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Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

Il a beau passer une grande partie de sa vie entre scène et répétitions, Jann Halexander n’est pas un stakhanoviste du micro. Tout au plus, depuis quelques années, s’efforce-t-il de battre le fer quand il s’est refroidi en enregistrant un disque tous les quatre ans. Le rythme ne lui messied pas car, le reste du temps, il chante.

  • Ses nouvelles chansons,
  • ses anciennes,
  • celles de feue Catherine Ribeiro ou de tel autre artiste avec qui il partage un bout de spectacle.

Ornithorynque, sa nouvelle collection de fredonneries, porte traces et stigmates de cette façon de fonctionner qui, au fil des expériences, est devenue manière d’être.

 

 

Le disque s’ouvre sur une déclaration de paix, comme il y a des déclarations de guerre. À l’instar d’Anne Sylvestre, Jann n’est pas du genre à prendre une oriflamme ou un drapeau. Non qu’il évite l’engagement avec la pudeur d’une jeune oie blanche soucieuse de ne blesser aucun volatile (faut bien vivre) ou, au contraire, de ne pas exploiter un filon nourricier en fédérant autour d’elle des congénères sensibles à la cause qu’elle cacarde. Jann a ses colères, dont l’absence de démocratie au Gabon, son co-pays natal ; Jann a ses singularités assumées, dont il déteste rien tant qu’on les considère comme des singularités, les assumât-il lui-même à la télévision – ainsi, dès le début de sa carrière, il n’a pas hésité à participer à une émission face caméra sur la bisexualité. Toutefois, jusqu’à présent, ses chansons les abordaient par

  • la bande,
  • l’humour,
  • l’allusion,
  • la fable,
  • le conte.

Comme en écho, le premier titre, « Je reviens de Différence » raconte sur une base piano-voix un rêve d’utopie mêlant

  • respect,
  • tolérance,
  • liberté et
  • métissage.

Avec ce « Il me reste un pays à vous dire » qui n’a de vigneaultique que l’idée de décrire un espace idéal, le chanteur assume son lyrisme, rehaussé par les chœurs vintage assurés par Charlotte Grenat et les arrangements de Sébastyén Defiolle, qui glisse sous la voix un contrechant de violoncelle synthétique sciemment fêlé comme pour laisser passer la lumière sur ce mirage goûtu.
Dès lors, une écoute distraite pourrait donner l’impression que l’on a affaire à une chanson

  • sirupeuse,
  • gentillette,
  • bisounoursique,
  • pis : oui-ouiste.

De fait, c’est ce qu’est « Je reviens de Différence », puisque son propos est de décrire le plus top moumoute du top moumoute selon son auteur. Il n’est donc pas question de polluer le songe par des pensées négatives. Inch’Allalalalalah, nous aurons l’occasion de revenir sur notre bon vieux plancher terrestre plus tard. Cependant, au fil des 4’40 de ce titre liminaire, il appert que la douce tranquillité de la chanson est le faux-nez d’une virulente critique sociétale et humaine. En énonçant longuement ses critères de la vie heureuse, que l’auditeur est bien libre de ne pas partager intégralement (le contraire serait un comble !), Jann Halexander pointe aussi, l’air de rien, ce qui pourrit la vie en général et son existence en particulier. Presque par inadvertance, l’auditeur en vient à se demander pourquoi ce qui paraît si über cool selon l’artiste relève

  • du fantasme,
  • de l’irréaliste, bref,
  • de la différence.

Là encore, il ne s’agit pas de pleurnichouiller mais d’aider à prendre conscience de ce qui nous plombe afin, selon la stratégie souchonienne, de nous inciter à « sauter en l’air, woh-oh-woh, woh-oh-woh ».

