. L’Allegro s’ouvre sur une pédale sans doute plus musicologique que le texte connu (mesures 3 à 5 : troisièmes temps octaviés ou illusion sonore ?). Puis l’affaire se lance, et la dextérité live se déploie avec une gourmandise non dissimulée. Comme en témoignent les rares imperfections (mesure où la main droite s’endort, par ex., à 2’20 – non, les habitués le savent, on ne collectionne point ici les bourdelettes éclaboussant potentiellement telle ou telle interprétation mais, de temps en temps, je laisse croire que j’écoute avec attention, d’où ce genre de remarques absolument essentielles), c’est énergique et maîtrisé sans jamais être impersonnel ou froid.

L’orgue de Notre-Dame des neiges. Source : site d’Augure.

La Troisième sonate bouscule les habitudes en osant un mouvement liminaire lent, en la présence d’un Andante. Jean Guillou a-t-il bien lu cette indication ? Doutons-en car l’andante ne marche pas, il court au point de semer quelques notes en chemin (choix sans doute musicologiquement fondé pour la main droite à 0’58 et donc 3’37, par ex.). Du coup, le mouvement abandonne tout espoir de poésie au profit d’une musique qui, portée par une pédale grave, pulse et pousse. Contraste avec l’Adagio e dolce, où la battue plus mesurée laisse à l’auditeur le temps de goûter les ornements choisis par l’artiste, voire même ses fautes (ainsi des si bémol de la pédale sauvagement bécarrisés, 2’58), rappelant que la musique n’est, avant tout, pas quête de perfection mais quête et requête de beauté. Cette fois, pour ne pas s’attarder outre mesure, suppute-t-on, les reprises, il est vrai dispensables, sont escamotées. Le Vivace est une gigue que la prise de son rend parfois confuse sans en gommer la vitalité, notamment dans les triolets foufous qui animent la pièce. Comment parvient-on, techniquement, à jouer cela de la sorte ? Mystère. Mais Jean Guillou ne vient pas compter les pétales de roses, il dépote, il envoie du lourd, il bulldozérise les notes sur son passage ; et, contrairement à certains résultats de show-off à l’américaine où l’interprète talentueux en fait des caisses sans convaincre, le résultat est joyeusement entraînant. Aussi cette troisième sonate, loin de sombrer dans la léthargie, est-elle l’œuvre des contrastes où la dinguerie d’un interprète sans limite ni retenue n’hésite pas à mettre le fire quand il le souhaite, et même quand le compositeur était plus mesuré dans son projet. Stimulant.
La Quatrième sonate s’ouvre sur un bref Adagio, pris adagio cette fois (d’où, sans doute, l’hésitation à la pédale au moment de reprendre le thème : c’est trop facile pour l’artiste !) car précédant un Vivace. Celui-ci permet à l’interprète de renouer avec une virtuosité exempte de chichis : ça file droit et prompt. Les auditeurs minutieux, habitués aux patchs, pourront bien pointer çà et là une pédale un brin créative ; nous ne les suivrons guère dans cette voie, tant l’ensemble témoigne d’une fougue intelligente, d’une technique supérieure et d’un art de faire frétiller les notes presque à vous faire headbanguer – défi que nous aurions moins de mal à relever, sans nous vanter bien entendu, que si nous devions jouer ce Vivace même avec un talent moindre. L’Andante et son trémolo est plus posé que le précédent mouvement du même nom, s’offrant même des ritardendi internes pour que la phrase musicale trouve sa résonance et son sens. Comme c’est un concert et que la partition est redoutable, sans doute peut-on repérer çà et là quelques imprécisions discrètes (4’10, par ex.) ; elles ne nuisent guère aux propos du compositeur et de l’artiste – celui qui préfère les notes, toutes les notes, rien que les notes, peut bien aller se faire lanlère : ici, il y a les notes et l’esprit, c’est hautement appréciable. Pourtant, l’on n’ose imaginer ce qu’il serait advenu du « Un poco allegro » s’il avait eu l’imprudence de s’appeler « Molto allegro ». En dépit de sonorités dont l’évaluation sera affaire de goût, la prise de risque, le toucher et l’équilibre de la registration font de cette expérience de concert un moment tout à fait digne d’être bu au goulot avec l’ivresse des pétillants improbables. Non, ça ne veut rien dire, mais ça le dit pas mal – le sens surgissant peut-être, impromptu et fécond, de l’absence de sens, comme ces jours qu’invoquait Walt Whitman :

