Jann Halexander raconte “Du Gabon à la Russie” – 2/3
Qu’il s’appelle Urgence de vous ou Du Gabon à la Russie ou les deux, le projet de Jann Halexander de créer un espace artistique de dialogue entre deux Français, l’un venu de Libreville, l’autre d’une contrée désormais honnies des cons, a connu le succès. Mais ce succès a été arraché de haute lutte – de quoi donner encore plus de saveur à l’espace de liberté que s’est ménagé un qui n’a de cesse d’inventer de nouveaux territoires pour une chanson francophone ancrée dans son Histoire et ouverte sur ses périphéries.
Après avoir exploré avec le maniganceur en chef la naissance de ce projet qui fête ses quatre ans de tournée le 16 mai au théâtre du Gouvernail (Paris 19), nous nous plongeons dans la vie erratique d’un projet balloté par la vie du monde en général donc notre vie en particulier.
2.
La vie
Dans un premier épisode, tu nous as raconté comment Du Gabon à la Russie est arrivé dans ta vie d’artiste. Nous t’avons quitté sur le triomphe de la première en bord de Seine, comme si l’essentiel était arrivé. Or, l’histoire ne s’est pas arrêtée au succès parisien. Comment s’est passé le lancement de la tournée ?
Soyons clairs, la mise en route du spectacle a été plus compliquée que son accueil ne nous le laissait espérer. Les mesures de fermeture de salles liées au Covid en ont rajouté et nous ont mis un coup d’arrêt, un peu comme si on nous coupait les ailes. Et puis, c’est reparti. Aujourd’hui, les gens viennent et reviennent voir notre comédie musicale comme ils iraient boire le thé chez un bon ami. Tu es déjà allé boire un thé chez un ami ? Ça ne t’empêche pas d’y retourner avec plaisir ? Eh bien, Du Gabon à la Russie, pour certains spectateurs, c’est un peu ça. Cette nouvelle tendance ne s’est pas démentie en 2022 et en 2023. Cela étant, je reste prudent. Quitte à me répéter, je ne considère jamais que les choses sont acquises. Il demeure une certaine fragilité dans le fait de jouer dans des salles aux jauges modestes même si, en général, elles sont originales et belles. On a joué sur des péniches, dans des moulins… C’est peut-être moins impressionnant que des théâtres connus, mais ce n’est pas forcément moins agréable et stimulant !
Du Gabon à la Russie est un spectacle doublement résilient. Il a d’abord résisté aux mesures d’interdiction de spectacle censées sauver l’humanité du Covid ; et, aujourd’hui, il résiste à la russophobie censée caractériser les bons Français. Comment a-t-il réussi – donc comment as-tu réussi – à surmonter ces deux crises ? D’autant que le résultat de cette résilience est là : Du Gabon à la Russie est une double anomalie. Anomalie de fond – quel rapport entre Gabon et Russie ? anomalie de forme – comment un spectacle peut-il exister pendant quatre ans ?
En effet, vers février 2022, j’ai senti une montée en puissance de la russophobie qui s’est étalée sur plusieurs mois. De nombreux artistes russes, dont Veronika, en ont fait les frais. Après, ne soyons pas naïfs, cette russophobie était prévisible compte tenu des délires impérialistes du monsieur du Kremlin. Dans l’émotion tout à fait normale de l’instant, les gens sont à cran, en colère, cherchent des boucs-émissaires. Mais enfin, aux dernières nouvelles ce n’est pas Veronika qui a essayé de tuer Zelenski à Kiev, elle a un alibi : elle répétait avec moi. Plaisanterie mise à part, nous avons rencontré effectivement quelques soucis, notamment en région parisienne, où le maire a tenté de faire interdire le spectacle. De son côté, Veronika a perdu beaucoup de spectateurs et de fans, aussi bien des anti que des pro-Poutine puisque sa posture, c’était l’appel au calme.
On pourrait préciser que son travail artistique n’est pas terriblement poutinien, même si le racisme ne se laisse guère impressionner par ce genre de considérations artistiques…
Oui, Veronika n’arrête pas de dire qu’elle chante l’amour, mais cela n’est pas suffisant. Actuellement, ça se tasse, la situation se rééquilibre. Veronika est à nouveau programmée dans certaines villes en solo. C’est récent car pendant un an, les seules occasions pour elle de chanter c’était grâce à notre spectacle.
