Jean Guillou à Notre-Dame de Paris, Augure/Solstice (2/2)

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Après une première partie palpitante, comment conclure un disque bien plein (plus d’1 h 20), né de la fusion entre le fonds Carbou, des disques Solstice, et la volonté des hommes d’Augure ? Pour une fois, les rencontres d’intérêt, comme les conflits mais en mieux, célèbrent la mémoire de Jean Guillou par Jean Guillou dans la cathédrale au mégot dont Vincent Crosnier évoque, avec quelque ironie, « le feu crépitant » des orgues ? Les instigateurs d’Augure ont choisi de placer deux pièces batifolant autour de l’idée de jaillissement et de spontanéité : un remix d’impro et une impro. En effet, comme tout compositeur prolifique, Jean Guillou remixait.  Allen profite d’une « vision cosmique » (« Nova », proposée ci-dessous) comme « cellule génératrice », stipule le livret de Vincent Crosnier, ensuite développée sur 25’… et remixée plus tard dans une version plus brève, Les Chants de Selma.
Allen, enregistré fin janvier 1972 lors d’une répétition, signifierait « à tous » selon une complexe filiation germanique associant Louis de Bourbon et Valéry Larbaud. De fait, l’œuvre s’ouvre sur l’élargissement d’un unisson semblant s’ouvrir à, sinon tous, du moins de nombreux jeux d’orgue, avant qu’un BRAOUM ne fracasse cet universalisme impossible. Une quête flûtée cherche l’unité déconstruite et se fait retoquer. Prudemment, une nouvelle tentative émerge autour du cromorne puis de l’unisson envahissant liminaire. Le BRAOUM ne rate pas cet essai et se goberge de la verve du tutti. Se développe alors un système d’écho autour de deux accords qui se répondent et s’irritent. Une verve grave s’amplifie et fait gronder la cathédrale, gagnant médiums puis aigus autour d’un trille têtu. Ce crescendo donne naissance à une fumerolle légère qui prend de l’ampleur avant d’être réduite à un trille. Même cet avorton indispose l’orgue et déclenche la colère du tutti. Le système de diastoles et systoles musicales désintègre la prévisibilité d’une pièce élaborée autour de quatre fondamentaux :

  • les motifs des flûtes,
  • les tutti rageurs,
  • les grondements graves et
  • les anches de type cromorne ou cornet, ces deux derniers axes pouvant se combiner.

L’utilisation de formules combinables et recombinables à loisir dit assez le souci de construire la musique en la déconstruisant. Si, si, ça veut presque dire quelque chose. Il s’agit de

  • construire la musique, car sa composition, haha, est claire et intelligible (au sens où on distingue aisément les différents éléments récurrents) ; et il s’agit de
  • déconstruire la musique, car l’alchimie de ces éléments reste d’apparence aléatoire et insaisissable (au sens où l’association des atomes thématiques et la logique de leur fusion ressortissent exclusivement du désir du compositeur, contrairement à ce qui pourrait être le cas dans des formes musicales plus archétypiques et moins narratives).

L’œuvre ne s’adresse donc pas « à tous » mais à ceux qui accepteront de se déprendre d’une esthétique rassurante pour se plonger dans une sorte de big bang sonore où ajoutent au mystère

  • le silence,
  • la résonance et même
  • le hasard des cloches (avec unisson, s’il vous plaît, à 12’17 !).

Dans Allen, Jean Guillou ne « raconte pas une histoire », ni même des histoires. Cela supposerait une progressivité linéaire à laquelle se substitue ici

  • un collage d’atmosphères,
  • une friction d’inconciliables et
  • un précipité de possibles organistiques dont l’auditeur regarde les réactions mutantes avec ses petites noreilles grand ouvertes.

Afin de nous permettre de nous repérer au long des 24’ annoncées, le compositeur nous fait cependant la grâce de travailler ses leitmotivs, quitte à les transformer, l’unisson liminaire pouvant se déployer en nuance fortissimo (14’45). Persistance et itération ne sont certes point identité et stagnation. En somme,

  • la riche registration permise par l’énorme instrument,
  • les variations d’intensité et de combinaisons ainsi que
  • les passages vertigineux de virtuosité

forment un flux coloré sachant décontenancer sans perdre, suggérer sans dire et user du refrain (id est l’association entre motif doux et BRAOUM) comme d’une ligne de vie pour l’intérêt de l’écoute. Pour conclure, un passage en mode messiaenique (21’14) amorce une puissante péroraison à réveiller un mort. Au point que, malgré un fade out un brin brutal, quinze secondes de silence ne sont pas de trop pour dissiper les dernières miettes de BRAOUM !

