Jann Halexander, “Ornithorynque” (Purple Shadow) – 2/2

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Jann Halexander lors du concert de lancement d'”Ornithorynque”, le 13 septembre 2024 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

L’art de la chanson qui s’adresse à ceux qui ne logent pas leur cerveau que dans leurs chaussettes consiste à croquer en quelques minutes

  • une situation,
  • une émotion,
  • une silhouette,

et parfois les trois d’un seul coup d’un seul. L’art de la chanson cabaret, genre spécifique que revendique d’exercer Jann Halexander, épice ce projet d’une touche

  • de grotesque,
  • de saugrenu,
  • de baroque,

dont le grincement peut prêter à sourire ou non. Telle est la veine que creuse l’artiste dans “L’amie de ma mère”, à la mi-temps de son nouveau disque Ornithorynque. On y découvre le portrait – promis par le titre – d’une peau de vache un rien excentrique que l’interprète corse avec de curieuses claudications (“ma mèr’ se fait bell’ pour le baleuh”), comme pour faire écho à la bizarrerie sympathique de celle qu’il évoque. Ainsi, en épousant les formes de ce personnage haut en couleurs, la langue sage s’enrichit d’un spectre idiomatique plus large (jaillissent çà “con”, là “pute”). Point de faux-fuyants : “L’amie de ma mère” n’est bien sûr qu’un miroir où le chanteur

  • se mire,
  • se découvre,
  • se perd,
  • se retrouve,
  • s’amuse de lui-même et
  • s’inquiète

de “tous ces mal baisés” de tout sexe qui passent leur temps à “emmerder” les autres par haine, habitude ou désœuvrement. En contrepoint à cette évocation drôle-amère, l’ACI propose de revenir à “Différence” en lisant le texte de la chanson ouïe plus tôt. C’est inattendu et cela résonnera avec un instrumental proposé plus loin : au lieu de n’avoir que la musique, on n’a, cette fois, que le texte, débité avec gravité, ce qui souligne que l’utopie d’un monde plus tolérant structure en profondeur l’imaginaire sous-jacent d’Ornithorynque. Après la chanson sans musique, le chanteur glisse une musique sans paroles. “Un homme à la mer” s’apparente à une paraphrase cathartique, et hop, inspirée par le thème du “Poisson dans mon assiette” remixé plus tôt.

 

 

La chanson-titre du disque permet à Sébastyén Defiolle de s’amuser avec des sons et bruitages évoquant immédiatement les aborigènes d’Australie. Si Romain Dider chantait la tolérance en affirmant : “Je suis canard”, Jann Halexander s’identifie davantage à l’ornithorynque, animal fascinant et presque aussi saugrenu que l’homme. Il lui attribue des qualités de cabaret – il “parle la langue de colvert” tout en maniant les armes à feu afin de se prémunir du braconnage – et déploie ainsi le portrait d’une autre “amie de sa mère”, c’est-à-dire quelqu’un qui dissone et doit, en conséquence, affronter les amateurs de musique platement tonale traquant

  • la septième majeure,
  • la modulation interdite et
  • les quintes parallèles,

blasphèmes savants s’il en est. Telle est la patte de Jann Halexander, associant consubstantiellement

  • le cocasse et le désenchanté,
  • le farfelu et la consternation,
  • le rire et l’ire.

Par la médiation

  • des animaux (çà le poisson, là l’ornithorynque),
  • des autres (çà miss Amelia, là l’amie maternelle) et
  • des déclarations d’espérance (çà l’enfant qui naît, là le pays qui s’appelle Différence),

le chanteur semble apprivoiser sa conscience affligée du monde et l’impossibilité de la dire telle quelle dans sa musique – il faut un peu de sucre pour rendre le plat digeste. C’est cette question du dire

  • (comment ?
  • à qui ?
  • pourquoi ?)

qui traverse “Jeune fille”, à la fois sur le fond (texte nu, sans musique) que sur la forme (fond grésillant, comme si l’affaire avait été enregistrée à la va-vite sur un mauvais dictaphone pour profiter de l’inspiration soufflée “par Jacques Brel un matin du mois de mai”). Rebondissant sur l’absence de musique, Jann Halexander propose alors un instrumental qui permet aux fredonneurs de chanter “Les gens qu’on aime” sur la gratte de Charlotte Grenat. Il y a, à l’évidence, un double désir antinomique dans ce disque : d’une part, un désir de cohérence, d’unité, de lisibilité autour de préoccupations fortes telle que l’intolérance ambiante aux différences ; d’autre part, un désir de dépasser la forme de la chanson, fût-elle chanson cabaret. Témoigne de ce second aspect la variété des propositions regroupées dans Ornithorynque, qui inclut

  • des chansons avec paroles et musiques (de Jann Halexander, de son amie Charlotte Grenat ou du répertoire, on y vient),
  • des textes lus (après avoir été chantés ou non), et
  • des musiques sans paroles (faisant écho à un thème déjà ouï ou permettant de fredonner intégralement une chanson placée plus tôt dans le disque).

 

 

Voilà assurément le point fort d’Ornithorynque. Au-delà du plaisir que nous procurent mélodies et textes engagés en faveur d’un monde polymorphe (ce que traduit musicalement l’album), que nous partagions ou non l’ensemble des espérances de l’artiste, c’est bien cette cohérence multifacettes qui convainc. Kaléidoscopique mais vertébré, Ornithorynque revient de Différence et nous y invite – oui, je sais mais, quand j’ai écrit cette phrase, elle me paraissait crystal clear. L’insertion de la vintage “Granvillaise”, qui permet à Jann de m’inclure au ploum-ploum ce qui fait certes plaisir au ploum-ploumiste mais contribue aussi, à sa mesure, à ouvrir le champ des possibles de la chanson, est un ultime témoignage de ce talent halexandérien pour

  • l’inattendu,
  • le multiple et
  • le néanmoins cohérent.

Pour écouter voire acheter le disque, c’est ici.