Lequel ne saurait être soupçonné du diable artistique : promouvoir la Russie donc, indirectement, son régime, selon la logique délétère qui a fait déprogrammer des opéras de Tchaïkovski…
Du Gabon à la Russie existe depuis 2019, donc bien avant cette guerre ! Et il parle de l’Afrique comme de la Russie, et avant tout de l’humanité. Les personnes intelligentes l’ont compris. Cela a été notre force.
Un peu à la manière du Covid, où beaucoup d’artistes ont révélé leurs penchants moutonniers et soumis (soit parce qu’ils pensaient à leurs subventions passées et futures, soit parce qu’ils avaient assez de ressources pour prendre l’éloignement de la scène comme des vacances et non comme un déchirement artistiques, soit parce qu’ils étaient indécrottablement stupides et veules à l’instar de maints citoyens), la russophobie que vous avez expérimentée rappelle que la réflexion, l’intelligence et le recul ne sont pas souvent les ingrédients principaux du discours culturel – ce qui peut avoir de graves effets délétères voire mortifères sur les scènes artistiques en général…
À travers le prisme de ce que j’ai vécu, je déplore vraiment une forme d’hypocrisie pour deux raisons. D’une part, il y a plusieurs années, l’annexion de la Crimée par la Russie n’a pas suscité de réels atermoiements dans la société française. D’autre part, le fait que le pouvoir au Gabon soit un pouvoir plutôt autoritaire et, cela depuis bien des années, laisse indifférent la majorité des gens vivant dans l’Hexagone. Finalement, des Noirs qui tuent d’autres Noirs, la planète s’en fout ; en revanche, dès que des Blancs (pauvres) tuent d’autres Blancs (pauvres), là, on demande à tout le monde de prendre position, de s’exprimer, pour ou contre.
Tu y vois juste deux poids, deux mesures peut-être parce que la guerre en Ukraine est plus spectaculaire qu’une dictature africaine, ou tu estimes carrément qu’il s’agit d’un racisme médiatique structurel ?
Ce que je dis est que l’inégalité de traitement est assez étrange et mérite que l’on y réfléchisse.
Devant ces problématiques lourdes, Du Gabon à la Russie a partiellement changé de statut. Spectacle social autour de l’inclusion des différences dans la société française (mais pas que !), il est devenu un spectacle politique sur nos propres perceptions des différences. Les réflexes réducteurs et stigmatisants que ton spectacle ravive, révèle et affronte, soulignent que ceux-là même qui nous rebattent les oreilles avec l’idée qu’une différence est une chance peuvent appeler au boycott ou plus d’êtres humains parce qu’ils n’ont, juste, pas la bonne différence. Dans un tel contexte, comment expliques-tu que Du Gabon à la Russie est toujours debout et vaillant ?
Je crois que c’est une forme de marginalité qui sauve le spectacle. Ce spectacle est marginal dans le sens où, selon les lois du marché, personne ne miserait sur un spectacle avec les mots « Gabon » et « Russie ». Mon challenge à moi consiste à affirmer qu’il vaut autant que les comédies musicales de Broadway ou Notre-Dame de Paris ou Starmania. C’est sur le principe tellement hors des cases que ça fait tilt, ça intrigue un certain public qui applaudit l’initiative et revient.
Cette marginalité rejoint celle que revendique le « mulâtre » de ta chanson, et ce n’est pas une marginalité qui s’autoglorifie. Chez toi, la marginalité est une manière de pratiquer la chanson, et non une nature artistique, au sens où tu ferais volontairement de la chanson marginale. Avec Du Gabon à la Russie comme avec tes autres projets, tu te considères comme un artiste mainstream et marginal. Tes concurrents, c’est Starmania ; tes collègues, c’est Mylène Farmer ou Juliette Armanet… Doit-on comprendre que ta marginalité relative est une astuce pour rester libre ?
Je ne veux jamais rien faire comme les autres. Jamais. Je ne veux pas attendre non plus que l’on fasse les choses à ma place. C’est ma philosophie depuis le début de ma carrière, et je ne compte pas me renier dans l’immédiat !
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