 

 

Le disque se clôt par une improvisation « sur deux thèmes donnés par Pierre Cochereau », captée en concert à la mi-mai 1976. Dans le livret, Vincent Crosnier a raison d’interroger rapidement la notion d’improvisation en exposant le spectre large de cette notion, entre

  • académisme d’imitation,
  • réflexes de formation,
  • formes traditionnelles et
  • langage personnel.

Cela conduit à poser la question de l’oreille à qui s’adresse l’improvisateur. Sera-ce

  • celle du juré de concours qui sommeille en tout mélomane convaincu de la justesse de son jugement ;
  • celle du curieux cherchant surtout à reconnaître le thème au long d’un développement pas trop éloigné et point trop dissonant ; ou
  • celle du fanatique bêlant d’admiration quelque baliverne sonore proposât son idole, dès lors que ça ressemble à ce que le musicien pond à l’accoutumée ?

Jean Guillou a 21’ pour répondre à cette question, à travers deux thèmes : l’un est déchiqueté, l’autre part de B-A-C-H. C’est ce second thème que l’improvisateur choisit de mettre en avant à la pédale pour lancer la machine. Un système d’échos détachés (car l’orgue est un instrument qui permet des tenues infinies, mais le legato n’est pas la seule option offerte à celui qui le joue !) gagne l’instrument, ponctué d’accords tenus et percutés. Plus que les hauteurs de sons, c’est le rythme qui pousse l’improvisation de l’avant en se nourrissant de registrations d’une variété gourmande. D’autant que Jean Guillou prend soin de travailler les éléments les plus reconnaissables (chromatisme et B-A-C-H), créant un liant précieux par-delà la cavalcade hachurée des notes. En fin compositeur, le musicien roué sait tisser son travail entre

  • continuité de la trame, évitant l’impression d’un simple thème-et-variations, et
  • ruptures permettant de construire plusieurs atmosphères.

Les allers-retours musicaux, associant développement et surgissement d’un traitement inattendu, déplient et replient tour à tour l’énorme orgue local. Jeux de fonds, tutti, jeux de détail accompagnent les métamorphoses du discours musical qui sait çà s’amuser d’une microdanse de la fée Dragée (10’37), là de manière de fugue (vers 15’). Par-delà les effets attendus, tels que le crescendo-decrescendo et l’exploration des différents registres, Jean Guillou travaille aussi le dialogue entre

  • souffle continu et rupture abrupte ;
  • unité séquentielle de tempo, envie d’avancer et saccades ;
  • registrations classiques et inattendues ;
  • tonalité presque écoutable sur Radio Classique et harmonies guilloutiques ;
  • prévisibilité et surgissement des idées.

Sans être inattendue, l’évidence s’impose : en frottant les thèmes l’un contre l’autre (même si le B-A-C-H est quand même plus facile à reconnaître !), l’organiste cherche moins à répondre à l’exercice de « l’improvisation sur deux thèmes » qu’à s’appuyer sur un orgue exceptionnel pour en faire jaillir une musique nourrie des conventions (finale forcément brillant et bruyant) mais certes pas contrainte par elles.
En conclusion, un disque

  • d’un grand intérêt,
  • d’une belle variété et
  • d’une remarquable richesse tant technique que musicale.

On apprécie que, plutôt que la restitution d’un concert du compositeur, Solstice ait choisi de présenter une palette d’œuvres à la fois vivantes et complémentaires ; et l’on salue le geste qui a conduit à intégrer une improvisation aux compositions de Jean Guillou, car une telle attitude permet de poser les deux questions réciproques de la création :

  • quelle est la part d’improvisation dans le surgissement, l’écriture et le travail d’une composition ? et
  • quelle est la part propre et aussi spécifique qu’un « jeton non fongible » d’un musicien dans une improvisation ?

Entre

  • rêve atmosphérique,
  • frissons suscités par un grand orgue et
  • miroitements multiples de la musique de Jean Guillou,

ce disque, paré d’un livret passionnant, a tout pour séduire autant l’auditeur curieux que le guillophile impénitent.


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