Jours, surgissez du fond de vos genèses insondables,
d’envergure d’autant plus sauvage, d’autant plus altière !
(Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. Jacques Darras [1994 ?], Gallimard, « Poésie » [2002], 2005, p. 397)

La Cinquième sonate est la plus longue de toutes (env. 15’ contre 10’ pour les autres). L’Allegro liminaire est pris avec la simplicité – apparente – de la tonalité d’Ut, fût-elle fluctuante (nec mergitur). Rien d’effrayant dans la célérité pour un grand virtuose, même si le concert peut présenter quelques cahots rassurant le spectateur sur l’humanité très ponctuelle du surmusicien (ainsi du ré qui ne veut pas se déclencher à 0’30, hoquet à 2’35, par ex.). Le choix d’une registration très claire, appuyée sur une pédale discrète, renforce la solidité du propos, en dépit d’un tremolo qui correspond plus à l’esthétique propre à l’interprète qu’à une option objectivement défendable. Rien qui ne remette en cause la qualité d’ensemble, qui moins est par le contraste que cet allant permet avec le Largo de 6’30 glissé ensuite par Johann Sebastian Bach. Ce tube iconique des Sonates est énoncé sans précipitation avec un 2’ (ou un 1′ ?) presque criard à la main droite, associé à un tremblant toujours aussi superfétatoire, ce qui n’est pas rien. La clarté du trio n’en pâtit pas. En effet, Jean Guillou veille à éclairer le dialogue des claviers par un détaché et des ralentis presque pédagogiques. L’Allegro final ne traîne pas en chemin. Après avoir « placé un focus » – comme diraient les gens bien en enlevant le « s » – sur la clarté, l’artiste arrive à transformer sa hâte en illusion orchestrale. En clair, ça s’entremêle tant que l’on croit plus avoir affaire à un symphonique qu’à un orgue de deux claviers. Dès lors, quelles que soient les réserves subjectives qui restent la liberté de tout un chacun en dépit de la lutte pour la lobotomie nationale menée par Pharaon Ier de la Pensée complexe, la spécificité de chaque option et la friction qu’opèrent entre elles, dans une même sonate, ces différences concaténées, popopo, ne peuvent que susciter l’admiration.


La Sixième sonate conclut le cycle à allure Vivace, sur un rare effet d’unisson aux claviers. Jean Guillou déchaîne ensuite la légèreté de sa main droite détachée en l’opposant à une pédale dont les 16’ solides sonnent presque comme des 32’ tant ils habitent l’espace sonore. Les accros patents sont rares (le « la » de la, ha-ha, main droite se révolte à 2’13, par ex.), ce qui n’empêche pas l’interprète d’oser d’étranges dilatations du tempo (2’57) qu’il associe, alléluia, à une envie d’avancer jamais démentie. Le Lento rappelle à quel point l’appréciation des anches relève du goût personnel – d’ailleurs, peut-être la prise de son ne flatte-t-elle pas les registres élus, plus nasards et criards que bouleversifiants. Négligeant les reprises, youpi, Jean Guillou accentue l’impression de vacillement propre à ce mouvement – d’amples ornements, le swing des anacrouses, l’accentuation des notes pointées, le tremblant de la main gauche et une pédale peut-être moins sûre que dans d’autres circonstances (voir autour d’1’57, par ex.) l’aident à insister sur ce système de contretemps. L’Allegro final est attaqué pied au plancher et, pourtant, l’impression de bousculade est largement contredite par un souci du détail dont témoignent des choix fantasques de détaché comme vers 0’49. Faute d’information et de compétence suffisante, on ne doute pas que, théoriquement, ces incongruités se puissent étayer – mais l’effet s’approche plus d’un hoquet d’ébriété que d’une licence historique. Entre cavalcade et volonté savante de personnalisation, cet ultime mouvement semble vouloir synthétiser les partis pris par l’interprète – le choix est audacieux, même si l’effet musical peinera à émouvoir l’auditeur.
Ce nonobstant, pas besoin d’être un guilloumaniaque pour applaudir à la performance d’ensemble, bluffante de virtuosité, intéressante par son pari instrumental et grisante par le côté « sur le ring face à un monstre aux dix-huit labyrinthes ». Oui, sporadiquement, les excès d’interprétation – disons : la guilloutisation de Bach –, dans la registration comme dans les options de tempo ou de legato, pourront irriter ; mais, fichtre, à cette dose, l’on préfère s’escagasser de ces excès que d’une sagesse lénifiante risquant de rendre insipide un chef-d’œuvre puissant que ce disque incarne plus qu’il ne l’actualise.


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