Jean Guillou à Notre-Dame de Paris, Augure/Solstice (1/2)
Vincent Crosnier le souligne en substance dans le riche livret qu’il signe pour le présent disque : les organistes ont ceci de commun avec les enfants vantards qu’ils veulent tous avoir la plus grosse. Pierre Cochereau (Notre-Dame) et Jean Guillou (Saint-Eustache), deux organistes scandaleux puisque ces zozos ont obtenu leur tribune sans concours – ce qui re-souligne si besoin l’inutilité de ces concours truqués qui souillent l’orgue parisien-mais-pas-que – étaient dans le game comme les autres. Match nul côté nombre de claviers (5), victoire de Notre-Dame au nombre de jeux (107 contre 102), mais avantage à l’église des Halles pour ses claviers de 58 notes contre 56, et une console en plus pour l’église des Halles.
Disposant d’une machine comparable, les deux vedettes, poussées en avant par Philips pour devenir les organistes bankable du moment –, à l’époque, ça existait au-delà d’Olivier Latry – en remplacement de Marcel Dupré, ont échangé des invitations à ploum-ploumer l’un chez l’autre. Du fonds François et Yvette Carbou, le label Augure a extrait quatre œuvres et une improvisation dudit Jean Guillou, interprétées par le susnommé Jean Guillou, lors de quatre des cinq concerts qu’il a donnés à Notre-Dame.
Premier extrait, le quart d’heure de La Chapelle des abîmes, enregistré en répétition en janvier 1974, est inspiré par une scène de Julien Gracq où, « dans une forêt profonde », un personnage « tombe sur une mystérieuse chapelle en ruine ». Là sommeille un orgue qu’il révèle, ô miracle, par une improvisation. À la puissance des premiers accords répond un cluster grave troublé par une anche soliste. Le dialogue se répète, prolongé dans un climat mystérieux d’où s’envolent des traits vaguement rythmés ou nourris par les accords liminaires. Entre magma grondant et anche obstinée, la partition se goberge des possibles d’un très grand orgue où la note n’est pas plus importante que
- les timbres,
- la disposition rythmique et
- la résonance.
L’instrument s’ébroue dans la diversité des registres qui paraissent balisés par l’antépiphore liminaire et fascinés tant par le fortissimo que par l’ultragrave. Ainsi se déploie une musique de la suggestion, qui raconte moins une histoire mélodique qu’elle ne dessine des atmosphères grouillant
- de rage (9’28, les références temporelles se fixant sur le disque chroniqué et non sur la vidéo d’illustration proposée dans l’article),
- de hachures,
- de violences évocatrices,
- de silences troublants,
- d’harmonies inouïes ou quasi messaieniques (12’45),
- de rythmes attirés par l’encanaillement du bancal,
- de clusters saturants (10’),
- de decrescendos vertigineux,
- de grondements intrigants,
- de lents re-crescendo qui, soudain, se précipitent (10-13’),
- de cluster orgasmique (13’20 – 13’35) qui n’a pas peur du silence malgré le danger des applaudissements, et
- de suspension tremblante avec fermeture de boîte expressive (finale),
le tout assaisonné de manières de leitmotivs rythmiques assurant à l’auditeur une ligne de vie auditive appréciable. Bref, pour qui se déprend de l’obligation mélodique pour se laisser aller à l’imaginaire du narratif, palpitant de bout en bout.
La Première saga a été captée en décembre 1969. Elle s’inscrit dans une logique de six pièces (six sagas, donc) d’environ 5’ et ressortit d’une rhétorique guilloutique des années 1960, renvoyant « à la poétique des légendes nordiques » dont, comme plein de trucs, je ne connais à peu près rien – hormis leur goscinnysation, évidemment. Une entrée en matière posée admet bien vite le potentiel grommelant qui bat en aile (haha) même si elle tâche de le contenir. Le compositeur-interprète joue sur les plans différents, avec des jeux de détail registrés avec soin. À une ligne paisible répond la pulsion explosive et vénère… qui finit pourtant non par s’épuiser mais par se replier dans l’apparent calme des dissonances liminaires – avec, en écho savoureux, le bruit des pas qui s’éloignent sur le fade out concluant la piste.
Pour le tombeau de Colbert, pièce rare gravée en mai 1976 lors d’un concert (d’où la suggestion : interdire les bébés qui font suer au début comme à partir de 11’55, même si l’envie de quête est immense chez ces prédateurs de la cathédrale de Paris alors que l’artiste n’est pas payé et que les conditions d’écoute sont pitoyables), propose « neuf sujets thématiques » visant à une « amplification de l’action dramatique », promet la notice du compositeur. À l’heure où Colbert, star de Saint-Eustache, est présenté – par les yes-men traoro-téléramiques luttant, en tant que CSP+ engagés, contre les discriminations sociales du haut de leur HLM de 200 m² obtenu au cœur du Marais grâce à Anna María Hidalgo Aleu, une femme qui promeut la diversité tout en se présentant sous pseudo, telle la bonne pleutre, hypocrite et menteuse qu’elle est – comme le symbole de l’ignominie blanche, fi, la proposition guilloutique sonne comme un bien involontaire pied-de-nez. Au programme : rebonds, anches, suggestions, tenues contribuent à tisser une trame narrative sciemment imprécise mais volontiers contrastée (2’43).
- La récurrence d’accords puissants,
- la présence têtue de trilles,
- le plaisir du forte et
- le rôle sporadique de l’épaississant à la pédale
entraînent le véhicule colbertien vers l’avant. Le musicien-narrateur organise un réseau de signaux qui reviennent
- (sonorités,
- rythmes,
- intensités,
- types d’accord)
et pivotent autour d’épisodes en apparence moins typés. Point de logique directionnelle (tels que le seraient quelques vastes crescendos, des variations ou un clair développement) : ici, semble prédominer un ressassement insatisfait qui, tantôt s’auto-irrite, tantôt se goberge de la réitération de ses hasthags ou de ses transitions inquiétantes. L’orgue de Notre-Dame se révèle évidemment idéal pour égrener les différentes humeurs d’une partition que l’on écoute, malgré l’insupportable bambin chougneur ou les enfants qui gâchent le fade out final, donc les gros malotrus de parents, ces plaies du live, avec une curiosité jamais satisfaite.
Au prochain épisode, on aborde les 45’ restantes. Un peu de suce-pince ne messied que rarement pour des disques aussi riches.
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