 

 

Cette dualité entre optimisme amer et amertume désenchantée s’entend aussi dans la nouvelle version d’une chanson majeure du répertoire de l’artiste, « Le poisson dans mon assiette ». La guitare

  • sèche,
  • épurée, comme
  • tentée par le reggae

de Sébastyén Defiolle fait merveille pour réenchanter cette histoire horrible du type qui, bien qu’il n’aime pas le poisson, en commande un au restaurant et y découvre le reste d’un migrant. Les effets humoristiques sont gommés par une volonté d’explicitation qui fixe l’évolution du rapport du créateur à sa chanson. À force de l’entonner sur scène, il a développé des passages parlando et vocalisés avec un vibrato que n’aurait pas renié Catherine Ribeiro. Ici, il semble les mettre au propre, comme s’il prenait conscience que l’effet euphorisant produit par son texte sur un public ravi de retrouver un air connu avait fini par gommer la laideur du constat ayant suscité une écriture soucieuse de « tenir la main d’une âme noyée » ce qui, aurait précisé Ricet Barrier, « est vachement pas gai ».
Une fois de plus, Jann Halexander travaille le prisme plus que le sujet. Quelque dramatiques soient-elles, les noyades de migrants nous paraissent si banales qu’il faut un angle singulier pour nous dessiller les yeux. Pour autant, l’artiste évite la moraline et le laïus censé donner mauvaise conscience à celui qui l’écoute. Le personnage qui chante dit « je », raconte sa vie de Franco-gabonais, évoque ses dégoûts culinaires. C’est donc à travers

  • ses mots,
  • son ressenti, et
  • peut-être moins sa culpabilité que sa prise de conscience d’une insidieuse indifférence

que sont interrogées

  • la banalisation de la mort, voire
  • sa moralisation (« bien fait pour eux »), et
  • sa positivation (« autant de racailles siphonnant nos aides sociales en moins »).

Pour permettre à l’auditeur d’accueillir l’onde de choc de ce coup de tam-tam, le musicien propose un instrumental pour piano seul, évidemment intitulé « Altérités ».

 

 

Les mots sérieux reprennent avec « Miss Amelia », dont la marche descendante du début du couplet n’est pas sans évoquer « Chinamour » de Romain Didier et Christian Ravasco. Apparaît ainsi un personnage inspiré par la littérature, comme on en voyait surgir un, droit des écrits de Marguerite Yourcenar, dans « Souvenirs d’Hadrien ». La littérature semble inspirer à l’ACI des portraits à la galerie desquels il ajoute désormais cette femme « vieillie », « bafouée », « amère », « délaissée », « embêtée » par ses voisins et mourante. Pont et break ne changeront rien à son destin que l’arrangement de Sébastyén Defiolle rend paradoxalement attirant, dans l’espoir de « voir une murmuration qui enchante l’horizon ».
Et si cette « murmuration » était la paternité ? Avec « Ballade pour un enfant », Jann s’enchante d’avoir co-créé une raison de sourire et de rajeunir. En l’espèce, il a inventé « une nouvelle note de musique dans cette longue partition que l’on appelle la vie ». Ce sont

  • la résonance de cette note qui semble l’intéresser,
  • l’interaction qu’il peut avoir avec elle, et
  • l’obligation – qui lui convient – dans laquelle elle le plonge de saisir l’instant présent plutôt que de tirer des plans sur la comète de l’avenir.

Assurément, Jann Halexander a bien retenu le leitmotiv des « Gens qu’on aime », qu’il chante en duo avec Charlotte Grenat, laquelle l’a écrite pour rappeler qu’il faut dire qu’on aime aux gens qu’on aime (si). De la sorte, la chanson fait écho au travail apocalyptique qu’est en partie la chanson selon le duettiste. Il s’agit pour lui de révéler ce qui, devient masqué à force d’être évident. Par sa simplicité, la chanson en général ne décrit pas le monde, elle nous permet d’en prendre conscience. Ornithorynque l’engage dans cette voie – une prochaine notule nous permettra de vérifier si la seconde partie du disque poursuit cette exploration ou prend plaisir à délirer étymologiquement, c’est-à-dire à quitter le sillon qu’elle paraissait dessiner sur le champ meuble de notre écoute.

 

À suivre !


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