Jean Dubois, « Mazurkas vaudeville », PIC (Ivry-sur-Seine), 8 novembre 2024
Jadis, de lui, nous écrivîmes :
Jean Dubois, c’est la chanson française comme on l’aime : c’est
- Renaud pas bouffé par l’alcool,
- Dylan pas grommelant,
- Brassens shooté aux amphètes, et
- notre Charlebois à nous, avec son côté
- « chanson à texte »,
- « chanson rock » et
- trouvailles musicales.
The times, they are a-changin’, et le résultat est là, hélas pour nous : impossible de resservir cette vieille sauce. Non que Jean Dubois ait déjà changé mais bien qu’il
- est en train de changer,
- veut changer,
- vit sa vie artistique comme un changement plus ou moins radical selon les saisons.
Comme une Anne Sylvestre – si magnifiquement habillée par François Rauber – reprochant à son public de la vouloir voir encore et encore avec « la guitare, les grands cheveux, et gling gling et tout ça »,
- le gratteux devient pianiste ;
- l’ACI donne dans la reprise ;
- le chanteur se revendique pleinement musicien.
En l’entendant revendiquer son choix de donner un récital « capricieux » et en l’écoutant claquer son premier instrumental, on pense à Jann Halexander qui, dans Ornithorynque, son dernier disque, débordait la chanson en proposant
- des textes récités (éventuellement chantés plus tard),
- des instrumentaux paraphrasant une chanson et
- des instrumentaux sans autre texte que leur titre.
Tout se passe comme si ces vieux loups de scène ne se satisfaisaient plus du carcan chansonnistique, tout spacieux et confortable soit-il. Pour bien le signifier d’emblée, Jean Dubois revendique les trois caractéristiques qu’il a données à son tour de chant-mais-pas-que-de-chant :
- la liberté,
- l’irréductibilité aux canons (pas que de rouge qui tache) qui va avec le premier item, et
- la polymorphie.
Le public adhère chaleureusement au projet, car il est patent que l’artiste n’est pas là pour
- se dérober,
- provoquer ni même
- « se réinventer » (on n’est pas dans Télérama ou sur France Inter, youpi).
Il est clairement en recherche gourmande d’autres
- horizons,
- éventualités,
- désirs et
- devenirs.
Il y a quelque chose non pas de Tennessee, hé non, mais de poignant dans ce refus de la photocopie de soi-même exprimé par un gars qui n’a ni l’intention ni la moindre probabilité de se « changer en prince ou en roitelet ». Quasiment sans métatexte, il explore son passé d’artiste télévisé via une émission peu appréciée des ceusses qui savent ce qu’il faut apprécier. Via Pierre Dumarchey-Mac Orlan et Léo Ferré, il se remémore sa « belle enfance », jadis magnifiée notamment par l’extraordinaire Catherine Sauvage et ses pianistes phénoménaux. Se chercher un avenir n’exige pas de renier ce qui fut mais d’accepter d’écouter le barouf voire le remue-ménage que laisse aux hommes l’insaisissable « temps qui passe », un monument discret de l’œuvre duboisique. Se chercher un avenir, c’est creuser dans les chansons
- intellectuellement plates comme l’encéphalogramme de Rachida Dati (mais moins horripilantes et plus efficaces que cette cumularde pensionnée car, elles, « on s’en souvient dès qu’on les entend ») ou auctoriales,
- francophones ou italianophones ou anglophones couleur rose ou whatever, en fait,
- de dériliction ou d’amour ébaubissant (« Splash »).
L’étonnement – au sens étymologique, peut-être – de l’assistance devant une telle palette s’exprime par des rires stupides d’autant qu’injustifiés musicalement, rappelant ceux qui accompagnaient le bouleversant « Femme piano lunettes » quand Barbara la disait sur la scène du Châtelet. La gêne d’une partie du public devant ce pas de côté artistique prouve que le chanteur frappe
- juste,
- précis,
- fort.
Son inclination presque insolente pour
- la mazurka,
- l’inattendu,
- les partitions où l’on « compte aussi voire surtout les temps où l’on ne touche pas terre »
résonne chez chaque spectateur d’une façon différente, sans doute, et c’est tellement bon signe dans un monde poussé à l’unanimité
- soumise,
- consensuelle et
- métrique voire paramétrique.
Ici,
- scottish biscornue ou danse à tomber,
- Noël effrayant par sa proximité ou la possibilité de son absence,
- propositions dissonantes puisque l’on arrive à rien tout seul et qu’il faut toujours quelqu’un pour t’en empêcher (telles ces chansons écolo ou non de Stéphane Cadé, un très proche de Jean Dubois, chansons avec lesquelles, ne fussent-elles pas incluses dans un éloge écolo des « mobilités douces » qui nous consterne par essence même si, nous, on fait que l’gasoil, nous n’avons jamais eu d’atome crochu, tant
- les textes nous parlent peu,
- poétiquement,
- diégétiquement et
- rythmiquement,
- la prosodie paraît inadaptée – en témoigne l’alourdisseuhment des syllabeuh muetteuh en fin de vereuhs, et
- la mélodie, des mots, des rimes comme des notes, nous émoustille autant qu’une risette de la pornographe Marlène Schiappa),
- les textes nous parlent peu,
- chansons formidables et espérées – parce qu’il faut bien contenter les duboisomaniaques dont est votre serviteur – sur
- le manque,
- Paris, ou
- le moment de verbaliser le love,
tout contribue à dessiner un nouveau « p’tit pays, pas très loin derrière » où la chanson
- se construit,
- se déconstruit, donc
- se reconstruit.
Ce 8 novembre 2024, Jean Dubois paraît nous avoir attiré moins au cabaret, lieu qu’il connaît sur le bout des paroles, que dans l’atelier de l’artiste.
- À l’harmonica,
- au piano,
- à l’être,
il parvient à associer sans chantage
- le chantier en cours (« il y a des travaux dans l’quartier », constate-t-on),
- les chansons du passé et
- le champ des possibles.
Au lieu de rester silencieux donc loin
- de son activité,
- de son identité et même
- de son devoir d’artiste,
l’homme-scène cherche à emmener ses spectateurs dans un ailleurs artistique en cours d’invention et pourtant déjà multiple. Avec une délicatesse qui n’est jamais renoncement à la brutalité (sinon, comme on s’en ennuierait !), Jean Dubois sait
- frustrer ses fans sans les décevoir,
- intégrer les curieux sans jouer l’affriolant,
- oser l’honnêteté sans être dans l’étalage impudique, de façon à rester de ces « gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps ».
Le résultat est aussi audacieux que réussi. Par conséquent, tant que nous le pourrons, restant en amazone, nous continuerons d’avancer notre bouche et de croquer le talent
- exceptionnellement singulier,
- sincère et, selon la terminologie goldmannienne,
- envolant,
de cet hurluberlu hors norme, convaincu que ce sera toujours un plaisir et pas que celui (nullement négligeable ou honteux) de la nostalgie.